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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/Texte entier

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. np-283).
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Tome II



ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME SECOND.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.




LIVRE II


CHAPITRE PREMIER.

Le Docteur Slop va aussi son petit train.


Eh ! arrive ! arrive ! Le voilà ! Oui, c’est lui, c’est Obadiah, et il est chargé de tous les instrumens chirurgicaux du docteur Slop, et il montre de loin le sac verd où ils sont renfermés....

— Les voici, dit Obadiah, en mettant le sac verd sur la table ; et voilà la couronne que je t’ai promise, dit mon père, et voilà aussi la mienne, dit mon oncle Tobie.

— À présent que j’ai mes outils, dit le docteur Slop, et que je puis être utile à madame Shandy, je crois qu’il est à propos d’envoyer savoir comment elle se trouve.

— Point d’inquiétude, dit mon père ; j’ai donné des ordres précis à la vieille sage-femme de nous avertir aussitôt qu’il surviendrait quelque difficulté…

— Des ordres à la vieille sage-femme ? reprit le docteur Slop. Quoi ! que voulez-vous dire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne vous fâchez point, docteur, dit mon père en souriant, avec un air d’embarras. Il faut que vous sachiez que vous n’êtes ici qu’en qualité d’auxiliaire. Ce sont les termes d’un traité solennel qui s’est fait, bien contre mon gré, entre ma femme et moi. Il est même convenu que vous ne serez d’aucun secours, si la vieille sage-femme est assez adroite pour se passer de vous.

— Mais, comment diable ?…

— J’ai fait ce que j’ai pu, continua mon père, mais les femmes ne se mènent pas toujours comme on veut ; elles ont leurs idées : et puis, à parler vrai, ce n’est pas nous qui sommes là. Elles portent tout le fardeau ; il faut bien leur passer quelque chose, et le moins qu’on puisse leur permettre en cette occasion, c’est d’agir en souveraines, et de se mettre entre les mains de qui bon leur semble….

Elles ont raison, dit mon oncle Tobie… Mais, monsieur, reprit le docteur Slop, en s’adressant à mon père, et sans égard pour l’opinion de mon oncle Tobie, j’aimerois beaucoup mieux leur céder quelque chose de moins essentiel. Un père de famille attentif, et qui veut perpétuer sa race, ne doit pas souffrir qu’elles s’arrogent une pareille prérogative..... Il y a tant d’autres choses qu’on peut leur laisser à gouverner.

— Je ne sais, dit mon père avec un peu de vivacité, ce qu’on pourroit leur abandonner… Mais il me semble qu’il n’y a rien de si simple, que de leur laisser le choix de la personne qui doit les aider à mettre nos enfans au monde.

— Pour moi, dit le docteur Slop, j’aimerois presque autant leur laisser le privilége de les faire faire par qui elles voudroient.

— Puisque la chose est si sérieuse, dit mon oncle Tobie au docteur, je vous demande excuse…

— Monsieur, répliqua le Docteur, elle est de la plus grande importance. Aussi ne peut-on concevoir jusqu’à quel point l’émulation des grands maîtres s’est excitée depuis quelques années… Lucine en personne seroit aujourd’hui une ignorante. — L’art est parvenu à son plus haut degré de perfection. C’est singulièrement sur l’extraction prompte et sûre du fœtus que l’on s’est attaché à faire des découvertes. — Les soins qu’on a pris n’ont pas été inutiles… On a acquis, sur ce point, des lumières qui...... en vérité, sont… tout-à-fait surprenantes, et qui…

— Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, que vous eussiez vu les armées prodigieuses que nous avions en Flandre… peut-être…



CHAPITRE II.

Il faut y veiller.


Laissons tomber le rideau sur cette scène. Ce ne sera pas pour long-temps : mais cela est indispensable. Il faut absolument que je fasse souvenir le lecteur d’une chose, et que je lui en apprenne une autre.

Celle que je veux lui apprendre vient pourtant un peu hors d’œuvre. Il auroit peut-être fallu que je la lui eusse apprise cinquante pages plus haut. J’y pensois bien dès ce moment ; mais je prévoyois aussi qu’elle iroit mieux ici que là. Me suis-je trompé ? J’en serais fâché ; ce seroit un défaut dans mon livre qu’on ne manqueroit pas de me reprocher. Mais comme il n’y aura que celui-là, je m’en console.

Dès que j’aurai fini avec ces deux choses, les poulies tourneront et releveront le rideau. Mon père, le docteur Slop et mon oncle Tobie reprendront leur conversation. Si elle est interrompue, ce ne sera pas ma faute.

Mon père, et c’est là ce que je veux rappeler au souvenir du lecteur, avoit, comme on l’a vu, des notions tout-à-fait particulières sur l’influence des noms de baptême. — On a également vu sans doute qu’il n’en avoit pas de moins singulières sur cet autre point qui précède. — Oui, on a dû voir cela : j’en ai assez dit pour le faire comprendre. Mais enfin, si l’on avoit pu deviner, dans les cinquante milliards d’opinions originales de mon père, celle dont je veux parler ici, je veux bien expliquer cette énigme, si c’en est une. C’est que mon père n’avoit pas des idées moins extraordinaires sur tous les étages de la vie de l’homme, depuis l’instant de sa conception jusqu’à sa seconde enfance, que sur les autres époques de sa vie.

M. Shandy, mon père, voyoit, monsieur, les choses tout autrement que ne les voyoit le vulgaire. C’est un privilége particulier qu’il tenoit de la nature. Les opinions des autres n’étoient, selon lui, que l’effet d’une routine de penser et de réfléchir qui ne lui convenoit point. — Non, point. C’étoit un rechercheur raffiné qui ne se laissoit point séduire par les notions les plus communément reçues. Il les traitoit même assez mal ; il prétendoit que c’étoit presque autant d’impostures. On l’entendoit souvent dire que le point scientifique qui conduisoit à la connoissance exacte des choses, devoit être presque invisible, et que sans cela les minuties de la philosophie, qui devoient toujours emporter la balance, n’auroient presque aucun poids. — La connoissance, disoit-il, est comme la matière qui est divisible à l’infini. Un grain, une dragme fait tout aussi-bien partie de la matière, que le poids de tout le globe terrestre. — En un mot, une erreur est toujours une erreur ; il n’importe où elle se trouve, que ce soit dans une fraction ou dans un quintal. Elle est également fatale à la vérité. — La vérité est aussi lézée par l’erreur où l’on est sur l’aile d’un papillon, que par celle que l’on fait en raisonnant sur le disque du soleil, de la lune et de toutes les étoiles. —

Il se plaignoit que les affaires de ce monde alloient de mal en pis, précisément parce qu’on négligeoit de faire cette considération, et qu’on négligeoit encore plus d’en faire l’application aux affaires civiles et aux vérités spéculatives. En voilà le funeste effet, s’écrioit-il ; c’est que l’arche politique cède au poids des affaires, et l’on ne peut se dissimuler que notre constitution, qui est si excellente à l’égard de l’église et de l’état, ne soit sapée par les fondemens, et ne menace ruine.

Vous vous écriez, disoit-il, que le peuple anglois est un peuple ruiné, perdu ! Pourquoi cela ? s’écrioit-il à son tour, en faisant usage du syllogisme de Zénon et de Chrysipe, sans savoir qu’il étoit d’eux ; par quelle raison sommes-nous un peuple ruiné ? Parce que nous sommes corrompus. Pourquoi, monsieur, êtes-vous corrompus ? parce que nous sommes indigens. C’est notre indigence et non notre volonté qui nous perd. Mais pourquoi, ajoutoit-il, êtes-vous indigens ? C’est parce que vous négligez, répondoit-il, la culture de votre sol. Nos billets de banque, monsieur, nos guinées, nos schellings même savent bien se conserver eux-mêmes.

Il en est ainsi, disoit-il, de toutes les sciences : on n’en altère point les points essentiels établis ; les lois de la nature se défendent et se garantissent d’elles-mêmes..... Mais l’erreur ! ajoutoit-il en fixant ma mère ; l’erreur !..... si monsieur… elle se glisse dans les plus petits trous, dans les plus petites crevasses que la nature néglige de garder.

Et c’est-là, madame, ce que je voulois vous rappeler de la façon de penser de mon père. — J’ai réservé pour cet endroit-ci ce que je voulois vous apprendre, et le voici ; lisez.



CHAPITRE III.

Le chagrin rend injuste.


Il n’y avoit point de bonnes raisons, comme on sait, que mon père n’eût employées pour résoudre ma mère à se servir du ministère du docteur Slop. — Il vouloit absolument qu’elle le préférât à celui de la sage-femme ; mais il n’avoit pu rien gagner sur elle. Il lui avoit parlé en philosophe, en chrétien, etc..... Elle avoit toujours résisté, tout avoit été inutile. — Enfin pour dernière ressource, il s’étoit servi d’une raison singulière, qu’il croyoit infaillible, pour la déterminer à écouter favorablement sa proposition. Cependant, toute infaillible qu’elle étoit, elle ne lui réussit pas. — Il ne put jamais parvenir à en faire concevoir la force à ma mère.....

Que je suis malheureux ! s’écrioit-il, une après-midi qu’il venoit de raisonner avec elle une heure et demie entière, et le tout en vain : Que je suis malheureux ! Oui, disoit-il, en mordant ses lèvres ; c’est un fléau terrible pour tout homme qui se pique de faire des raisonnemens persuasifs, que d’avoir une femme dont la tête soit si lourde, l’esprit si hébété, qu’elle ne puisse comprendre la moindre des conséquences qui en sont la suite. Non, elle ne les comprend point… ne les comprendra pas… Il seroit question de sauver son ame de la perdition, que cela lui seroit égal..... Mariez-vous donc ! hélas ! la femme a, dit-on, été faite pour le bonheur de l’homme. Je le veux bien croire ; mais ce n’étoit pas pour le mien.



CHAPITRE IV.

Il sait enfin où elle est.


C’est ainsi que mon père déploroit la fatalité de son destin. Ce qu’il y avoit de plus fâcheux pour lui dans l’aventure, c’est que son amour-propre en souffroit. L’argument dont il s’étoit servi avoit plus de force, dans son opinion, que tous les argumens du monde mis en bloc. Et ne point réussir dans une pareille circonstance, c’étoit recevoir une humiliation intolérable. —

Son raisonnement étoit appuyé sur la force de deux axiômes, qui lui paroissoient des arcs-boutans à toute épreuve, et que voici.

Selon lui, un homme étoit infiniment plus riche avec une once de son esprit personnel, qu’avec vingt milliers pesant de l’esprit d’autrui. — C’étoit-là le premier axiôme.

Le second étoit que l’esprit de chaque homme provenoit de son ame propre, et non de celle d’autrui. — Cet axiome avoit sa source dans le premier.

Toutes les ames, disoit mon père, sont égales : c’est l’état de la nature. Je sais cependant qu’il y a très-fréquemment une grande différence entre les esprits. Les uns sont légers, frivoles, agréables ; les autres sont lourds, réfléchis, maussades. Ceux-ci sont d’une pénétration vive ; ceux-là ne conçoivent rien. Mais cela ne vient point de ce que la substance pesante des uns soit supérieure à celle des autres..... Non, non, ajoutoit-il ; il faut chercher la cause de cette différence dans l’organisation plus ou moins heureuse de la partie du corps où réside l’ame.

