Vie et opinions de Tristram Shandy/2/83

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 229-232).


CHAPITRE LXXXIII.

Avis aux médecins.


L’effet cruel du forceps fit monter mon père dans sa chambre. Consterné, abattu, il se jeta sur son lit, et y resta dans une espèce d’engourdissement. Vous allez peut-être vous imaginer, mon cher lecteur, qu’il en fit autant dans cette occasion. Point du tout ; eh ! que vous connoissez peu la nature ! la funeste nouvelle de mon nom fit bien une autre impression sur lui.

L’assemblage de deux accidens change infiniment la manière de les sentir, et les moyens de s’en tirer.

Par exemple, il n’y a pas encore une heure qu’avec toute l’impatience et toute la précipitation d’un pauvre diable d’auteur qui écrit pour avoir de quoi payer son dîner, j’ai jeté au feu par mégarde, au lieu de mon brouillon, une feuille de papier ; et quelle feuille ?… je l’avois revue, corrigée, méditée, augmentée. C’étoit un petit chef-d’œuvre, au moins j’en étois content. Dépité, piqué au vif, j’ai fait voler ma perruque au plancher… Je l’ai attrapée comme elle retomboit, et ma bévue oubliée est aussitôt sortie de mon esprit…

Je ne connois rien qui soulage avec plus d’efficacité, ni plus promptement, un auteur désespéré.

Que la nature est bonne ! la faculté, dans tous les accidens de la vie, hésite, tâtonne, et laisse presque toujours empirer le mal. Mais la nature ? la nature nous fait tout aussitôt connoître le remède.

Ou je frappe du poing sur la table, ou du pied sur le carreau.

Ou bien, je lance avec fureur et horisontalement mon bonnet sur mon lit.

Une autrefois, je me lève et je fais trois ou quatre tours dans ma chambre, à pas convulsifs.

Je jure, je tempête, je renverse ma chaise, je déchire mon papier… Eh ! que fais-je ?… je sais que cela me guérit. Comment ? voilà ce que j’ignore. J’en sens l’effet ; mais un voile épais en couvre la cause. Ce n’est pas le résultat d’un calcul. Qu’est-ce donc ? un pur instinct, une impulsion machinale à laquelle nous ne pouvons pas résister. Mais ce n’est pas là une solution dont l’esprit puisse se contenter..... Vous êtes difficile. Apprenez qu’il y a une foule d’autres choses dont il nous est impossible de rendre raison : nous vivons au milieu des mystères et des énigmes. Les choses les plus ordinaires qui se présentent à nos sens, ont toujours un aspect sombre où se perd l’œil le plus pénétrant. Heureux ! si nous saisissons le côté agréable, c’en est assez.

Après une aussi sublime réflexion, il est aisé de voir que mon père n’étoit pas le maître de se précipiter à terre ou de se jeter sur son lit, quand son oreille fut si douloureusement frappée du nom sinistre qu’on m’avoit donné. — Son instinct, ou la nature, ou son ange, ou tout ce qu’il vous plaira, le conduisit malgré lui dans le jardin et sur le bord du canal.

Il est profond, la masse d’eau qu’il contient est prodigieuse.

Mon père se trouva là dans un clin d’œil. Les réflexions d’une heure entière ne lui auroient pas fait prendre un parti plus sûr… La raison, avec tout son cortége de rapports et de combinaisons, l’auroit peut-être moins bien guidé.....

Il s’élève, monsieur, du fond des viviers une certaine vapeur consolatrice, dont la force salutaire.....

Ma foi ! je laisse aux physiciens, aux naturalistes, à en faire l’analyse… Je ne sais pas pourtant si, à tout prendre, les cureurs des viviers n’y réussiroient pas mieux à coup sûr, ils raisonneroient moins.

Mais qu’importe à moi, chétif, que ces messieurs raisonnent, et que ces pauvres gens ne raisonnent pas ? sans savoir bien quel est l’effet d’un vivier sur l’ame du malheureux, je sais qu’il a un effet ; et cela me suffit. — Je suis étonné que Pythagore, Platon, Solon, Lycurgue et Mahomet n’en aient pas parlé dans leurs écrits.