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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 16-17).



CHAPITRE VII.

Cela est vrai.


Mon père lisoit toutes sortes de livres ; c’est la manie de presque tous ceux qui aiment à lire. En lisant un jour celui de partu difficili, publié par Adrien Smelvogt, et que je ne connois guère, il tomba sur un calcul qui lui frappa l’esprit. — C’est que la tête, tendre, molle, flexible d’un enfant, au moment de l’accouchement, étoit accablée par la violence des efforts de la femme, d’un poids de quatre cent soixante-dix livres, qui agissoit perpendiculairement et sans obstacle. — Les os du crâne n’ayant point encore de consistance assez solide, cédoient à ce fardeau énorme ; et c’est pourquoi de cinquante enfans qui naissoient, il y en avoit quarante-neuf dont la tête comprimée en venant au monde, étoit moulée dans la forme d’un morceau de pâte conique et oblong. — Justes dieux ! s’écrioit mon père, quel changement, ou même quelle destruction cela ne doit-il pas opérer dans la forme délicate de la medulla oblongata du cerveau ! ou si c’est le fluide de Borry, n’y a-t-il pas de quoi troubler la liqueur du monde la plus claire ?

Mais ce n’étoit-là que peu de chose. Les craintes de mon père furent bien autrement vives, lorsqu’il apprit que ce n’étoit pas le seul effet terrible des efforts de la femme, et qu’en comprimant le crâne, elle le poussoit et le serroit vers la medulla oblongata, qui étoit le siége de l’ame. — « Que les anges et les ministres des faveurs du ciel nous protégent ! disoit-il, avec toute l’expression du désir. Quelle ame peut résister à un choc si rude ? Ah ! je ne m’étonne pas de voir tant de défauts dans la toile intellectuelle du genre humain, et que nos meilleures têtes ne soient que des pelotons de soie mêlés. Tout n’est chez nous que désordre, confusion, embarras. »