Mon père, entiché de ce système, s’étoit donc appliqué avec beaucoup d’ardeur, à chercher l’endroit où l’ame avoit fixé son séjour. —

Où étoit-ce ? ce qu’il apprit sur ce point, lui fit d’abord reconnoître que ce n’étoit pas dans le lieu où Descartes l’avoit mise. Ce grand philosophe s’imaginoit qu’elle régnoit sur la sommité de la glande supérieure du cerveau ; il disoit même que la nature y avoit placé, exprès pour l’ame, un coussin de la grosseur d’un pois. — C’est-là qu’aboutissent presque tous nos nerfs, et la conjecture de Descartes n’étoit pas mauvaise. Elle avoit frappé mon père, et il seroit peut-être tombé dans cette erreur, sans mon oncle Tobie qui le retint au bord du précipice… Votre oncle Tobie ?… oui, lui même. Ce fut, à la vérité, sans le vouloir, et même sans y songer. Mais il n’y a que les sots qui ne profitent pas des choses qu’ils peuvent entendre. Un homme d’esprit ne perd rien, n’oublie rien, et s’en sert dans l’occasion. C’est ce que fit mon père. Mon oncle Tobie, en lui racontant ses exploits militaires, mêloit souvent l’histoire des autres avec la sienne… En lui parlant de la bataille de Lauden, il lui parla de l’aventure d’un officier Wallon, qui eut le cerveau à moitié emporté par une balle de mousquet… Cette circonstance n’auroit pas détruit le système de Descartes..... Mais il y en avoit une autre qui le ruina entièrement. C’est que le chirurgien françois qui fut chargé de la guérison du malade, lui emporta le reste de cette partie précieuse d’un coup de bistouri. — Il en revint aussitôt en bonne santé, et reprit son service comme s’il avoit encore eu son cerveau complet.

Qu’est-ce que la mort ? disoit mon père. C’est la séparation de l’ame du corps, et pas autre chose. Oh ! s’il est vrai qu’on peut agir et faire ses affaires sans cervelle, ce n’est donc pas là l’endroit où réside l’ame.

La conséquence étoit sans réplique, et mon père ne songea plus à penser comme Descartes.

Borry, fameux médecin milanois, et qui, par parenthèse, étoit peut-être encore plus poltron qu’il n’étoit habile, avoit assuré à Bartholin, dans une de ses lettres, qu’il avoit découvert un fluide léger, subtil, odoriférant, dans les cellules qui sont au derrière de la sommité du cerveau ; et il prétendoit que c’étoit là le siége de l’ame raisonnable… Remarquez, je vous prie, cette épithète. Ce n’est pas sans raison que je l’ajoute. On est si éclairé depuis quelques siècles, qu’on a trouvé que tout homme vivant a deux ames. Le célèbre Métheglingius appelle l’une animus et l’autre anima. Mon père savoit, à une virgule près, tout ce que Borry avoit écrit là-dessus ; mais il n’avoit jamais pu goûter son opinion ; la seule idée le choquoit, le rebutoit. « Comment est-il possible, disoit-il, d’imaginer qu’un être aussi noble, aussi sublime, aussi intellectuel que l’anima ou même l’animus, ait pu choisir pour son domicile d’été et d’hiver une eau trouble ? Supposons même qu’elle soit claire, limpide. Croira-t-on davantage que l’Être tout-puissant l’ait ainsi condamnée à y nager sans cesse ?… » Mon père rejetoit loin de lui cette doctrine. Elle lui paroissoit folle, absurde, bête, imaginaire, etc..... Personne ne savoit mieux entasser que lui les synonymes de mépris, quand l’occasion s’en présentoit.

L’opinion qui lui paroissoit la plus probable, la moins susceptible de critique et d’objections, c’est que l’ame résidoit auprès de la moëlle alongée, medulla oblongata. Les anatomistes hollandois sont généralement d’opinion que tous les petits nerfs de nos organes y prennent naissance. Cela fortifioit mon père dans cette idée.

Mais jusques-là, il n’y avoit rien de singulier dans son opinion. Il n’étoit sur ce point que d’accord avec tous les meilleurs philosophes de tous les siècles et de tous les pays, et ce n’est pas faire un grand effort que d’être du sentiment des autres. Combien de gens croient avoir le leur, et qui n’ont que celui d’autrui !



CHAPITRE V.

Je n’en sais rien.


Mais mon père n’étoit pas de même. Imbu de toutes les notions qu’on pouvoit avoir sur le siége de l’ame, il se fraya une route particulière à travers les opinions de tous les philosophes ses devanciers. — Il s’y enfonça tellement, qu’il en résulta, sur ce point, un nouveau système shandyen. —

N’allez pas, je vous prie, vous imaginer que ce fût quelque chose de hasardé. — Non, non. Mon père appuyoit ce système sur la plus forte base.

Soit que la subtilité, la finesse, la délicatesse de l’ame dépendît du degré de température, de fluidité, de transparence de la liqueur de Borry, ou de la contexture fine et déliée du cerveau, cela étoit égal ; le système n’en étoit pas moins solide.

Qu’étoit-ce donc ? Mon père, comme on le sait déjà, croyoit qu’il ne falloit rien négliger dans l’action même de la propagation de chaque individu de l’espèce humaine. Elle exigeoit, selon lui, autant de réflexions qu’on y en met peu. On ne pouvoit y apporter trop de soins, trop d’attention. — C’étoit-là le fondement de cette incompréhensible texture qui recèle la mémoire, l’esprit, l’imagination, l’éloquence, et tout ce que l’on conçoit sous le nom de talens. — Venoit ensuite l’influence des noms de baptême. Après ces deux causes primitives, qui dirigeoient tout ce qui arrive à l’homme pendant sa vie, il en venoit une troisième. C’étoit celle que les logiciens appellent sine quâ non ; ce qui vouloit dire en anglois, en françois, en basque, et dans toutes les langues du monde, que l’action de la propagation ne signifioit absolument rien sans cela. — Enfin, pour qu’on le sache, cette troisième cause exclusive étoit la conservation intacte de cette toile si fine, si déliée, si délicate..... Et comment faire pour qu’elle ne fût point endommagée par la compression violente que souffroit la tête, par la sotte méthode que l’on avoit de nous introduire dans ce monde la tête la première ?

— Ceci exige de l’explication. —


CHAPITRE VII.

Cela est vrai.


Mon père lisoit toutes sortes de livres ; c’est la manie de presque tous ceux qui aiment à lire. En lisant un jour celui de partu difficili, publié par Adrien Smelvogt, et que je ne connois guère, il tomba sur un calcul qui lui frappa l’esprit. — C’est que la tête, tendre, molle, flexible d’un enfant, au moment de l’accouchement, étoit accablée par la violence des efforts de la femme, d’un poids de quatre cent soixante-dix livres, qui agissoit perpendiculairement et sans obstacle. — Les os du crâne n’ayant point encore de consistance assez solide, cédoient à ce fardeau énorme ; et c’est pourquoi de cinquante enfans qui naissoient, il y en avoit quarante-neuf dont la tête comprimée en venant au monde, étoit moulée dans la forme d’un morceau de pâte conique et oblong. — Justes dieux ! s’écrioit mon père, quel changement, ou même quelle destruction cela ne doit-il pas opérer dans la forme délicate de la medulla oblongata du cerveau ! ou si c’est le fluide de Borry, n’y a-t-il pas de quoi troubler la liqueur du monde la plus claire ?

Mais ce n’étoit-là que peu de chose. Les craintes de mon père furent bien autrement vives, lorsqu’il apprit que ce n’étoit pas le seul effet terrible des efforts de la femme, et qu’en comprimant le crâne, elle le poussoit et le serroit vers la medulla oblongata, qui étoit le siége de l’ame. — « Que les anges et les ministres des faveurs du ciel nous protégent ! disoit-il, avec toute l’expression du désir. Quelle ame peut résister à un choc si rude ? Ah ! je ne m’étonne pas de voir tant de défauts dans la toile intellectuelle du genre humain, et que nos meilleures têtes ne soient que des pelotons de soie mêlés. Tout n’est chez nous que désordre, confusion, embarras. »



CHAPITRE VII.

Mon père pourrait bien avoir raison.


Heureusement que mon père continua sa lecture. Il apprit que c’étoit la chose du monde la plus aisée pour un opérateur, que de tourner un enfant sens-dessus-dessous, et de lui faire faire une vire-vouste, une pirouette qui le feroit venir par les pieds..... Par-là il n’y avoit plus de danger. La medulla oblongata étoit simplement poussée vers le cerveau.

« Par le ciel ! s’écrioit-il, le monde conspire à nous faire perdre le peu d’esprit et d’entendement que la bonté divine nous a départi ! Les virtuoses même de l’art obstétrique participent à cette conjuration. Et que m’importe par quel bout on introduise mon fils dans le monde, pourvu que tout aille bien dans la suite, et qu’au moment qu’il y entre, on ne bouleverse pas son ame en culbutant, ou en écrasant sa medulla oblongata, qui est le siége de son ame ? »

Une fois qu’on a conçu une opinion, tout ce qu’on entend, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on lit, semble concourir à la fortifier.

L’esprit de mon père se laissa préoccuper si fortement de celle-ci, qu’en moins d’un mois elle lui servoit à résoudre tous les phénomènes de stupidité et de génie qu’il rencontroit. — Il voyoit sur-le-champ par quelle raison le fils aîné étoit ordinairement le plus sot de la famille. « Le pauvre diable ! disoit-il habituellement, cela ne doit pas surprendre, c’est lui qui a frayé la route à ses cadets. Ils lui ont, sans le savoir, l’obligation d’avoir plus d’esprit que lui. » —


CHAPITRE VIII.

Ce seroit le goût de bien des Dames.


C’est sûrement cette opinion de mon père qui a excité un des grands hommes de ce siècle à chercher dans la température des différens climats, l’esprit, la cause et l’origine des lois. — Mon père rendoit raison par-là de la subtilité et de la pénétration d’esprit des Asiatiques, et de tous les peuples qui habitent les climats chauds — « Ce n’est pas précisément, disoit-il, que cet avantage leur vienne de ce qu’ils jouissent d’un ciel plus serein, qu’ils respirent un air plus pur, et qu’ils voient constamment luire le soleil… L’influence de ses rayons pourroit peut-être trop raréfier ou trop exalter les facultés de l’ame, de même qu’un climat froid pourroit peut-être trop les condenser, ou trop les épaissir… » Il remontoit jusqu’à la source ; et c’est là que, débarrassé de tous les si, de tous les mais, qui auroient pu lui faire obstacle, il trouvoit la véritable raison de la supériorité qu’il remarquoit dans ces peuples. « La chose est simple, disoit-il ; c’est que les femmes y accouchent plus facilement. Leurs plaisirs sont infiniment plus vifs, leurs peines infiniment moindres..... Que n’y suis-je donc ? disoit un jour madame… » Son nom est inutile, et d’ailleurs, quelle liste n’aurois-je pas à faire ?… Mon père concluoit de-là que la compression de la tête de l’enfant étoit si légère, qu’elle ne pouvoit altérer l’organisation du cerveau et de la medulla oblongata. — Il croyoit même qu’il en étoit ainsi dans tous les accouchemens naturels et faciles, et qu’il n’y avoit pas un fil rompu ou déplacé… Avec quelle liberté l’ame alors pouvoit agir !…


CHAPITRE IX.

Les plus grands exemples ne persuadent pas toujours.


