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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/61

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 156-158).



CHAPITRE LXI.

Mon père se brouille avec Érasme.


Écoutez, frère Tobie, disoit mon père en lisant son Érasme : voici ce que dit Pamphagus : nihil me pœnitet hujus nasi, et voici ce que lui répond Coclès : nec est cur pœniteat. Que dites-vous de cela ? moi ? rien. Et moi je suis piqué de ce qu’une aussi excellente plume se soit bornée à n’exposer qu’un fait tout nu, sans y ajouter la moindre chose. Ce qui fâchoit mon père, c’est qu’Érasme ne l’eût pas orné de quelques-unes de ces subtilités spéculatives et ambiguës dont on entoure les argumens, et que le ciel a si abondamment prodiguées à l’esprit humain, soit pour l’animer à la recherche de la vérité, soit pour l’exciter à combattre pour elle. — Il auroit volontiers dit que l’auteur n’étoit qu’un sot, si ce n’eût pas été Érasme ; Érasme, qui, s’étant présenté au chancelier Morus sans se nommer, lui causa une telle surprise par les charmes de sa conversation, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier : vous êtes Érasme ou le diable. Soyons plus sages, dit mon père. Sa sagesse fut de lire et de relire avec une application infatigable l’ouvrage dont il se plaignoit, et qu’il croyoit ne pas entendre. Il se roidit contre les difficultés. Chaque mot, chaque syllabe étoit un objet d’étude pour tâcher d’en pénétrer le vrai sens, ou d’en faire une exacte interprétation. Hélas ! cette obstination ne lui servit à rien. Les expressions se refusoient aux idées, et les idées ne s’accordoient point aux expressions. Cependant, disoit-il, l’auteur a certainement eu de l’intention. Les termes dont il s’est servi couvrent quelque chose qu’il a voulu cacher. Mais pourquoi, dit mon oncle, lui prêter des desseins différens de ce qu’il exprime ? Les hommes célèbres, frère Tobie, répliquoit mon père, ne s’amusent pas à faire des dialogues sur la longueur du nez et sur tout autre sujet, sans quelque motif particulier. Celui-ci n’est sûrement qu’une allégorie, et j’en découvrirai le sens mystique, ou je ne pourrai. Voyons, lisons. Mon père lut. Fort bien ! voilà de très-bons détails ; mais à quoi bon ceci ? qu’est-ce qui ne connoît pas les propriétés nautoniques du nez ? Érasme pouvoit bien nous en épargner le détail. Oh ! oh ! il prétend qu’on peut en guise de souflet, l’appliquer ad excitandum focum. Je ne lui soupçonnois pas cette utilité domestique. Il a raison, j’en juge par la sensation que j’éprouve sur ma main. Mais quel plaisir, frère ! m’y voici, à cela près d’un mot, je conçois tout ce qu’Érasme a voulu rendre mystérieux. Eh bien ! dit mon oncle, réjouissez-vous de la découverte ; elle n’est pas faite, dit mon père, puisqu’il y manque quelque chose ; mais on peut aider à la lettre. Je n’aime pas ces torquets, reprit mon oncle. Ni moi, dit mon père, en mordant ses lèvres et en mettant ses lunettes. Au diable soit le dialogue ! et il le déchira du livre avec une sorte de colère.