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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/62

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 158-163).



CHAPITRE LXII.

Il se console avec Slawkembergius.


Slawkembergius fut sa ressource, et quel homme ! il avoit analysé toutes mes disgraces. Il avoit mélancoliquement prédit tous les revers qui, à chaque époque de ma vie, devoient assaillir mon existence ; il en avoit développé les causes. Il les avoit attribuées à la maladresse du docteur Slop, à la forme applatie, que le tranchant fatal de son forceps avoit donnée au malheureux nez que je porte, et que je porterai jusqu’à la fin de mes jours. Mon père n’avoit fait qu’une attention médiocre à toutes ces circonstances ; mais l’événement les lui avoit si vivement retracées, que Slawkembergius devint pour lui l’écrivain le plus imposant qu’il eût jamais lu. Par quelle secrete impulsion avoit-il prévu toutes ces choses ? d’où lui venoient-elles ? comment ses oreilles en avoient-elles été frappées ? qu’est ce qui avoit pu l’assurer qu’elles arriveroient ? il y avoit alors quatre-vingt dix ans qu’une tombe couvroit les cendres de Slawkembergius, et mon père ne pouvoit faire que des conjectures sur la manière dont ces événemens futurs avoient pu se glisser dans le sensorium de cet homme divin.

Son caractère se décéloit par ses ouvrages. Gai, jovial, on voit qu’il jouoit sur les mots. Il donne lui-même une idée des motifs qui l’avoient déterminé à écrire, et à passer plusieurs années de sa vie sur le sujet dont il parle. C’est ce qu’on voit à la fin de son prolégomène, que le relieur, par parenthèse, a mal-adroitement placé entre la table de son livre et le livre lui-même, au lieu de le mettre au commencement ; mais il se fait tant de choses à rebours dans ce monde, que cette ineptie ne doit pas être tirée à conséquence. Slawkembergius informe donc ses curieux lecteurs, que depuis qu’il étoit arrivé à l’âge de discernement, et qu’il pouvoit s’asseoir tranquillement pour considérer en lui-même ce qu’étoit le véritable état de l’homme, et distinguer la principale fin de son être… ou pour accourcir ma traduction ; car le livre de Slawkembergius est comme de raison écrit en latin, avec la prolixité des auteurs modernes qui écrivent en cette langue ; Slawkembergius assure que depuis le temps qu’il fit usage de toute sa sagacité pour approfondir cette matière, il n’y conçut rien, ou plutôt qu’il ne savoit ce que c’étoit. Il ajoute que le seul fruit de tant d’application, fut de remarquer que ceux qui avoient entrepris jusques-là d’écrire sur le point capital dont Érasme avoit fait depuis le sujet principal d’un de ses dialogues, s’en étoient acquittés si mollement, qu’à peine ils méritoient d’être lus. Je me sentis, alors dit-il, si vivement aiguillonné, que je ne pus résister à cette impulsion. J’entrepris de m’égayer sur cette matière.

Et il faut l’avouer, Slawkembergius n’entra dans la lice qu’avec une plus forte lance, et que pour parcourir une plus vaste carrière que tous ceux qui l’avoient précédé. Si jamais on élève quelque monument pour placer les statues des grands hommes, la sienne en fera le principal ornement. On la mettra dans la niche la plus apparente au moins, comme le prototype de tous les écrivains volumineux qui doivent servir de modèle. Il a épuisé son sujet. Chaque chose y est pesée, discutée, examinée, éclaircie avec la plus grande précision. Il y a jeté tout ce que les sciences les plus profondes avoient d’intéressant, tout ce que les connoissances agréables avoient de plus piquant. Il n’a cessé de comparer, de compiler, de piller, de glaner. Son ouvrage est une riche collection de tout ce qui a été dit, écrit ou discuté dans les écoles, ou sous les portiques des savans de tous les âges et de tous les peuples. C’est un recueil entièrement achevé, un code, un digeste de tout ce qu’un homme, qui se pique de curiosité, peut désirer de savoir sur les nez, de quelque forme et de quelque couleur qu’ils soient.

On conçoit aisément qu’il est fort peu nécessaire que je parle des autres livres qui composoient la bibliothèque de mon père. Je ne dirai donc rien de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, de leurs querelles, de leurs disputes, de l’intérêt que mon père prit à leurs discussions, du jugement qu’il en porta. J’ai bien d’autres choses à faire. N’ai-je pas promis d’éclaircir une foule de difficultés qui se sont présentées ? n’est-il pas survenu depuis mille chagrins domestiques qu’il faut que je dissipe ? une vache inconsidérée a porté le désordre dans les fortifications de mon oncle Tobie. Elle a mangé deux rations et demie d’herbe, et arraché le gazon qui tapissoit ses glacis, ses ouvrages à cornes et son chemin couvert. Trim veut qu’elle passe au conseil de guerre, et qu’elle soit fusillée. Il faut pour le moins crucifier le docteur Slop. Je serai moi-même Tristramisé ; je deviendrai le martyr de mon baptême. Pauvre diable que nous sommes ! ne va-t-on pas aussi m’emmailloter ? mais je n’ai point de temps à perdre ici en exclamations. J’ai laissé mon père étendu tout à travers de son lit. J’ai laissé mon oncle Tobie assis à côté de lui dans une vieille chaise de tapisserie frangée. J’ai promis de revenir à eux dans une demi-heure, et voilà plus de cinquante minutes qu’ils sont là dans la même attitude. Heureusement qu’ils ont besoin de repos ! je puis encore les y laisser l’un et l’autre. Je puis même, madame, vous procurer pendant ce temps la lecture d’un des ouvrages les plus agréables de Slawkembergius. Mon père l’avoit traduit. C’est un conte : je ne suis pas un des dévots de Slawkembergius, comme étoit mon père. Mais malgré cela, je suis d’opinion que ces contes méritent qu’on les lise. Quoiqu’il fût allemand, il n’est pas sans imagination, il les a divisés par décades, et chaque décade contient dix contes. La morale n’est pas bâtie sur des contes, et l’on peut certainement reprocher un tort à Slawkembergius, celui de les avoir annoncés sur ce ton dans le monde. On voit dans le plus grand nombre qu’il a plus fait d’efforts pour amuser que pour instruire, et il y a communement mal réussi ; mais il faut avouer qu’il n’a pas toujours été le maître de ses sujets. Son but, en faisant ces bagatelles, a été de saisir des faits qui rentrassent dans son ouvrage principal. C’en est une espèce de supplément. Mais lisez, madame, et vous en jugerez.