Mon père, parvenu à ce haut point de science, s’y fortifia bientôt de plus en plus. Quelle lumière n’y répandit pas les merveilleux effets de l’opération césarienne ! Combien de grands génies avoient brillé dans le monde, où ils n’étoient venus que par-là ! « Vous le voyez, disoit-il, rien n’est si clair ; le cerveau n’a point souffert par cette opération. La tête n’a pas été comprimée contre le peluis ; le crâne n’a pas été poussé vers la medulla oblongata, il n’a pas été pressé par l’os pubis, ni par le coccix. Les heureuses suites en sont à découvert. Votre Jules César, qui a donné son nom à cette admirable opération, votre Hermès-Trismégiste, qui entra au monde de la même manière, avant que l’opération eût un nom ; votre Scipion l’Africain, votre Manlius Torquatus, notre Édouard VI, dont le règne eût fait le bonheur de l’Angleterre, s’il eût vécu… ces héros, ces hommes rares, et tant d’autres qui figurent dans les annales de la renommée… hé bien ! tous ces gens-là sont venus au monde par une incision que l’art a faite. »

Cette ouverture de l’abdomen rouloit depuis plus de six semaines dans la tête de mon père… Il avoit lu, et à force de lire et de réfléchir, il s’étoit convaincu qu’un coup de bistouri dans l’épigastrium n’étoit pas plus dangereux, que les coups de lancette que l’art de la phlébotomie distribue avec tant de prodigalité..... Plein de cette idée, il se persuada que ma mère, frappée de toutes ces raisons, ne demanderait pas mieux qu’on m’ouvrît un pareil passage… Juste ciel ! à peine eut-il prononcé le mot… La mort même n’est pas plus pâle… Ma mère en tressaillit jusques dans la pointe des cheveux..... Mon père n’insista pas. Il sortit, et se contenta de déplorer son malheur.

Il faut l’avouer ; les héros que je viens de citer faisoient encore moins d’honneur au système de mon père que mon frère Robert. — Il étoit né, et il avoit été baptisé pendant un voyage que mon père avoit fait à Epsom. — C’étoit le premier enfant qu’eût ma mère..... Avec cela, il étoit venu la tête la première..... Jugez de son esprit !

Il en avoit si peu, que mon père, après avoir essuyé le refus de ma mère, voulut au moins essayer si son fils puîné ne feroit pas une meilleure figure dans le monde en l’y faisant arriver par les pieds. —

Mais il ne pouvoit pas raisonnablement attendre une pareille complaisance de la part de la vieille sage-femme, ni de toute autre… livrées à la routine qu’elles ont apprise, elles ne veulent pas en sortir. — C’est ce qui excitoit mon père à prendre un accoucheur. Ces messieurs sont plus lestes, et franchissent plus aisément les idées communes.

Le docteur Slop, dans le grand nombre, lui parut mériter la préférence. — Ses ciseaux, de nouvelle invention, étoient, à la vérité, son instrument favori : mais cela ne l’avoit pourtant pas empêché, dans son traité, de dire quelque chose qui avoit rapport à l’opinion de mon père ; et mon père jugea qu’il seroit plus disposé qu’un autre à la suivre. — Il s’embarrassoit peu que ce fût par des raisons purement obstétriques que le docteur Slop inclinât à faire venir l’enfant les pieds devant… Peut-être n’avoit-il pas songé au grand bien que cette méthode devoit faire à l’ame. Qu’importe ?… il suffisoit que les vues de mon père se trouvassent remplies ; tant mieux si celles du docteur Slop étoient un avantage de plus.



CHAPITRE X.

Eh bien ! on attendra.


Enfin mon père et le docteur Slop se joignirent ensemble contre mon oncle Tobie, dans la conversation qui s’ensuivit. — Il est difficile de concevoir comment un homme qui avoit si peu de littérature, pouvoit se défendre contre deux champions de cette force… Vous pouvez faire là-dessus, madame, telles conjectures qu’il vous plaira ; et tandis que votre imagination est en mouvement, vous pouvez aussi chercher à pénétrer par quelles causes la blessure que mon oncle Tobie reçut dans l’aine, lui donna un si grand fond de modestie. — Rien ne vous empêche aussi de vous former un système sur la perte fatale que j’ai faite de mon nez, en vertu du contrat de mariage de ma mère ; — ni de faire des réflexions sur le malheur que j’ai essuyé d’être nommé Tristram, malgré les idées de mon père, et contre le désir de toute la famille, et même de mon parrain et de ma marraine. — Oui, madame, vous pouvez résoudre ces différens cas, et cinquante autres avec, si vous en avez le temps. — Mais je vous préviens d’avance que vous ferez des efforts inutiles. Le sage Alquife lui-même, et la fameuse Urgande, y perdroient leur magie. — Ce sont-là des énigmes trop difficiles à développer. Il y faut mon secours… mais attendez, s’il vous plaît, que j’en aie le temps ; il viendra, et vous verrez alors une suite de choses que vous n’attendez sûrement pas. —


CHAPITRE XI.

Le Docteur Slop n’y est plus.


« Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, avec un peu plus de chaleur et de vivacité qu’il n’en mettoit ordinairement dans ses souhaits, je voudrois que vous eussiez vu quelles armées prodigieuses nous avions en Flandre… »

Mon oncle Tobie étoit bien éloigné de faire de la peine au docteur Slop ; mais ce souhait fit sur lui la plus terrible impression… Oui, monsieur, le docteur en fut déconcerté. Cela seul jeta ses idées dans le désordre ; elles se dispersèrent de tous côtés. Il ne put jamais les rallier.

En toutes disputes, soit qu’elles soient sur l’honneur, sur l’intérêt, sur l’amour, sur l’amitié, ou sur la haine ; soit aussi qu’elles s’élèvent entre hommes ou femmes, il n’importe, je n’en fais aucune différence ; rien n’est si dangereux, madame, que de faire partir ainsi de côté un souhait inattendu sur quelqu’un des athlétes. — Il n’en faut pas davantage pour l’abasourdir. — Remarquez pourtant que je ne parle pas ici de toutes les espèces d’hommes, et de toutes les espèces de femmes. — Il y en a dont l’humeur tenace, en pareil cas, ne cède qu’à des argumens immersifs ; ce sont des dogues qui se chamaillent ; il leur faut, tout au moins, l’épreuve de l’eau. Mais on n’avoit pas besoin, dans ces sortes de circonstances, de faire intervenir les élémens vis-à-vis de mon père, du docteur Slop, de mon oncle Tobie. Mon oncle Tobie, le docteur Slop et mon père étoient d’un autre acabit. Leurs perceptions plus fines, leurs sens plus délicats… enfin, vous voyez clairement qu’il faut des choses moins fortes pour étourdir certaines gens. — Un simple souhait suffit en pareille occasion, et je ne connois qu’un moyen d’en détourner l’influence. C’est de se lever aussitôt, et de souhaiter au souhaiteur quelque chose en retour, qui soit à-peu-près de la même valeur, et qui fasse équilibre. — On reste alors à l’unisson. C’est même le moins qui en puisse arriver ; on peut quelquefois gagner l’avantage de l’attaque. —

J’éclaircirai tout cela dans mon chapitre des souhaits. —

Mais le docteur Slop n’entendoit rien à la nature de sa défense. Éperdu, confondu, stupéfait, Harpocrate en personne lui eût mis le doigt sur la bouche, qu’il n’auroit pas gardé un plus profond silence. — Il y avoit déjà quatre minutes et demie qu’il n’avoit parlé. La cinquième eût été fatale… mon père vit le danger. Jamais conversation n’avoit été plus intéressante. — Il ne s’agissoit rien moins que de savoir si l’enfant de ses prières et de ses efforts naîtroit avec une tête ou sans tête. — Il attendoit que le docteur Slop, en faveur de qui étoit le souhait de mon oncle Tobie, profitât du dernier moment qui lui restoit, pour user de son droit de représailles, et de le payer par un autre. Mais quand il vit sa confusion, et qu’il s’aperçut qu’il continuoit de regarder avec cette perplexité vague qui annonce l’embarras, l’étonnement et la surprise de l’ame, et que ses yeux se fixoient tantôt sur mon oncle Tobie, tantôt sur lui-même ; qu’ils s’élevoient, s’abaissoient, qu’ils erroient le long de la corniche de la boiserie, et parcouroient de l’est à l’ouest, et du nord au midi, tous les points opposés du compas… enfin, quand mon père vit qu’il commençoit à compter les vieux clous dorés ou dédorés qui étoient sur les bras de son fauteuil, mon père jugea qu’il n’y avoit pas un moment à perdre, et il reprit lui-même le discours.


CHAPITRE XII.

Cela seroit à souhaiter.


« Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre ?….

Frère Tobie !… » dit mon père en ôtant sa perruque avec la main droite, tandis qu’il tiroit de sa poche droite, avec la main gauche, un mouchoir rayé des Indes pour s’essuyer la tête….

Mais, bon Dieu ! mon père, que faisiez-vous là ? à quoi songiez-vous ? ne voyez-vous donc pas que vous aviez tort ?… tort ?… oui, sans doute, et en voici la raison.

Ah ! j’aurois bien peu de raison moi-même de vouloir prouver à mon père, en style direct, qu’il avoit tort. Les enfans doivent respecter jusqu’aux erreurs de ceux qui leur ont donné l’existence.

Changeons donc vîte le mode de mon langage. Je ne mettrai le tort de mon père qu’en récit ; encore ai-je là-dessus quelque scrupule.


CHAPITRE XIII.

Réflexions fort sensées.


Une bagatelle produit souvent de grands effets. Combien de sujets, qui n’étoient pas en eux-mêmes d’une plus grande importance, que de savoir avec quelle main mon père devoit ôter sa perruque, ont divisé les plus grands empires ! combien de couronnes, pour des causes aussi légères, ont chancelé sur la tête des monarques ! mais qui ne sait pas cela aussi bien que moi ? il est donc inutile de dire que chaque chose en ce monde est liée à des circonstances qui donnent à chaque chose ses côtés, sa forme, sa figure...... resserrez-les, étendez-les, elles font chaque chose ce qu’elle est, grande, petite, bonne, mauvaise, indifférente ou intéressante : c’est selon le cas.

Il est clair que le mouchoir de mon père étant dans sa poche droite, il n’auroit pas dû souffrir, dès qu’il en avoit besoin, que sa main droite s’engageât dans une autre occupation. — C’est à sa main gauche qu’il devoit entièrement confier le soin d’ôter sa perruque. — Les choses alors se seraient faites tout naturellement. L’envie d’essuyer sa tête lui seroit venue cent et cent fois, qu’il n’auroit eu qu’à fouiller tout simplement dans sa poche droite, avec la main droite, c’eût été la chose du monde la plus aisée. Il l’auroit fait sans effort et sans la moindre contorsion dans les tendons, les nerfs et les muscles de son corps. —

En ce cas, à moins que mon père n’eût voulu tenir sa perruque de mauvaise grâce avec la main gauche, en faisant faire quelques angles ridicules à son coude et à son poignet, toute son attitude eût été facile, naturelle, sans gêne ; et Reynolds lui-même, tout grand peintre, tout peintre aimable qu’il soit, auroit pu le peindre de cette manière.

Mais la façon dont mon père s’y prit étoit bien différente. — C’étoit une attitude si originale !…

Vers la fin du règne de la reine Anne, et au commencement du règne de Georges Ier., les poches des habits étoient coupées si bas ! — Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. — Le père du mal lui même se fût occupé, pendant un mois entier, à inventer quelque manière de les placer encore plus désavantageusement, qu’il n’auroit rien fait de pire.


CHAPITRE XIV.

Un rien nous déconcerte.


C’est une chose qui n’a jamais été facile sous aucun règne, à moins que vous ne soyez aussi mince et aussi fluet que moi, que de forcer votre main à traverser diagonalement tout votre corps pour fouiller dans le fond de votre poche opposée : mais en 1718, lorsque cette aventure arriva, cela étoit très-difficile. — Mon père, qui s’obstina au succès dans cette occasion, fut nécessairement obligé de faire faire à ses bras une espèce de zigzag qui auroit frappé les yeux les moins clairvoyans. Jugez s’il échappa à mon oncle Tobie qui en avoit tant vu ! tous les zigzag de la porte saint-Nicolas lui revinrent sur le champ à l’esprit. — Un clou, dit-on, chasse l’autre, et les zigzag chassèrent aussitôt de son idée le sujet actuel de la conversation. Il ne songea plus qu’au siége de Namur, et déjà il sonnoit Trim pour lui dire d’aller chercher son plan, son compas et son secteur, afin de mesurer les angles de retour des traverses de l’attaque, et singulièrement celui où il avoit eu l’honneur de recevoir sa blessure dans l’aine… Mais mon père fronça le sourcil, rida son front… Il rougit, et mon oncle, mon pauvre oncle Tobie se trouva subitement désarçonné...... il étoit déjà juché sur son cher califourchon, et comme il alloit courir !…



CHAPITRE XV.

