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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/57

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 145-149).



CHAPITRE LVII.

Hélas !


C’est un douaire bien exorbitant, bien injuste, mon cher ami, disoit ma grand’mère à mon grand-père, que nous sommes ainsi obligés de payer sur un aussi petit bien que le nôtre.

Cela est vrai, ma chère, répliquoit mon grand-père ; mais mon père n’avoit pas plus de nez qu’il n’y en avoit sur le dos de ma main. Elle lui fit la loi.

Il faut savoir que-m a bisaïeule avoit survécu son mari, et que mon grand-père eut à payer ce douaire pendant douze ans. Il étoit de cent cinquante guinées. La saint Michel étoit la fête de l’année qui paroissoit toujours arriver le plus tôt : mais cela ne faisoit point de peine à mon grand-père. C’étoit l’homme du monde qui se débarrassoit avec le plus de plaisir de ses obligations pécuniaires. Tant qu’il n’étoit question que des cent premières guinées, il les faisoit voler sur la table avec cette agréable gaieté dont une ame généreuse est seule capable quand elle se défait de son argent… Mais il n’en étoit pas de même quand il entroit dans la cinquantaine extraordinaire qui excédoit et qui lui paroissoit exorbitante. Ses sourcils se fronçoient ; il se passoit le doigt sur le côté du nez : il sembloit que c’étoit-là où il se sentoit blessé. Il ne jetoit chaque nouvelle guinée qu’après l’avoir examinée des deux côtés, et c’étoit un travail si laborieux, qu’il alloit rarement jusqu’au bout sans être obligé de tirer son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les tempes.

Préservez-moi, juste ciel, de ces esprits persécuteurs qui n’ont aucune indulgence pour les passions qui agissent en nous ! Jamais, oh ! non jamais, je ne me rangerai sous l’étendard de ceux qui ne peuvent détendre l’inflexibilité de leur caractère, et qui ne sentent aucune pitié pour la force de l’éducation, et pour les opinions qui prévalent sur les autres par l’habitude, ou parce qu’elles nous sont venues successivement de nos ancêtres…

Depuis trois générations au moins, un ressouvenir heureux de nez infiniment plus longs, avoit graduellement pris racine dans toute la famille. La tradition l’avoit continuellement fortifié, et l’intérêt, pendant douze ans, l’avoit rendu beaucoup plus vif. On regrettoit encore plus sensiblement que le temps passé ne fût plus : et mon père étoit fort loin de pouvoir s’approprier tout l’honneur des fantaisies qui agitoient son cerveau sur ce point. Il ne pouvoit raisonnablement se vanter que d’une chose. C’est que toutes ses autres opinions bizarres étoient à lui seul : mais pour celles-ci, on pouvoit dire qu’il les avoit presque sucées avec le lait de sa mère. Il en fit cependant son lot. Et si l’éducation (qu’on me passe cette façon de parler) planta la méprise dans l’esprit de mon père, il prit un tel soin de la cultiver et de l’arroser, qu’il la porta bientôt à son plus parfait degré de maturité.

Il disoit souvent, en développant ses pensées sur ce sujet, qu’il ne concevoit pas comment certaines familles connues en Angleterre avoient pu se soutenir contre une suite non interrompue de huit ou dix nez camus, vice versâ : il ajoutoit que c’étoit pour lui un vrai problême à résoudre dans la société civile, que de savoir pourquoi le même nombre de longs et jolis nez, qui s’étoient suivis les uns et les autres en ligne directe, n’avoient pas guindé celui qui en étoit l’heureux possesseur dans les plus belles places du gouvernement. Un joli nez ! quel appanage ! mon père se vantoit souvent que les Shandy, qui étoient dans un haut degré d’élévation sous le règne de Henri VIII, n’étoient parvenus que par-là à ces dignités, et qu’ils n’avoient jamais employé de brigues pour les obtenir. — La fortune fit faire à sa roue un tour funeste qui accabla leur postérité par l’existence de mon bisaïeul. On ne peut jamais se rédimer de l’accident dont il fut la victime… Son nez applati !…

Belle, douce et charmante lectrice, où ton imagination va-t-elle te porter ? Je l’ai déjà dit : si tu me dois de la confiance, je n’entends pas autre chose par le nez de mon grand-papa, que cet organe extérieur de l’odorat, que cette partie de l’homme qui fait saillie sur son visage, et dont les peintres disent, en combinant ses belles proportions avec celles d’une jolie figure, qu’il doit être de la troisième partie du visage, à le prendre du bas jusqu’au point le plus élevé du front… Ressouvenez-vous, je vous prie, une seconde fois pour toutes, de ce que je viens de répéter. Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d’une chose, il falloit que je l’expliquasse.