Vie et opinions de Tristram Shandy/2/74

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 212-216).



CHAPITRE LXXIV.

L’Art de marcher.


Il aura donc nom Trismégiste, frère ! c’est un si beau nom ! celui qui, de tous les mortels, l’eut le premier, fut à mon gré le plus grand homme qui ait jamais vu le jour. Il fut roi, législateur et philosophe. C’est lui qui inventa l’écriture, qui donna les premières lois à l’Égypte, qui introduisit l’usage des sacrifices. Le croiriez-vous bien ? sans lui, la méthode de se battre à coups de poings et à coups de tête en Angleterre, seroit peut-être encore inconnue… Il en apprit l’exercice aux Égyptiens…

Diable !… dit mon oncle, s’il entendoit aussi bien l’attaque et la défense, il falloit, sans doute, aussi qu’il fût ingénieur….

N’en doutez pas, dit mon père en levant le pied pour descendre la seconde marche.

Prenez garde ! dit mon oncle Tobie, vous allez tomber.

Mon père, en effet, chancela si fort que mon oncle Tobie n’eut pas cette crainte sans raison.

Heureusement, frère Tobie, dit mon père, que je me suis retenu. J’avois perdu l’équilibre. C’est faute de m’être rappelé de quel pied je suis parti pour venir jusqu’ici. Vous ne sauriez croire combien il est utile de s’en souvenir. Aristote, qui a fort amplement traité de cette matière, n’a pu la résoudre, et l’a rejettée dans ses problêmes.

L’utilité m’en a paru si frappante que je l’ai approfondie. Que l’on voit bien là toute la prévoyance de la nature dans tout ce qu’elle a fait ! si nous jetons les yeux sur l’homme, sur les animaux, sur les oiseaux, sur les insectes, nous trouvons en chaque classe une uniformité parfaite dans les agens qu’elle leur a donnés pour marcher. Ils ont plus de pieds les uns que les autres : mais si l’homme n’en a pas plus que les dindons, on n’en voit pas moins dans ce petit nombre, quel a été le dessein de la nature. — Elle leur en a donné à chacun une paire. C’est par paire aussi qu’elle les a distribués à tous les autres animaux. — Le plus ou le moins n’y fait rien. Le mille pattes, avec la multitude qu’il en a, ne les a pas autrement que par paires. Il en est ainsi des êtres microscopiques.

La nature est invariable sur ce point. Si l’on considère en même-temps qu’elle n’a opéré de cette manière, qu’en mettant tout autant de pieds ou de pattes d’un côté que de l’autre, et que le pied ou la patte qui est de ce côté-ci, correspond exactement à la patte ou pied qui est de ce côté-là, on conçoit tout d’un coup l’objet qu’elle a eu. — Qu’est-ce que le mouvement de l’homme et des animaux ? un bon physicien devroit être là tout prêt à me répondre ; mais j’attendrois peut-être long-temps une sottise. Le mouvement n’est autre qu’un composé de travail et de repos. — La nature l’ayant imprimé aux hommes, aux animaux et aux insectes, elle leur donna sur-le-champ ce qui pouvoit le plus commodément et le plus sûrement leur faire mettre à profit cet avantage. C’est pour cela qu’elle les gratifia tout aussitôt des pieds et des pattes qu’on leur voit, et que pour en faire mouvoir une partie, elle régla qu’ils laisseroient l’autre en repos. — Cette règle est universelle. Je n’y connois qu’une exception, c’est quand je saute, ce qui m’arrive rarement….

Et ce qui auroit pourtant pu vous arriver tout-à-l’heure, dit mon oncle Tobie…

Je l’avoue, répliqua mon père. Il y a cependant encore, continua-t-il, une exception, c’est lorsque je vais à cloche-pied. Mais cette manière d’aller et l’action de sauter, sont des mouvemens convulsifs dont on ne peut conclure autre chose, sinon que l’homme, dans son libre arbitre, fait souvent des écarts qui ne sont pas sans danger… La machine humaine est quelquefois toute détraquée par un saut imprudent : on se fatigue jusqu’à l’excès, en ne faisant qu’une très-petite course à cloche-pied. — Aussi est-ce de là que j’ai principalement appris que nous ne marchions bien, que par le mouvement et le repos alternatif de nos jambes et de nos pieds. Apparemment que celui qui a fléchi sous moi, n’étoit pas celui qui devoit agir….

Sûrement ! dit mon oncle Tobie. Une fois que l’on connoît le principe des choses, reprit mon père, on rend aisément raison de tout ce qui peut y être relatif. Mais Aristote qui ne l’a point connu, parce qu’il n’a fait que des spéculations sans consulter l’expérience, demande pourquoi nous n’avons pas aussi bien trois pieds que nous en avons deux. —

Aristote est un sot, dit mon oncle Tobie.

Je n’aurois osé le dire, répliqua mon père.

Eh bien ! je le dis, moi, reprit mon oncle Tobie.