Monsieur un tel et tant d’autres n’agissent pas de même.


Il en sera tout ce qu’on voudra ; mais c’est une idée que j’ai conçue, et elle en vaut peut-être bien d’autres. Le corps de l’homme et son esprit sont précisément, selon moi, comme un just’aucorps garni de sa doublure. Déchirez l’un, vous déchirez l’autre. Je ne trouve en cela qu’une exception ; c’est lorsque vous êtes assez heureux pour que le just’aucorps soit de ces espèces d’étoffes qui ont beaucoup d’apprêt, et qui se coupent, tandis que la doublure est d’un tissu flexible qui se prête et résiste.

Zénon, Cléanthe, Diogène le Babylonien, Antipater, Panætius et Possidonius parmi les Grecs...... Caton, Varron et Sénèque parmi les Romains… Pantenus, Clément d’Alexandrie, et Montaigne parmi les chrétiens, avec une trentaine, et peut-être plus d’honnêtes gens aussi peu soucieux que moi, et dont je ne me rappelle malheureusement pas les noms, étoient de la même opinion. — Tous prétendoient que leurs jacquettes étoient faites de la même manière ; vous les auriez pliées, dépliées, tournées, virées, chiffonnées, coupées, déchirées… Vous les auriez mises en lambeaux, vous les auriez effilochées, vous en auriez fait de la charpie… Tout cela étoit égal. Le dessous ne s’en ressentoit pas. Il n’en valoit pas moins d’une épingle.

D’honneur je me crois habillé de la même étoffe. Jamais justaucorps ne fut chatouillé plus vivement que le mien ne l’a été depuis quelque temps et cependant je déclare tout haut que sa doublure, autant que je puis m’y connoître, n’en vaut pas une obole de moins.

— Bon Dieu ! —
Comme on l’a tiraillé !
Houspillé !
Coupaillé !
Croquevillé !
Tailladé !
Dépecé !
Déchiquété !

Heureux ! et mille fois heureux que la doublure en étoit souple ! Un gant, bien passé, ne l’est pas davantage… Encore une fois, quel bonheur !… Par le ciel !… À la manière dont on a traité le dessus, il ne seroit pas resté un fil du dessous.

Vous messieurs, qui, de mois en mois, jouez le rôle d’inquisiteurs littéraires, et feuilletez ou ne feuilletez point du tout les écrits dont vous parlez, vous qui avez si cruellement mutilé mon pauvre justaucorps, d’où vient, je vous prie, paroissiez-vous aussi en vouloir à sa doublure ? Que diable vous a-t-elle jamais fait ?…

Vous m’en croirez si vous voulez : mais je vous assure que je vous recommande de toute mon ame, ainsi que vos affaire à l’Être tout-puissant, qui n’insulte personne… Que Dieu donc vous bénisse ! Et si le mois prochain quelqu’un de vous grince encore les dents, et se déchaîne contre moi, comme vous avez fait au mois de mai, qui, par parenthèse, étoit fort chaud, ne soyez point surpris si, au lieu d’entrer en effervescence, je file doux sur la chose…… J’ai pris mon parti à votre égard. — C’est que tant que je vivrai ou que j’écrirai, ce qui est à-peu-près la même chose, je ne vous ferai pas pire que mon oncle Tobie ne fit au moucheron importun qui bourdonnoit autour de son nez pendant le dîner… Il ouvrit doucement la fenêtre : « Va, va-t-en pauvre diable ! dit il, va, pourquoi te ferois-je du mal ? ce monde est assez grand pour toi et pour moi. »

Je remarque cependant une chose : le moucheron avoit des ailes ; bien lui en prit.



CHAPITRE XVI.

Le pauvre bonhomme !


Hélas ! madame, tout homme qui auroit vu le prodigieux épanchement de couleur qui se fit sur le visage de mon père, lorsque mon oncle Tobie sonna Trim ; et je vous assure (pittoresquement et scientificalement parlant) qu’il le fit rougir de six teintes et demie, si ce n’est même de l’octave entière au-dessus de son ton naturel ; qui l’auroit vu, dis-je dans ce moment, et qui, en même-temps, auroit observé le froncement de ses sourcils, et la contorsion ridicule et extravagante de tout son corps, se seroit, je crois, imaginé qu’il étoit atteint de quelque accès de rage. — Il n’y avoit que mon oncle Tobie seul qui ne pouvoit pas s’y méprendre. — Un autre, pour peu qu’il eût aimé ces espèces d’accords qui sortent de deux instrumens à l’unisson, se feroit aussitôt vissé sur le même ton… et alors quel tapage ! quel bruit ! quel fracas ! La scène ne se seroit passée que dans le mode d’une sixième d’Aviso Scarlati… Con furia… Mais que Dieu m’accorde sa bénédiction ! Quel rapport, quelle relation l’harmonie peut-elle avoir, con furia… con strepito ?

Tout cela veut dire, madame, qu’un autre que mon oncle Tobie eût conclu que mon père étoit en colère, et qu’il s’y seroit mis aussi, ou que du moins il l’auroit blâmé de s’y être mis. Mais mon oncle Tobie, dont le cœur interprétoit toujours le plus favorablement les choses qui se passoient sous ses yeux, ne blâma que le tailleur qui avoit placé la poche de mon père trop bas… Il se tint assis tranquillement jusqu’à ce que mon père en eût tiré son mouchoir… Il le regarda pendant tout ce temps avec un air qui exprimoit l’intérêt le plus tendre. Enfin mon père prit la parole.


CHAPITRE XVII.

Mon oncle Tobie argumente à sa mode.


Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre ?.....

« Frère Tobie ! s’écria mon père, je te crois un des plus honnêtes hommes, un des cœurs les plus droits, une des ames les plus sensibles qui jamais ait existé… Je sais que ce n’est pas ta faute si tous les enfans qu’on a faits sont venus dans ce monde la tête la première… Tu n’es pas cause qu’on enverra peut-être arriver aujourd’hui un millier en Angleterre de cette façon, et qu’il n’en vienne ainsi une multitude d’autres par la suite. — Mais, crois-moi, mon cher Tobie, c’en est bien assez pour ces malheureuses créatures, que d’être la victime des écarts, des inattentions, des inadvertances de leurs pères au moment qu’ils songent à les faire… C’est bien assez des peines, des chagrins, des embarras, des difficultés qu’elles essuient dans ce monde après qu’elles y sont entrées, sans qu’il soit besoin de les exposer dans leur passage à des accidens et à des malheurs d’une autre espèce. — »

Mais, dit mon oncle Tobie, en mettant sa main sur le genou de mon père, et en le regardant fixement avec le désir d’avoir une réponse, ces dangers sont-ils plus grands aujourd’hui qu’ils n’étoient autrefois ? « Frère Tobie, dit mon père, si un enfant naissoit vivant, s’il étoit bien constitué, s’il se portoit bien, si la mère n’essuyoit point d’accidens fâcheux, nos grands-pères, qui étoient des gens simples, n’en demandoient pas davantage. Mais… » Mon oncle Tobie retira aussitôt sa main de dessus le genou de mon père, se pencha doucement sur le dos de sa chaise, leva les yeux justement à la hauteur de la corniche de la chambre… Alors il dirigea ses muscles buccinatoires le long de ses joues, ses muscles orbiculaires autour de ses lèvres… Ces instrumens firent leur devoir, et mon oncle Tobie siffla son lilaburello.


CHAPITRE XVIII.

La précaution.


Mais quel autre bruit prend le dessus ?… Ah ! c’est le docteur Slop… Ciel ! comme il frappe des pieds ! comme il jure… Qu’a-t-il donc ? À qui en veut-il ?… La chose est éclaircie. C’est contre Obadiah qu’il s’exerce. Ah ! Monsieur, j’aurois souhaité que vous l’eussiez entendu. Il vous auroit peut-être guéri pour jamais du vil défaut de jurer et de salir votre langage de toutes ces expressions ignobles et choquantes qui vous sont si familières. —

Si le récit pouvoit produire sur vous le même effet !… Voyons.

La gouvernante du docteur Slop remit à Obadiah, sans hésiter, les instrumens de son maître, et le sac verd qui en renfermoit le précieux dépôt. — Mais comment les porteroit-il ? Cela lui donna quelque inquiétude. Obadiah en prit aussi. Après y avoir bien réfléchi, ils décidèrent qu’il les porteroit en bandoulière. Sur le champ il alongea les cordons du sac, en défaisant le nœud qui étoit trop près… Il le fit plus loin, et elle lui aida à passer sa tête et son bras. Cette invention étoit fort bonne ; mais elle avoit un inconvénient. Elle laissoit l’entrée du sac ouverte, et il y avoit à craindre, on pouvoit même parier que les instrumens sortiroient du sac, lorsque Obadiah, qui se proposoit de ne faire qu’une course, se mettroit à galoper. Il fallut donc encore se consulter. — Le préservatif ne tarda pas à leur venir à l’esprit. Ce fut de rapprocher les bords du sac en forme de bourse, et de les retenir dans cet état avec les cordons. Un seul nœud n’eût peut-être pas résisté longtemps. Obadiah en fit une demi-douzaine qui ne lui coûtèrent de plus que la peine de les faire. Il n’étoit pas chiche de cette monnoie, et il y employa toute sa force.

Voilà donc les choses en règle. Elles répondoient surtout aux intentions de la ménagère du docteur Slop : mais ces précautions, quelque bien imaginées qu’elles fussent, n’étoient pas encore suffisantes pour remédier à des accidens qu’ils n’avoient prévus ni l’un ni l’autre. Obadiah partit. C’est alors qu’il s’aperçut que leur sagacité ne les avoit pas fait songer à tout. Les instrumens ne pouvoient pas sortir ; cela étoit sûr. Mais libres dans le fond du sac, qui étoit devenu conique, ils ballotoient les uns contre les autres au plus léger trot du cheval, et c’étoit un tintement !… un cliquetis !… Le forceps, le tire-tête, le levier, la seringue, faisoient un bruit si effrayant, que le dieu de l’hymen lui-même se seroit enfui de peur, si, par hasard il eût rodé sur cette route. Obadiah accéléra bientôt sa marche, et du trot il passa au grand galop… Il avoit une femme et trois enfans. Le bruit étoit incroyable : mais la turpitude de la fornication, et les autres mauvaises conséquences politiques qu’il en pouvoit tirer ne lui vinrent pas seulement une fois à l’idée. — Cela fit cependant un effet prodigieux sur son esprit. Le poids lui parut énorme, et il ne lui fut bientôt plus possible de le supporter. Le tintamare étoit si violent, que le pauvre diable ne pouvoit pas s’entendre siffler lui-même.



CHAPITRE XIX.

Hélas ! il n’est plus temps.


C’étoit là sa peine. Obadiah avoit une passion extrême pour la musique des instrumens à vent. L’harmonie des instrumens musicaux dont il étoit chargé, lui déplaisoit en proportion. Il s’arrêta donc tout court, et chercha dans son imagination s’il ne trouveroit pas quelque moyen qui pût le faire jouir des agrémens de son instrument favori.

