Vie et opinions de Tristram Shandy/2/58

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 149-153).



CHAPITRE LVIII.

Ce que c’est que la propriété.


C’est un singulier bienfait de la nature, qu’elle n’ait formé l’esprit de l’homme qu’avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu’on lui présente. Il est vrai qu’il a cela de commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d’apprendre de nouveaux tours : mais qu’importe ? si l’humanité ne jouissoit pas de cette faveur, il n’y auroit point de sot, point d’étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant sur telle idée, ne crût devenir un des plus grands philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe.

Mon père n’étoit ni sot, ni étourdi ; mais il n’en tomboit pas moins sur une opinion, comme un homme dans l’état de la nature tomberait sur une pomme. Elle lui devenoit propre ; et quoiqu’il fût homme d’esprit, il auroit plutôt perdu la vie que de la céder.

Je prévois que Didius, le grand jurisconsulte, contestera ce point à mon père, et qu’il s’écriera : d’où vient à cet homme son prétendu droit sur cette pomme ? mais n’avez-vous pas remarqué, madame Didius, que les choses, de son propre aveu, étoient ici dans l’état de nature, et que cette pomme étoit aussi bien la pomme de Colin que celle de Jean. Qu’importe ? où sont les patentes, les lois de concession, que l’on peut me faire voir sur cela ? il faut des titres. Où sont les siens ? comment a-t-il pu la considérer comme son bien ? est-ce parce qu’il l’a regardée ? est-ce parce qu’elle lui a fait envie ? est-ce en la cueillant, en la pelant, en la faisant cuire, en la mangeant, en la digérant, qu’il a cru en devenir propriétaire !… mais sont-ce là des titres ?….

Ami Didius, point d’aigreur. Voici notre autre ami Tribonius qui va vous répondre. Il est comme vous un célèbre jurisconsulte ; il est également versé dans le droit civil et dans le droit canon. Il a, de plus que vous, une barbe qui en impose : il va éclaircir tout ce fatras. Sûrement ! s’écria Tribonius. Vous trouverez dans le Syntagma juris universi de Pierre Grégoire, dans le Compendium du célèbre Hermogenius, dans sa collection des lois d’Honorius et de Théodose, et dans tous les codes qu’on a faits depuis Justinien jusqu’à nos jours, qu’il est nettement décidé que les sueurs qui sortent du front d’un homme, sont aussi bien sa propriété que la culotte qu’il porte… Je conviens du principe. Vous en convenez ? il n’y a donc plus de question. Ces sueurs étant versées goutte à goutte : 1°. pour trouver la pomme, 2°. pour la cueillir, elles sont comme indissolublement et identiquement annexées et incorporées, par l’homme qui trouva et qui cueillit la pomme, à la pomme trouvée et cueillie ; et il est évident qu’en agissant ainsi, il a mêlé quelque chose qui étoit à lui avec la pomme qui n’étoit pas à lui. Il a, par ce moyen, acquis une propriété. Sortez de-là, si vous pouvez, madame Didius.

C’est par une même chaîne de savans raisonnemens que mon père soutenoit ses opinions ; il n’épargnoit ni soins, ni peines pour en grossir la collection, et plus elles sortoient du cercle des connoissances humaines, plus il croyoit y avoir de titre. Personne ne les reclamoit, et comme elles lui avoient encore coûté de plus tout le travail qu’il y avoit mis pour les orner, pour les embellir, il pouvoit prétendre avec justice qu’elles étoient devenues son propre bien. C’étoit pour lui un domaine si précieux ; il craignoit si vivement qu’on ne lui enlevât, qu’il faisoit des efforts continuels pour s’y défendre, pour s’y fortifier ; et il étoit toujours prêt à fondre sur ceux qui auraient osé entreprendre de l’attaquer.

Mais il éprouvoit un terrible obstacle dans cette circonstance-ci, pour rassembler les matériaux propres à sa défense, dans le cas de quelque vive attaque ; il y avoit un si petit nombre de génies qui eussent parlé du nez en bien ou en mal ! La chose est incroyable, et mon entendement se perd, se confond, quand je songe combien on a sacrifié de temps et des choses qui étoient infiniment moins importantes ; combien de millions de livres reliés, brochés, et de toutes sortes de types ont été fabriqués dans toutes les langues, sur des sujets moins utiles à la paix et au bonheur du genre humain.

Cependant ce qu’on pouvoit avoir de livres en ce genre, mon père l’avoit ; et quoiqu’il badinât souvent de la bibliothèque de mon oncle Tobie, qui, pour le dire en passant, étoit assez ridicule, la sienne ne l’étoit guère moins, ou l’étoit peut-être encore plus. — Il avoit soigneusement recueilli tous les livres, tous les traités, tous les fragmens, tous les systèmes que l’on avoit écrits sur ce qui, depuis trois ou quatre générations, faisoit le désespoir de la famille, après avoir fait sa gloire. Enfin, il étoit aussi riche en livres de cette espèce, que mon oncle l’étoit en architecture militaire.