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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/84

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 232-235).



CHAPITRE LXXXIV.

Assaut de valeur.


Trim ne se fit pas attendre. Monsieur, dit-il, en ouvrant la porte, sait sans doute le funeste accident qui est arrivé ?

Oui, Trim, dit mon oncle, et j’en suis bien chagrin.

Et moi aussi, reprit Trim. Mais je me flatte que monsieur ne pense pas qu’il y ait de ma faute.

À toi ? Trim, répondit mon oncle Tobie. Non, sûrement. Ce n’est que la faute du Vicaire et de Suzanne.

Oh ! oh ! dit Trim. Mais que diable pouvoient-ils avoir à faire ensemble dans le boulingrin ?

Tu confonds, Trim, et tu prends le boulingrin pour l’appartement de ma sœur. Trim s’aperçut aisément qu’il avoit pris le change. Une profonde révérence fut sa seule réponse, et l’instant de silence qu’il y eut, lui donna le temps de faire une réflexion fort sensée.

Deux malheurs sont trop à-la-fois, dit-il en lui-même, pour qu’on en parle en même-temps. —

La vache a porté le ravage dans nos fortifications : laissons-là cet accident, n’en parlons pas, et voyons de quoi il s’agit ici.

Mon oncle Tobie, bien sûr que Trim se trompoit, et confirmé dans cette opinion par la révérence qu’il lui avoit faite, reprit bientôt son discours. —

Mon frère, dit-il, ne pense jamais comme les autres. Pour moi, je ne vois pas qu’il y ait une si grande différence entre le nom de Tristram et celui de Trismégiste, et que mon neveu eût plus gagné au nom de Trismégiste qu’au nom de Tristram..... En mon particulier, cela m’est égal ; mais mon frère en est si affligé, que je donnerois volontiers cent guinées pour réparer cette erreur.

Moi, dit Trim, je ne donnerois pas une épingle.

Ni moi un cheveu, reprit mon oncle Tobie, si c’étoit pour mon propre compte : mais comme je te l’ai dit, mon frère n’entend point raison là-dessus. Il prétend que les hasards de la vie dépendent presque toujours des noms de baptême. Hier encore, il me disoit que depuis le commencement du monde, il n’y avoit pas eu une belle action que l’on pût attribuer à un homme qui se nommât Tristram. Il ajoutoit qu’il étoit impossible, avec un pareil nom, d’être sage, bon, savant, brave….

Vision que tout ça ! monsieur. Est-ce que je ne me battrois pas aussi-bien en portant le nom de Trim, que si j’eusse eu celui de César ?

Pour moi, reprit mon oncle Tobie, je me serois appelé Alexandre, que je n’aurois pas mieux fait mon devoir à Namur.

Bon Dieu ! s’écria Trim, est-ce qu’on songe à son nom de baptême, lorsqu’on marche à l’ennemi ?

Ou qu’on est dans la tranchée ? dit fièrement mon oncle Tobie.

Ou qu’on pénètre dans la brèche ? dit Trim, en se glissant entre deux chaises.

Ou qu’on force une ligne ? dit mon oncle, en poussant sa béquille en avant comme un esponton.

Ou que l’on couche en joue un soldat ennemi ? dit Trim, en tendant son bâton comme un fusil.

Ou qu’on monte sur le glacis ? s’écria mon oncle, en mettant le pied sur un tabouret.