Il y a de certaines calamités dont on peut se tirer par le secours de petites cordes : alors rien n’est si prêt à entrer dans la tête d’un homme que le cordon de son chapeau. Cette philosophie est si près de la surface !… Je dédaignerois peut-être moi de l’y faire glisser. — Mais Obadiah étoit dans un cas mixte. Oui, monsieur, c’étoit-là sa situation. Elle étoit tout à-la-fois obstétricale, papisticale, équistricale et musicale. Il est permis dans ces sortes de cas de se servir du premier expédient qui se présente. C’est ce qu’Obadiah fit sans hésiter. Il délit le cordon de son chapeau, empoigna d’une main le sac et ses quilles, si l’on peut parler avec irrévérence des outils du docteur Slop, mit le bout du cordon entre ses dents, et lia le sac et les instrumens d’un bout à l’autre. Il lui fit faire tant de tours, il croisa tant de fois, il fit tant de nœuds, il les serra si fort, que quand le docteur Slop eût eu quelques fractions de la patience de Job, il les auroit perdues en voulant seulement en défaire un seul. — Je vous assure que ma mère auroit pu accoucher quatre fois avant que le sac verd eût été débarrassé de la moitié de ses entraves.

— Pauvre Tristram ! comme le sort t’a balloté ! De combien de petits accidens il t’a rendu le jouet ! Ah ! s’il ne s’étoit pas fait un plaisir de te regarder comme l’objet de ses amusemens, je parierois cinq contre un que tes affaires seroient bien différentes ! Du moins tu n’aurois pas été exposé aux humiliations qui t’ont accablé : ton nez auroit échappé aux revers sinistres qui l’ont mutilé. — Ta fortune et les occasions qui se sont si souvent présentées de la faire pendant le cours de ta vie, ne t’auroient pas manqué comme elles ont fait. Elles n’auroient pas fui de toi avec mépris. Tu n’aurois pas été forcé toi-même de les abandonner. Tristram, ô malheureux Tristram ! Voilà ce que c’est que de n’avoir pas de nez. Mais où me laissai-je emporter ? que fais-je ? que dis-je ? n’ai-je donc pas déjà décidé que je n’en parlerois point aux curieux, que je ne fusse dans ce monde ? je ne veux point manquer de parole. — Cet événement ne tardera peut-être pas à se réaliser.


CHAPITRE XX.

Ce qui fixe nos idées.


Les grands esprits se rencontrent. Lisez surtout nos auteurs contemporains ; vous les trouverez presque toujours avec ceux qui les ont précédés. — Mais ce n’est point de cela que je m’occupe. — Obadiah étoit arrivé. Il avoit déposé son sac verd et ses instrumens bien garottés dedans. Il avoit reçu la couronne que mon père lui avoit promise ; mon oncle Tobie lui avoit aussi donné la sienne. Mais le docteur Slop n’avoit pas encore daigné jeter les yeux sur ce qu’il avoit apporté. L’idée ne lui en vint qu’au sujet de la dispute qu’il eut avec mon oncle Tobie et avec mon père, sur la préférence qu’il méritoit, disoit-il, qu’on lui donnât sur la vieille sage-femme. Alors la même pensée lui vint à l’esprit. « Parbleu ! dit-il en lui-même, il faut rendre graces à Dieu de ce que madame Shandy nous donne du loisir. — Il se pourroit faire qu’on la portât sept fois sur le lit de misère avant qu’on eût seulement défait la moitié de ces nœuds. »

Cependant il faut distinguer. La pensée qu’eut ici le docteur Slop n’étoit point une de ces pensées fixes et déterminées qui viennent quelquefois tout-à-coup ; la sienne flottoit dans son esprit sans voiles, sans lest et sans gouvernail, comme une simple proposition. Il y en a ainsi des millions qui chaque jour nagent tranquillement au milieu du fluide léger de l’entendement humain. Elles y restent dans l’inaction sans avancer, sans reculer, jusqu’à ce que le vent ou le tourbillon de quelque passion les fasse enfin dériver, et les pousse de quelque côté.

Un bruit soudain qui se fit entendre au-dessus de la salle autour du lit de ma mère, rendit ce service à la pensée ou à la proposition du docteur Slop. « Par tous les diables ! s’écria-t-il, à moins que je me dépêche, ce que j’ai dit va sûrement arriver, »



CHAPITRE XXI.

Grand événement.


Mais ces nœuds !… Ne croyez pas, je vous prie, que j’aie entendu vous parler, dans tout ce que je vous ai dit, de cette espèce de nœuds que l’on connoît sous le nom de nœuds coulans. Ce que j’ai à dire des nœuds coulans dans le cours de ma vie, et de mes opinions, viendra beaucoup plus à propos lorsque je parlerai de la catastrophe qui arriva à mon grand oncle, M. Hammon Shandy, petit homme, fier, haut, turbulent, têtu, d’une imagination vive, ardente, et qui se jeta à corps perdu dans les affaires du duc de Montmouth. — Mon opinion sur ces sortes de nœuds se développera dans mon chapitre sur les nœuds en général. Les nœuds dont j’ai voulu parler ici, n’étoient ni de cette espèce, ni d’aucune autre qui fût facile à défaire. — C’étoient des nœuds d’une espèce diabolique, et tels enfin qu’Obadiah les savoit faire, et qu’il les avoit fait ; c’est-à-dire, bona fide. Il en avoit fait un et même quelquefois deux à chaque rencontre des bouts du cordon, et les avoit entrelacés les uns dans les autres. Tous se tenoient. C’étoit plutôt un engrenage de nœuds, que des nœuds séparés.

Avec de pareils nœuds, et tant d’autres obstacles qui se rencontrent sur le chemin de la vie, un homme pressé prend tout d’un coup son parti. Il tire promptement son couteau de sa poche, et coupe tout net ce qui l’offusque. La conscience dicta un autre moyen au docteur Slop ; le cordon n’étoit pas à lui, c’eût été faire du tort à quelqu’un ; d’ailleurs, il étoit bon, c’eût été dommage de le couper. — Il appliqua donc ses dents à ce travail. — C’étoient-là ses instrumens de prédilection ; il en faisoit le plus grand cas. Mais, malheureusement, il s’en servit si mal dans cette occasion, il trouva une telle résistance dans les nœuds, qu’il n’en avoit pas encore défait trois, qu’elles étoient toutes ébranlées. Diable ! dit-il. Alors il essaya de faire faire cet ouvrage à ses doigts et à ses pouces, mais ses ongles en souffrirent encore bien plus vivement… Que la peste le crève ! dit-il… Je n’en viendrai pas à bout. —

Cependant, le bruit redouble autour du lit de ma mère… « Je voudrois qu’il fût à tous les diables, dit le docteur Slop. Je ne déferai jamais ces nœuds. » — Ma mère jeta un cri perçant qui se fit entendre dans toute la maison. Jarni ! dit le docteur Slop. Prêtez-moi votre couteau. Il faut bien enfin couper ces nœuds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Morbleu ! Sambleu ! — ..... Mais qu’avez vous donc !… Ce que j’ai ?… Ne le voyez-vous pas ?..... Et c’est à moi qu’il faut que cela arrive ? À moi qui suis le seul accoucheur de tout le canton. Je me suis coupé le pouce jusqu’à l’os. Me voilà bien à présent ! Cet accident va me ruiner. Je suis perdu. — Je voudrois que le diable l’eût emporté avec ses nœuds. L’animal !

Mon père avoit beaucoup d’amitié pour Obadiah, et ne pouvoit pas supporter aisément que le docteur Slop le traitât si mal. — Cependant, si cet accident du docteur Slop eût été toute autre chose qu’une simple coupure au pouce, mon père lui auroit passé son emportement ; sa prudence eût triomphé. — Mais faire tant de bruit pour si peu ! Mon père en fut choqué, et se détermina à s’en venger.



CHAPITRE XXII.

Consolation.


Il commença par plaindre le docteur Slop… « De petites imprécations, dit-il, pour de grandes choses, ne servent à rien. Elles ne font que diminuer la force et le courage dont nous avons besoin. » — Je l’avoue, répliqua le docteur Slop. — C’est jeter sa poudre aux moineaux contre le feu d’un bastion, dit mon oncle Tobie, en interrompant son air. Elles ne servent qu’à mettre les humeurs en mouvement, dit mon père, sans en dissiper l’acrimonie. Pour moi, je me suis rarement permis de jurer et de maudire ; cela n’est bon à rien. Cependant, cela m’est arrivé quelquefois : mais alors j’ai toujours eu la présence d’esprit..... Vous aviez raison, dit mon oncle Tobie… de ménager les choses de manière qu’elles répondissent à mon but ; c’est-à-dire, que je ne jurois précisément qu’autant qu’il falloit pour dissiper la cause qui m’obligeoit à me servir de ce remède. — Un homme sage devroit toujours avoir l’attention d’en peser la dose sur le besoin qu’il en a, et dans une proportion exacte avec la révolution qu’il éprouve dans ses humeurs, et selon qu’il a été plus ou moins affecté de l’injure qu’il a reçue, et de l’intention qu’on a eu en lui faisant injure.

Les injures, dit mon oncle Tobie, ne partent que du cœur.

C’est pour cela, continua mon père, avec la gravité de Miguel de Cervantes, que j’ai toujours eu la plus grande vénération pour un grand homme, docteur Slop, que vous ne connoissez pas, et qui, dans la défiance qu’il avoit de sa propre discrétion sur ce point, écrivit à son loisir une espèce de dispensaire à ce sujet. — Il y indiqua toutes les espèces de juremens, d’imprécations, de malédictions, dont on pouvoit faire usage dans les circonstances, depuis la plus légère provocation jusqu’à la plus vive qu’on pût exciter. — Dès qu’il l’eut fait, revu, corrigé et augmenté, il en déposa le cahier sur une des tablettes de sa cheminée, à une hauteur où il pouvoit facilement atteindre, afin de le pouvoir toujours consulter au besoin.

— Bon, bon ! dit le docteur Slop, une pareille chose n’est jamais venue à l’idée de personne, et elle a encore été moins exécutée.

— Pardonnez-moi, reprit mon père, j’en lisois encore ce matin des passages, quoique sans besoin, pendant que le frère Tobie versoit le thé. J’en ai là une copie sur ma tablette… Mais, si je m’en ressouviens bien, cela est trop fort, trop violent pour une coupure au pouce.

— Trop violent ? dit le docteur Slop, point du tout. Je voudrois que le diable tordît le cou à ce drôle-là.

— En ce cas, dit mon père, elle est à votre service. Mais j’y mets une condition ; c’est que vous lirez haut.

Mon père se leva et chercha aussitôt le papier dont il parloit. — C’étoit une formule d’excommunication qu’il s’étoit procurée pour enrichir la collection curieuse dont il s’occupoit depuis long-temps. Elle avoit été écrite par Ernulphe, évêque de Rochester. Il s’en étoit fait faire une copie exacte sur l’original. —

Sa recherche ne fut pas longue ; il mit aussitôt la main sur le papier, et avec un sérieux affecté dans le regard et dans la voix, avec un ton qui auroit pu cajoler Ernulphe lui-même, il le remit au docteur Slop. Le docteur Slop enveloppa son pouce dans le coin de son mouchoir, et avec un œil de côté, quoique sans soupçon, il se mit à lire tout haut. Et que faisiez-vous pendant ce temps-là, vous, mon cher oncle Tobie ? On le devine. Vous siffliez votre lilaburello tout aussi haut que vous le pouviez. Courage ! mes enfans, et les choses iront bien.

Textus de Ecclesiâ Roffensi, per Ernulfum Episcopum.


CAP. XXIII.

excommunicatio[1].


Ex auctoritate Dei omnipotentis, patris, et filii, et spiritûs sancti, et sanctorum canonum, sanctaque et intemeratae virginis Dei genitricis Mariae[2].


