Vie et opinions de Tristram Shandy/2/9

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 20-23).


CHAPITRE IX.

Les plus grands exemples ne persuadent pas toujours.


Mon père, parvenu à ce haut point de science, s’y fortifia bientôt de plus en plus. Quelle lumière n’y répandit pas les merveilleux effets de l’opération césarienne ! Combien de grands génies avoient brillé dans le monde, où ils n’étoient venus que par-là ! « Vous le voyez, disoit-il, rien n’est si clair ; le cerveau n’a point souffert par cette opération. La tête n’a pas été comprimée contre le peluis ; le crâne n’a pas été poussé vers la medulla oblongata, il n’a pas été pressé par l’os pubis, ni par le coccix. Les heureuses suites en sont à découvert. Votre Jules César, qui a donné son nom à cette admirable opération, votre Hermès-Trismégiste, qui entra au monde de la même manière, avant que l’opération eût un nom ; votre Scipion l’Africain, votre Manlius Torquatus, notre Édouard VI, dont le règne eût fait le bonheur de l’Angleterre, s’il eût vécu… ces héros, ces hommes rares, et tant d’autres qui figurent dans les annales de la renommée… hé bien ! tous ces gens-là sont venus au monde par une incision que l’art a faite. »

Cette ouverture de l’abdomen rouloit depuis plus de six semaines dans la tête de mon père… Il avoit lu, et à force de lire et de réfléchir, il s’étoit convaincu qu’un coup de bistouri dans l’épigastrium n’étoit pas plus dangereux, que les coups de lancette que l’art de la phlébotomie distribue avec tant de prodigalité..... Plein de cette idée, il se persuada que ma mère, frappée de toutes ces raisons, ne demanderait pas mieux qu’on m’ouvrît un pareil passage… Juste ciel ! à peine eut-il prononcé le mot… La mort même n’est pas plus pâle… Ma mère en tressaillit jusques dans la pointe des cheveux..... Mon père n’insista pas. Il sortit, et se contenta de déplorer son malheur.

Il faut l’avouer ; les héros que je viens de citer faisoient encore moins d’honneur au système de mon père que mon frère Robert. — Il étoit né, et il avoit été baptisé pendant un voyage que mon père avoit fait à Epsom. — C’étoit le premier enfant qu’eût ma mère..... Avec cela, il étoit venu la tête la première..... Jugez de son esprit !

Il en avoit si peu, que mon père, après avoir essuyé le refus de ma mère, voulut au moins essayer si son fils puîné ne feroit pas une meilleure figure dans le monde en l’y faisant arriver par les pieds. —

Mais il ne pouvoit pas raisonnablement attendre une pareille complaisance de la part de la vieille sage-femme, ni de toute autre… livrées à la routine qu’elles ont apprise, elles ne veulent pas en sortir. — C’est ce qui excitoit mon père à prendre un accoucheur. Ces messieurs sont plus lestes, et franchissent plus aisément les idées communes.

Le docteur Slop, dans le grand nombre, lui parut mériter la préférence. — Ses ciseaux, de nouvelle invention, étoient, à la vérité, son instrument favori : mais cela ne l’avoit pourtant pas empêché, dans son traité, de dire quelque chose qui avoit rapport à l’opinion de mon père ; et mon père jugea qu’il seroit plus disposé qu’un autre à la suivre. — Il s’embarrassoit peu que ce fût par des raisons purement obstétriques que le docteur Slop inclinât à faire venir l’enfant les pieds devant… Peut-être n’avoit-il pas songé au grand bien que cette méthode devoit faire à l’ame. Qu’importe ?… il suffisoit que les vues de mon père se trouvassent remplies ; tant mieux si celles du docteur Slop étoient un avantage de plus.