Vie et opinions de Tristram Shandy/2/92

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 253-257).



CHAPITRE XCII.

Les fausses conjectures.


Zounds !. . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il m’a échappé. Il est tombé au bout de ma plume comme de lui-même

C’est Phutatorius qui le prononça… Il le prononça inopinément, presqu’à mi-voix, et pourtant assez haut pour que chacun l’entendît ; et ce fut avec un coup-d’œil, un accent tellement articulé, que l’on crut que c’étoit tout-à-la-fois l’expression d’un homme qui est dans l’étonnement, et qui ressent quelques peine de corps.

Fourche !… c’est ainsi que Gastriphères qui entendoit un peu le françois, le traduisit tout de suite dans Cette langue en le parodiant… Mais cela n’apprenoit rien.

Deux autres des convives ne furent pas plus heureux. Ils avoient l’oreille très-fine. Ils distinguèrent dans l’expression le mélange des deux tons aussi facilement qu’un virtuose discerne une tierce, une quinte, ou tout autre accord ; mais avec toute Cette finesse, ils ne purent faire que de fausses conjectures sur les causes de cette étrange prosodie. L’accord en lui-même étoit excellent : mais il étoit hors du ton. Il n’avoit pas la moindre analogie, pas le moindre rapport au sujet qui étoit sur le tapis. Ainsi, avec tout leur esprit, ces messieurs restèrent là comme des sots.

La combinaison des sons n’est pas donnée à tout le monde ; moi-même tout le premier, je n’y connois rien du tout. Il y avoit là deux autres convives qui étoient précisément de mon acabit. Ils ne s’attachèrent qu’au sens exactement grammatical de l’expression, et crurent concevoir que Phutatorius, qui étoit naturellement colère, se préparoit à arracher les armes de la main de Didius, pour faire tête lui-même à Yorick, et que le terrible mot étoit l’exorde d’un discours qui ne présageoit rien de bon.

Mon oncle Tobie fut de la même opinion, et son ame sensible sentit d’avance le coup que l’on alloit porter à Yorick.

Mais Phutatorius s’en tenoit simplement à son exclamation… Cela fit penser à deux autres convives, que ce mot n’étoit que l’effet d’une respiration involontaire, dont le souffle contraint en passant par les organes de certaines personnes, prend la consistance sonore d’un jurement assez peu décent… Ils ne pensèrent pas même que Phutatorius eût conçu le moindre dessein de scandaliser ou d’attaquer quelqu’un.

Oh ! oh ! ceci est sérieux, disoient en eux-mêmes deux autres personnages. Voilà un jurement dans toutes les formes. Il est prémédité. C’est une première insulte, une flèche aiguë lancée contre l’ennemi.

Mon père eut aussi son opinion. Il lui sembla tout naturel que la colère qui fermentoit en ce moment dans les régions supérieures des organes de Phutatorius, se fût fait jour à travers la confusion soudaine qu’une théorie aussi étrange de la prédication avoit jetée dans toutes ses idées.

La jolie chose ! et dites qu’il est agréable de disserter aussi long-temps sur des méprises ! C’est presque ainsi que l’on babille sur tout le monde. Chaque chose y est interprétée de cent façons différentes.

C’est ceci.

Non. C’est cela.

Point du tout. C’est…

Quoi ?.....

Le plus sage dit : je n’en sais rien…

Mais, comme le plus sage, ainsi que cela est juste, passe pour être le plus sot parmi les sots, on ne voit point de plus sage parmi nous, et chaque chose est jugée, estimée, appréciée, commentée, paraphrasée, annotée, admise ou rejetée au gré de chacun, et sans que personne se doute seulement de ce qu’elle est.

Il en fut de même à la table de Didius : pas une n’y devina la cause impulsive de l’exclamation bizarre de Phutatorius.

Mais il s’y passa au moins une chose rare. C’est que les opinions particulières se réunirent toutes à celles des deux convives, qui s’étoient imaginé que Phutatorius avoient voulu insulter Yorick. Cette idée s’accrédita encore par le regard effaré du docteur qui, resté presque stupéfait, fixoit tour-à-tour chaque personne, comme s’il avoit voulu lire dans ses yeux ce qu’elle pensoit. —

Le fait est pourtant que Phutatorius ne savoit pas un mot de ce qui se passoit dans l’esprit des convives, et qu’ils ne savoient pas eux-mêmes ce qui se passoit dans le sien.

Dans le sien ?… mais s’y passoit-il quelque chose ? songeoit-il seulement à Yorick.

Non, mes amis ; et quoique ses yeux eussent l’air farouche, quoiqu’il eût, pour ainsi dire, monté à vis tous les muscles et tous les nerfs de son visage, quoique toutes les apparences annonçassent qu’il alloit accabler Yorick sous le poids de quelque réplique sanglante ; Yorick, hélas ! étoit bien loin de son imagination.

L’accident le plus funeste… La crainte du moins d’éprouver quelque chose de sinistre, captivoit son attention, et toutes ses facultés sensitives et intellectuelles s’étoient concentrées dans l’endroit fatal où le danger s’étoit manifesté.