CHAPITRE XXIII.

L’Excommunication.


« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur. »

Mais je pense, dit le docteur Slop, en parlant à mon père, et en laissant tomber le papier sur ses genoux, qu’il n’est pas fort nécessaire que je la lise tout haut. Il y a si peu de temps que vous l’avez lue, qu’elle vous ennuieroit… D’ailleurs, je ne vois pas que le capitaine Shandy se soucie infiniment de l’entendre… Je la lirai bien en moi-même. Point du tout, s’il vous plaît, dit mon père ; cela est contraire au traité, et j’entends qu’il s’exécute… Et puis il y a quelque chose de si particulier, de si bizarre, surtout vers la fin, que je serois fâché de perdre le plaisir d’une seconde lecture. — Le docteur Slop n’avoit pas encore tout-à-fait consenti à la faire, que mon oncle Tobie cessa de siffler son lilaburello, et lui offrit de lire en sa place… Mais le docteur Slop, au risque de le voir reprendre le dessus avec son air favori, aima mieux lire lui-même,


Atque omnium cœlestium virtutum, angelorum, archangelorum, thronorum, dominationum, potestatum, cherubin ac séraphin, et sanctorum patriarcharum, prophetarum et evangelistarum, et sanctorum innocentium, qui in conspectu agni soli digni inventi sunt canticum cantare novum, et sanctorum martyrum, et sanctorum confessorum, et sanctarum oirginum, atque omnium simul sanctorum et electorum Dei. —



Excommunicamus et anathematizamus hunc furem, vel hunc malefactorem, N. N. et à liminibus sanctae Dei Ecclesiae sequestramus.

Maledicat illum, Deus pater qui hominem creavit ! Maledicat illum Dei filius qui pro que d’accepter sa proposition. Le voilà donc qu’il élève le papier au niveau de ses yeux… Voilà aussi mon oncle Tobie qui siffle à mi-ton son ariette… et voilà enfin le docteur Slop, qui, au bruit de cet accompagnement, reprend sa lecture.

« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur, et de toutes les vertus célestes, anges, archanges, trônes, dominations, puissances, chérubins et séraphins, et de tous les saints, patriarches, prophètes, et de tous les apôtres et évangélistes, et des saints innocens, qui, dans la vue de l’agneau saint, sont dignes de chanter les nouveaux cantiques des saints martyrs et des saints confesseurs, et des vierges saintes, et de tous les saints ensemble, avec les saints élus de Dieu…

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Puisse (Obadiah, pour avoir fait ces nœuds) être damné ! Nous l’excommunions, l’anathématisons, et chassons de la sainte église de Dieu.

Puisse le Père, qui créa l’homme, le maudire ! puisse le Fils, qui souffrit pour nous, homine passus est ! Maledicat illum Spiritus sanctus qui in baptismo effusus est ! Maledicat illum sancta crux, quam Christus pro nostrâ salute hostem triomphans ascendit !


Maledicat illum sancta Dei genitrix et perpetua virgo Maria ! Maledicat illum. sanctus Michaël, animarum susceptor sacrarum ! Maledicant illum omnes angeli et archangeli, principatus et potestates, omnisque militia cœlestis !


Maledicat illum patriarcharum et prophetarum laudabilis numerus ! Maledicant illum sanctus Joannes praecursor et Baptista Christi, et sanctus Petrus et sanctus Paulus, atque sanctus Andreas, omnesque Christi apostoli, simul et caeteri discipuli, quatuor quoque evangelistae, qui suâ praedicatione mundum universum convertêre ! Maledicat illum cuneus martyrum et confessorum mirificus, qui Deo bonis operibus placitus inventes est ! le maudire ! Puisse le Saint-Esprit, qui nous régénéra par le baptême, le maudire ! (C’est Obadiah, disoit le docteur Slop.) Puisse la sainte croix, sur laquelle notre Seigneur Jesus-Christ monta pour notre salut, et triompha de ses ennemis, le maudire !

Puisse la sainte et éternelle vierge Marie, mère de Dieu, le maudire !… Puisse Saint-Michel, l’avocat de saintes ames, le maudire ! Puissent tous les anges et tous les archanges, les dominations et les puissances, et toutes les armées célestes, le maudire !… » Nos troupes juroient diablement fort en Flandre, dit mon oncle..... mais ce n’est pas de cette façon. Pour moi, je n’aurois pas seulement voulu maudire mon chien ».

« Puisse Saint-Jean le précurseur, et Saint-Jean-Baptiste, et Saint-Pierre et Saint Paul, et tous les Apôtres de notre Seigneur Jesus-Christ, le maudire ! (Obadiah) ! Et puissent le reste de ses disciples, et les quatre évangélistes, qui par leurs prédications, ont converti l’Univers… Et puisse la sainte et merveilleuse compagnie des martyrs et des confesseurs, qui, par leurs saintes œuvres, ont trouvé grâce auprès de notre Seigneur Dieu tout-puissant, le maudire ! (Obadiah.)

Maledicant illum sacrarum virginum chori, quae mundi vanâ causâ honoris Christi respuendâ contempserunt !

Maledicant illum omnes sancti, qui, ab initio mundi usquè in finem saeculi, Deo dilecti inveniuntur !

Maledicant illum cœli et terra, et omnia, sancta in eis manentia !



Maledictus sit ubicumque fuerit, sive in domo, sive in agro, sive in viâ, sive in semitâ, sive in sylvâ, sive in aquâ, sive in ecclesiâ !


Maledictus sit vivendo, moriendo, manducando, bibendo, esuriendo, sitiendo, jejunando, dormitando, dormiendo, vigilando, ambulando, stando, sedendo, jacendo, operando, quiescendo, mingendo, vacando, flebotomando !

Puisse le cœur sacré des vierges saintes, qui, pour la gloire de Jesus-Christ, ont méprisé les vanités de ce monde, le damner !

Puissent tous les saints, qui, depuis le commencement du monde jusqu’à la fin des siècles, seront aimés de Dieu, le damner !

Puissent le ciel et la terre, et toutes les choses saintes qu’ils renferment, le damner ! » (Obadiah), dit le docteur Slop ; car c’est toujours lui que j’entends.

— Mais si ce n’étoit pas lui qui eût fait ces nœuds, lui dit mon père ?

— Cela est égal, dit le docteur Slop. Au pis aller, je dirige mon intention sur la maudite main qui les a faits. À la bonne heure, reprit mon père. — Et mon oncle Tobie fredonnoit toujours son air.

» Puisse-t-il être maudit par tout où il sera, reprit le docteur Slop, dans la maison, dans l’écurie, dans le jardin, dans les champs, sur le grand chemin, dans les sentiers, dans les bois, dans l’eau, dans l’église !

Puisse-t-il être maudit en vivant, en mourant !

Puisse-t-il être damné en mangeant, en buvant, qu’il ait faim ou soif, qu’il jeûne, qu’il dorme, qu’il sommeille légérement, qu’il se promène, qu’il s’arrête, qu’il s’asseye,


Maledictus sit in totis viribus corporis !


Maledictus sit intùs et exteriùs !


Maledictus sit in capillis ! Maledictus sit in cerebro !


Maledictus sit in vertice, in temporibus, in fronte, in auriculis, in superciliis, in oculis, in genis, in maxillis, in naribus, in dentibus mordacibus, in labris sive molibus, in labiis, in gutture, in humeris, in carnis, in brachiis, in manubus, in digitis, in pectore, in corde, et in omnibus interioribus stomacho tenùs, in renibus, in inguinibus, in femore, in genitalibus, in coxis, in genubus, in cruribus, in pedibus et in unguibus ! qu’il se couche, qu’il travaille, qu’il se repose, etc. etc. etc !

Puisse-t-il (Obadiah) ! être maudit dans toutes les facultés de son corps !

Puisse-t-il l’être dans l’intérieur et à l’extérieur !

Puisse-t-il être damné dans ses cheveux, dans sa tête !… »

Diantre ! dit mon père, ceci est terrible.

« Dans ses tempes, reprit le docteur Slop, dans ses oreilles, dans ses sourcils, dans ses yeux, dans ses joues, dans ses mâchoires, dans ses narines, dans ses grosses et petites dents, dans ses lèvres, dans sa gorge, dans ses bras, dans ses épaules, dans ses poignets, dans ses doigts, dans sa bouche, dans son sein, dans son cœur, dans son estomac, dans ses entrailles !

Puisse-t-il être damné dans ses reins, dans ses aines !… »

Dans ses aines ! À Dieu ne plaise ! s’écria mon oncle Tobie….

» Dans ses cuisses, reprit le docteur Slop, dans ses… (mon père ne put s’empêcher de sourire) dans ses hanches, ses genoux, ses jambes, ses pieds, ses orteils, ses ongles.

Maledictus sit in totis compagibus membrorum ! A vertice capitis usquè ad plantam pedis, non sit in eo sanitas !


Maledicat illum Christus filius Dei vivi, toto suae majestatis imperio !

Puisse-t-il être maudit dans toutes les jointures et articulations de ses membres, depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds ! Puisse-t-il n’avoir rien de sain dans tout son corps !

Puisse le fils du Dieu vivant !… »


Mon oncle Tobie ne laissa pas achever le docteur Slop… En se jetant sur le dos de son fauteuil, il poussa un sifflement d’une si longue tenue, et d’une modulation si plaintive, que le docteur Slop en fut interrompu.


CHAPITRE XXIV

Il en manque encore.


Par la barbe d’or de Jupiter et de Junon… De Junon ? oui, de Junon, de Vénus, de Minerve, et par la barbe de tous les dieux et de toutes les déesses de l’empirée… Ce sont bien des barbes… Et il y a encore les divinités aériennes, les divinités de la terre, les divinités des fleuves, des bois, des fontaines, des enfers, sans compter les divinités subalternes, les ganymèdes et les catins des uns, les greluchons et les farfadets des autres. Par la barbe humide de Neptune et de Thétis, par la Barbe enfumée de Pluton et de Proserpine, et par toutes les barbes sacrées de toutes ces divinités mâles et femelles ! Notre ami Varron, dans un de ses cinq cents volumes, en a compté trente mille, et il n’y en a pas une, qui, en particulier, ne réclame le privilége que l’on ne jure par elle… Par toutes ces barbes, donc prises ensemble, jaunes, rouges, grises, noires, blanches, longues, courtes, dures, rudes, douces, droites, hérissées, mêlées, frisées, recroquevillées, il n’importe, je jure par toutes ces ces barbes, y en eût-il quelques-unes qui ne fussent que de poil folet, que des deux mauvaises soutanes dont je suis possesseur, j’aurois donné la meilleure avec autant de franchise que Cid Hamet Angely offrit la sienne… Et cela seulement, pour être là, et entendre en ce moment l’accompagnement lamentatif de mon oncle Tobie. »


Et insurgat adversùs illum cœlum, cum omnibus virtutibus quae in eo moventur ad damnandum eum, nisi pœnituerit et ad satisfactionem venerit ! Amen, fiat ; fiat, amen.


CHAPITRE XXV.

Fin de l’excommunication.


» Et puisse le ciel, continua enfin le docteur Slop, et toutes les puissances qui y agissent, le damner ! (Obadiah) à moins qu’il ne se repente et ne fasse satisfaction. — Amen, ainsi soit-il ; ainsi soit-il, amen. »

Pour moi, dit mon oncle Tobie, je ne voudrais pas même maudire le diable avec tant d’aigreur. — Cela n’est pas nécessaire, répondit le docteur Slop ; le diable est lui-même le père des malédictions. Et moi non, reprit mon oncle Tobie. — Il y a déjà longtemps qu’il est maudit et damné à toute éternité, ajouta le docteur.

