Vie et opinions de Tristram Shandy/2/76
Chez Jean-François Bastien, (Tome premier. Tome second, p. 217-221).
CHAPITRE LXXVI.
L’utilité des journaux.
Mais, messieurs, descendrez-vous donc à la fin aujourd’hui ? holà ! eh !… quelqu’un.
Me voilà, monsieur : que vous plaît-il ?
Tiens, prends ce schelling, et cours vite chez le libraire du coin.
Oui, monsieur.
Tu lui demanderas le premier journal qui tombera sous sa main.
Oui, monsieur.
Et tu me l’apporteras.
Oui, monsieur.
Mais va donc…
Oui, monsieur.
Tu es encore là ?..... le voilà pourtant parti. Dieu soit loué ?..... en vérité, me disois-je, ils sont admirables, nos Aristarques !… Mais admirabilissimes !
Ils sont fertiles en expédiens !
Leur critique est si juste ! si honnête ! si douce !
Ils découvrent si facilement les fautes qu’on n’a point faites !
Ils recommandent si habilement de faire celles qu’il faut éviter !
Ils indiquent des moyens si sûrs de mieux faire !
Ah ! ils sont admirables, admirabilissimes, messieurs nos Aristarques.
On voit mon embarras. Je ne sais comment m’y prendre pour faire descendre tout-à-fait mon père et mon oncle Tobie…
Et peut-être que ce journal va m’apprendre comment il faut les faire remonter.
Que cela seroit heureux ! si j’y pouvois trouver le moyen de les faire coucher !
D’honneur ! ils en ont bien besoin…
Monsieur, voilà un journal.
Bon ! c’est justement celui qui a le plus de vogue. Voyons, lisons. La fadeur !… quelle platitude !… c’est-là une épigramme ?… Je ne m’en serois pas douté. Passons… Une épître à un seigneur russe ?… Et le seigneur russe est un cèdre du Liban ?… et le poëte est une foible tige d’hysope ?… Vil rimeur ! tu es plutôt un ver rampant. Et le seigneur ?… Il est ce qu’il est. Mais quoi encore ? Ma foi ! ce qu’est un seigneur ; rien si vous voulez.
Ce journal me coûte un schelling. Je ne le regrette pas. Quand mon père et mon oncle Tobie seront couchés, il faudra qu’ils dorment. Je lirai à l’un l’épître au seigneur russe, et à l’autre les épigrammes.
Avec tout cela, si chaque jour de ma vie me tailloit autant de besogne que m’en a fourni celui-ci, je ne sais quand j’aurois fini. Voyez un peu la crise singulière où je suis. Jamais peut-être aucun biographe ne s’est trouvé dans cette situation avant moi ; peut-être qu’aucun ne s’y trouvera jamais, et qu’elle étoit réservée pour moi seul, depuis la création jusqu’au néant de tous les êtres.
À pareil jour que celui-ci de l’année dernière, j’avois un an de moins.
Aujourd’hui, par conséquent, j’ai un an de plus.
Pardon si j’écris ceci avec gravité. Ce sont des réflexions calculées qui doivent avoir un air de pesanteur.
Je dis donc que je suis aujourd’hui plus vieux d’un an, que je ne l’étois à pareil jour de l’an passé. Me voici déjà presque à la fin de mon second volume, quoique je n’aie à peine qu’un jour d’existence. — Il est évident par-là que j’ai trois cent soixante-cinq jours de plus à écrire de ma vie, que je n’en avois lorsque j’ai mis la main à la plume pour la première fois. Ainsi, au lieu d’avancer dans ma tâche, comme fait le commun des écrivains, je recule. À deux volumes par jour de mon existence, chaque année va me mettre en arrière de sept cent trente volumes, et de sept cent trente-deux lorsqu’elle sera bissextile.
Il est bien certain aussi que je vivrai trois cent soixante-quatre fois plus vîte que je n’écrirai. Ainsi, d’intérêts en intérêts, je me verrai si accablé qu’il faudra que j’y succombe.
Cependant, mes amis, ne nous désespérons pas. — Pourvu que le ciel soutienne les papeteries, je ne contribuerai pas peu à leur consommation. Quant aux plumes, la nature est bonne dans ce climat ; et grâce à la providence, notre pays ne manque pas d’oies.