Ma foi ! j’en suis fâché, dit mon oncle. —

Le docteur Slop commençoit à rouvrir la bouche pour répondre à mon oncle, et surtout pour lui faire compliment sur son accompagnement, mais la porte s’ouvrit avec violence.


CHAPITRE XXVI.

Ma manière de voir.


Oh ! dites-moi, mes chers compatriotes, grands ou petits, jeunes ou vieux, dites-moi, s’il nous sied bien maintenant de nous donner des airs de triomphe ?… Je sais que le plus beau privilège d’un peuple libre est de faire tout ce qu’il veut. C’est pourquoi sans doute il n’y a point de peuple sur la terre qui jure plus cordialement et plus lestement que nous. Les filles, les femmes, les veuves, et ces espèces d’êtres qui ne sont ni filles, ni femmes, ni veuves, et font une classe à part, moins nombreuse en apparence qu’elle ne l’est réellement, tout s’en mêle. Mais, en conscience, pouvons-nous bien nous en glorifier ? Est-ce là un fonds qui nous soit propre ? Vous voyez le contraire. Nous ne sommes que des imitateurs. Il ne faut pas toujours s’imaginer qu’on a eu l’esprit d’inventer une chose, parce qu’on a l’esprit de la faire. —

C’est ce que je veux entreprendre de prouver en ce moment à tout l’univers, excepté les connoisseurs. — Ces messieurs sont si entourés des colifichets et des brinborions de la critique, ils ont la tête si remplie de principes, de règles, de compas, ils l’ont si bien meublée de termes techniques, ils sont surtout si jaloux de faire à tous propos des applications bonnes ou mauvaises de ce qu’ils savent, qu’en vérité il vaudroit mieux tout d’un coup se résoudre à sacrifier un ouvrage de génie, que de souffrir qu’il soit déchiré et mutilé de cette manière. — Je sais cela. Milord C. le sait aussi à merveille. — Comment Garrick, disoit-il l’autre jour à un de ces messieurs, a-t-il débité son monologue hier ?… Ah ! milord, contre toutes les règles. Il a bravé tous les principes de la grammaire. Croiriez vous-bien ?… enfin, voici ce qu’il a fait… Il n’y a personne qui ne sache que le substantif et l’adjectif doivent s’accorder en nombre, en genre, en cas… J’ai appris cela, moi, le premier jour qu’on m’a fait lire mon rudiment. C’est un principe sûr, et malheur à ceux qui s’en écartent ! Malheur surtout à ceux dont les oreilles se trouvent là, et qui sont frappées des bévues que font les gens qui parlent… Mais Garrick, qui ne se doutoit pas apparemment que les miennes y fussent, Garrick, ce fameux parangon, ce célèbre prototype de toute la gent théâtrale… eh bien ! Garrick a violé sans pudeur la loi fondamentale que lui prescrivoit la grammaire… D’honneur ! j’ai cru qu’il y avoit un point qui séparoit ce qu’il disoit… Mais ce n’est pas tout….


Une chûte toujours entraîne une autre chûte.


Je ne sais où j’ai vu cela. J’ai tant lu ! Mais peu importe où cet axiome se trouve. Il y a une chose plus intéressante à savoir ; c’est que ma montre s’arrête à commandement… Voilà où j’ai encore surpris mon virtuose. Le nominatif gouverne le verbe. Ainsi le verbe doit aller sans interruption à la suite du nominatif… Cela est clair : mais, ô monstruosité ! ô barbarisme intolérable ! Il a tout renversé. Douze fois… oh ! oui, douze fois, et c’est pour le moins, il a mis à mes yeux un intervalle de trois secondes et demie entre le nominatif et le verbe… Je l’ai pris sur le fait… J’ai toujours arrêté ma montre à l’instant précis qu’il a repris la parole…

Quel grammairien ! Mais en suspendant ainsi sa voix, a-t-il aussi suspendu le sens ? l’expression de son attitude, de sa contenance, ne remplissoit-elle pas le vide ? ses yeux étoient-ils aussi dans le silence ?… l’observiez-vous avec attention ? le regardiez-vous de près ? Moi ? non. Point du tout. Parbleu ! il jouoit son rôle et moi le mien. J’écoutois et je regardois à ma montre.

Excellent observateur !

À propos, vous me direz sans doute ce que c’est que ce livre nouveau qui fait courir tout le monde. Ce livre ?… en vérité, je ne sais pourquoi il fait tant de bruit. C’est la chose du monde la plus folle, la plus bizarre, la plus inconséquente, la plus absurde… L’auteur à chaque instant est hors de lui et de la raison. Elle n’y reste pas, je vous jure, un moment dans son à-plomb. Il est permis d’écrire ; mais, ma foi, quand on se mêle de bâtir un livre, il faut, selon moi, connoître un peu mieux l’architecture littéraire. Celui-ci n’est qu’un amas d’irrégularités. — Je suis sûr qu’on ne trouveroit pas dans les angles des quatre coins un seul angle droit…

L’allusion est fine. L’admirable critique !

Je porte toujours mon étui de mathématique sur moi. — Je vous avois parlé d’un certain poëme épique… Oui vraiment. Eh bien ?.... oh ! c’est ici le comble. Longueur, largeur, hauteur, profondeur, tout y blesse les dimensions. Je le sais bien. Je les ai mesurées d’après les règles tracées par le Bossu. Que la peste m’étouffe s’il y en a une d’observée !

En vérité, nous sommes dans un siècle où tout va de mal en pire. On ne se tire de Carybde que pour s’engloutir dans Scylla. Ce tableau, par exemple, qui attire tant de monde ! C’est bien la croûte la plus triste !… On dit que le peintre est original, qu’il a une manière à lui. Ah ! oui ; cela est vrai. Il n’a pas la moindre idée de l’art pyramidal de grouper ses figures. On ne voit rien en lui, absolument rien, du coloris du Titien, de l’expression du Rubens, du gracieux de Raphaël, de la pureté du Dominicain, de la précision du Corrége, du génie du Poussin, des airs du Guide, du goût de Carrache, des grands contours de Michel Ange !..... du moelleux de....

Bonté du ciel ! accordez-moi de la patience ! Mes oreilles ont été choquées pendant ma vie de bien des jargons différens. Le jargon des mystiques, le jargon des faux dévots, le jargon des enthousiastes, le jargon des encyclopédistes, le jargon des théologiens, le jargon des métaphysiciens, et le jargon plus barbare encore des avocats, les a souvent tourmentées ; mais de tous les jargons que l’on jargonne dans ce monde jargonnant, et qu’on y a jargonne depuis qu’on y jargonne ; le jargon le plus insipide, le plus assomant, est à mon avis le jargon d’un jargonneur de critique, d’un de ces connoisseurs à toute épreuve, d’un de ces amateurs à tous venans, qui ne sait très-souvent ce qu’il dit.

Grand Apollon ! si tu es dans ton humeur donnante ! ah ! donne-moi, je te prie, une dose de ton esprit divin, pénètre-moi d’un de tes rayons, et charge Mercure, s’il n’a rien à faire, de porter à Monsieur… (il n’importe qui) les règles et les compas, et fais-lui faire mes complimens. —

Ce n’est point à lui, ce n’est point à ses nombreux confrères que je veux faire la preuve que j’ai annoncée. — Il s’agit, comme vous savez, de prouver que toutes les imprécations, que tous les juremens que nous avons faits dans le monde, depuis deux siècles et demi, ne sont rien moins qu’originaux. — Que Dieu le damne, par exemple ! Eh bien ! ce jurement-là passe. Mais ouvrez Ernulphe et comparez… Ne l’y retrouvez-vous pas ? Il n’y a qu’une différence ; c’est qu’on est fort au-dessous du modèle. Nous ne pouvons atteindre à sa manière. Elle a quelque chose d’oriental qui lui donne plus d’emphase, plus d’énergie… avec cela, quelle invention ! quelle variété ! quelle abondance ! Rien ne lui échappe ; et il faudrait être bien souple pour se soustraire en la moindre chose à ses anathèmes. — Il est vrai qu’on pourrait peut-être lui reprocher plus de roideur, plus de dureté, et comme dans Michel Ange, un manque de grâce : mais en revanche, quelle excellence de goût ! nous avons beau faire, nous ne sommes que de foibles copistes.



CHAPITRE XXVII.

Elle est renversée.


Tout cela étoit fort beau. Mais mon père, qui voyoit généralement toutes les choses de ce monde avec d’autres yeux que le reste du genre humain, ne vouloit pas convenir que ce précieux morceau fût un ouvrage original. Il savoit que Justinien, dans le déclin de l’empire, avoit chargé Tribonien de rassembler toutes les lois romaines dans un code, de peur qu’à travers la rouille des temps, et la fatalité de toutes choses, elles ne passassent à la postérité que par une tradition incertaine. — À la fin, tout se déguise, se falsifie, s’altère, se perd. — Cette crainte, selon lui, avoit agité quelque souverain pontife scrupuleux, qui, à l’imitation de Justinien, chargea Ernulphe de faire, sur les anathèmes, les mêmes recherches que l’infatigable Tribonien avoit faites sur les lois des Romains, et d’en faire, comme lui, des espèces de pandectes et d’institutes. Épars çà et là, et peut-être déjà défigurés et estropiés par la corruption du langage, cette collection étoit tout aussi nécessaire que celle qui cause aujourd’hui l’enrouement de tant d’avocats, et l’assoupissement involontaire de tant de juges. —

Fondé sur cette raison, mon père auroit juré lui-même cent fois, que depuis le jurement épouvantable que Guillaume-le-Conquérant faisoit, par la splendeur de Dieu, il n’y en avoit pas un, à descendre jusqu’au jurement le plus vil d’un boueur, qui ne se trouvât dans Ernulphe. — Ils y sont tous, disoit-il, littéralement ; et s’ils n’y sont pas littéralement, ils y sont au moins par analogie, par relation, par conséquence… ce qui revient au même.

Cette idée de mon père culbute la mienne, et je n’ai rien à dire.


CHAPITRE XXVIII.

Oh ! ma Mère !


Alerte ! alerte ! au secours ! Ah ! ma pauvre maîtresse, si le ciel n’a pitié d’elle…

Eh bien ? dit mon père.

Quoi donc ? dit mon oncle Tobie.

Qu’est-ce ? dit le docteur Slop.

Elle n’en peut plus….

Et elle est presque évanouie….

Et elle a des tranchées qui la coupent…

Et les gouttes sont répandues…

Et la bouteille de julep est cassée…

Et la nourrice s’est coupé le bras…

Et moi le pouce, s’écria le docteur Slop.

Et l’enfant est toujours où il étoit.

Et la sage-femme est tombée en arrière sur le gros chenet.

Et elle a la cuisse toute meurtrie.

J’y regarderai, dit le docteur Slop.

Pardi ! c’est bien à ça qu’il faut regarder ! Vous feriez bien mieux de venir voir ce qu’il faut faire à ma maîtresse, ça presse davantage. La sage-femme vous dira tout, vous expliquera tout. Vous n’avez qu’à monter.

La nature humaine est la même dans tous les états de la vie.

La sage-femme avoit rompu en visière au docteur Slop : il n’avoit pas encore digéré cette insulte.

— Monter ? dit-il ; il seroit au contraire beaucoup plus convenable que la sage-femme descendît ici pour m’expliquer les choses.

— J’aime la subordination, dit mon oncle Tobie, et je ne sais, sans cela, continua-t-il, après la réduction de Gand, ce qu’en seroit devenu la garnison, au milieu de l’émeute qui s’éleva au sujet du pain. C’étoit en mil sept cent…

— Et moi, je ne sais pas non plus, dit le docteur Slop, en parodiant mon oncle Tobie, ce que va devenir la garnison qui est là-haut, au milieu du désordre et de la confusion où se trouvent en ce moment les choses… Le pouce comme je l’ai !… Ma foi ! la famille Shandy pourrait se ressentir de cet accident aussi long-temps qu’elle aura un nom si… Heureusement que l’application que je me propose de faire, et dont le succès dépend de la subordination des pouces et des doigts à….


CHAPITRE XXIX.

Dissertation sur l’Éloquence.


Mais à quoi ?…

Que les longues mantes des anciens étoient favorables, et que nos orateurs doivent bien en regretter le costume ! Tout a dégénéré. Sans cela l’éloquence seroit tout aussi florissante parmi nous, qu’elle l’étoit à Athènes et à Rome… C’en étoit un trait singulier que de ne point nommer la chose dont on parloit, lorsqu’elle étoit près de vous in petto, et que vous pouviez physiquement la produire à point nommé dans l’endroit où vous en aviez besoin. Une hache ébréchée..... une épée cassée, un vieux pourpoint déchiré… un casque rouillé… une livre et demie de cendres dans une urne… Et surtout quelque jeune enfant magnifiquement équippé… Oh ! représentez-vous maintenant un orateur sublime qui a si adroitement caché son bambino dans sa robe, que personne ne s’en est aperçu, et qui le montre si à propos, que qui que ce soit ne peut dire qu’il sort de sa tête ou de ses oreilles… Ah ! monsieur, quel effet ! Les digues se rompent, le torrent s’écoule ; il renverse les cervelles ; il ébranle tous les principes ; et la jurisprudence, la politique d’une nation entière sont hors des gonds. —

Mais vous le voyez, ces tours d’adresse ne pouvoient se faire que chez les peuples où la mode avoit donné la plus vaste ampleur aux robes des orateurs. — Vingt ou vingt-cinq aunes de pourpre superfine, loyale et marchande, avec de grands plis redoublés et flottans, et dans un grand style de dessein, en faisoient l’affaire..... Que nous sommes minces à présent ! Mais aussi qu’est devenu l’éloquence ? ce n’est plus qu’un filet d’eau, qui à peine fait éclore quelques fleurs sur le terrain aride où il passe. —



CHAPITRE XXX.

Le Docteur Slop manque son coup.


Le docteur Slop étoit cependant une exception. — Son sac verd, lorsqu’il commença à parodier mon oncle Tobie, étoit sur ses genoux. Cela étoit tout aussi bon pour lui que la robe la plus ample des anciens orateurs. « Heureusement, dit-il, que l’application que je me propose de faire, et dont le succès dépend de la subordination des pouces et des doigts à… » Il en étoit là au coup qu’il vouloit frapper… Il fourra précipitamment sa main dans le sac pour en tirer son forceps et le montrer… Mais le pauvre docteur tâtonna si long-temps pour le trouver, qu’il perdit tout l’effet qu’il s’en étoit promis. Les choses retournèrent même encore plus mal. Il n’arrive jamais pour un malheur dans la vie. Il semble qu’elle soit un tissu de chagrins et de contre-temps. En tirant le forceps, le forceps entraîna avec lui la seringue….

Et quand une proposition peut être prise en deux sens, c’est une loi dans les disputes, que celui qui répond, a la liberté de choisir le côté qui lui plaît le plus. — L’argument, par cela seul, tourna entièrement du côté de mon oncle Tobie. « Bon Dieu ! s’écria mon oncle Tobie, est-ce avec une seringue qu’on fait venir les enfans dans ce monde ? »


CHAPITRE XXXI.

Rien.


Je laisse en lacune tout ce que je pourrois dire ici.....

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Le chapitre suivant l’éclaircira.....



CHAPITRE XXXII.

L’effet en est ostensible.


Sur mon honneur, docteur Slop, s’écria mon oncle Tobie, vous m’avez éraillé toute la peau des deux mains avec votre forceps ; je les ai presqu’en marmelade.

— C’est votre faute, dit le docteur Slop ; si vous aviez joint vos deux poings ensemble dans la forme d’une tête d’enfant, et que vous eussiez tenu ferme.....

— Parbleu ! c’est ce que j’ai fait.

— En ce cas, dit le docteur Slop, c’est que les pointes de mon forceps ne sont donc pas suffisamment armées, ou que la goupille ne le serre pas assez, ou que peut-être la coupure de mon pouce m’a ôté un peu de mon adresse… Peut-être encore est-il possible….

Cela est fort bien, dit mon père en interrompant le détail des possibilités. Il n’en est toujours pas moins heureux pour mon fils que cette expérience n’ait pas été faite sur quelque partie de sa tête.

— Il ne lui en seroit point arrivé de mal, reprit le docteur Slop.

— Oh ! point, répliqua mon oncle ; il n’en auroit eu que la cervelle écrasée, à moins que le crâne n’eût été aussi dur qu’une grenade.

— Bon ! dit le docteur Slop, la tête d’un enfant est naturellement tout aussi douce que la pulpe d’une pomme. C’est pour cela que les sutures..... ensuite je l’aurois extrait par les pieds…


CHAPITRE XXXIII.

L’Énigme.


Non pas, s’il vous plaît.

— C’est par-là précisément, dit mon père, que je voudrois que vous commençassiez…

— Oui, oui, dit mon oncle, je vous en prie en mon particulier.

— Ah ! ah ! ma bonne femme, dit le docteur Slop, vous voilà ? eh bien ? quoi ?… auriez-vous assez d’assurance pour prendre sur vous de me dire en quelle posture est l’enfant, et si ce n’est pas plutôt la cuisse qu’il présente que la tête.

— Oh ! pour cela, réplique la sage-femme, je suis très-sûre que c’est la tête.

— Eh bien ! je le disois, nous y voilà, s’écria le docteur Slop en se retournant vers mon père ; avec ces dames, tout est positif, elles ne doutent de rien. Cependant, c’est un point fort difficile à savoir, et qu’il est pourtant de la plus grande importance de bien connoître. — Car vous concevez, Monsieur, que la méprise ici pourroit avoir des conséquences terribles. — Si c’est la cuisse, et qu’elle se présente d’un certain sens, il se peut, en la prenant pour la tête, que le forceps, au cas que ce soit un garçon…

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Le docteur Slop chuchotta fort bas à mon père ce qui pouvoit résulter de cette possibilité....

Il le dit aussi à l’oreille de mon oncle Tobie. — Oui, vraiment, dit mon oncle Tobie ; diable ! cela est de conséquence.

— On n’a point cela à craindre quand c’est une fille, dit le docteur Slop, ni même lorsque c’est un garçon, pourvu que ce soit la tête qui paroisse.....

— Oui, mais votre possibilité à la cuisse, dit mon père, peut bien aussi avoir d’autres effets non moins désagréables à la tête..... Vous pouvez tout uniment la trancher elle-même toute entière…

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Il est moralement impossible que le lecteur puisse entendre cela ; mais il suffisoit que le docteur Slop l’entendît. Il prit aussitôt son sac verd dans sa main, et avec le secours des escarpins d’Obadiah, il commença, pour un homme de son âge, à vibrer assez lestement dans la chambre. Il gagna la porte, puis le bas de l’escalier, et monta dans l’appartement de ma mère, précédé de la sage-femme.



CHAPITRE XXXIV.

Ni moi non plus.


En vérité, frère Tobie, s’écria mon père, je n’y conçois rien. Il n’y a encore que deux heures dix minutes, et rien de plus, que le docteur Slop est ici, ma montre en fait foi, regardez-y plutôt vous-même ; et, cependant, je ne sais comment il arrive que ces deux heures dix minutes paroissent un siècle à mon imagination…



CHAPITRE XXXV.

Mes offres.


Le chevalier d’Acilly disoit un jour à sa belle :


Philis, rien pour rien.
Prenez de mon bien ;
Donnez-moi du vôtre.
Qui donne un bijou,
Au moins, s’il n’est fou,
En demande un autre.


Je ne sais quels étoient ces bijoux. Moi, monsieur, je vous offre de bon cœur mon bonnet et mes pantoufles.


À condition


que vous serez attentif à tout ce chapitre.



CHAPITRE XXXVI.

Le chapitre trente-quatre continue.


Mon père feignoit, en disant qu’il ne savoit pas comment cela étoit arrivé ; il le savoit, au contraire, très-bien. Il avoit même conçu le projet d’en faire une explication claire à mon oncle Tobie. Il ne lui falloit pour cela qu’une dissertation métaphysique sur la durée et ses simples modes ; et qu’est-ce que ces choses lui coûtoient ? rien, ou presque rien. Au besoin, il en eût fait dix pour une aussi facilement qu’il fumoit sa pipe. — Celle-ci devoit donc avoir pour objet de montrer à mon oncle Tobie par quel mécanisme du cerveau la succession rapide de leurs idées, et le passage éternel d’un discours à l’autre, avoient fait prendre une étendue si inconcevable à un temps si court. Je ne sais pas comment cela est arrivé, disoit mon père, il me semble qu’il y a un siècle.

Ma foi ! dit mon oncle Tobie, je crois tout uniment que cela vient de la succession de nos idées.

Fort bien ! dit mon père. Je suis enchanté de cette solution…

Ce n’étoit pas sans raison qu’il en étoit si satisfait. Il avoit une chose qui lui étoit commune avec tous les philosophes de la terre ; c’étoit la démangeaison de raisonner sur tout ce qui se présentoit : la seule différence, c’est qu’il raisonnoit presque toujours assez bien. Mon oncle Tobie, par sa solution, lui offroit la plus vaste carrière à parcourir ; et ce qu’il y trouvoit de plus agréable, c’étoit la certitude qu’un si beau sujet ne lui seroit pas enlevé par son frère… Le bon et honnête homme ! Il prenoit généralement les choses comme elles venoient. De tous les hommes du monde il étoit peut être celui qui se troubloit le moins l’esprit par des pensées abstraites. Les idées du temps et de l’espace, la manière dont elles nous venoient, de quelle étoffe elles étoient, si elles étoient innées en nous, si nous ne les recevions qu’à la longue, en fourreau ou en culotte, et mille autres de cette espèce, ne l’embarrassoient guère. Il ne s’inquiétoit pas davantage de toutes ces recherches, de toutes ces disputes vaines sur l’infini, la préscience, la liberté, la nécessité, et tant d’autres questions subtiles dont l’inconcevable théorie avoit bouleversé tant de cervelles. Jamais la sienne n’en avoit été agitée. Mon père le savoit ; et si la solution fortuite qu’il lui donna lui fit plaisir, elle ne le surprit et ne le déconcerta pas moins.

Mais, dit mon père, vous entendez donc cette théorie ?

Moi ? point du tout, reprit mon oncle Tobie.

Point du tout ?… il n’est pas possible, frère, reprit mon père, que vous n’ayiez quelque idée de ce que vous venez de dire.

Pas plus que ma béquille, je vous assure, répondit mon oncle Tobie.

Bonté du ciel ! s’écria mon père, en levant les yeux et en joignant les mains. Il y a dans ton ignorance, frère Tobie, une dignité, une honnêteté si admirables, que ce seroit presque faire un crime que de te l’enlever pour y substituer la science ! Cependant, écoute

Là mon père emprunta un long passage de Lock, puis l’amplifia, le commenta, le compara, et fit des applications… « Si nous jetons les yeux en nous-mêmes, disoit-il, que nous y fassions des observations attentives, nous apercevrons, frère Tobie, que pendant que nous causons ensemble, et que tu fumes ta pipe et moi la mienne, ou que tandis que notre esprit reçoit successivement des idées, nous nous appercevrons, dis-je, que nous existons ; et si nous apprécions notre existence ou la continuité de notre existence, ou toute autre chose qui puisse se comparer et s’adapter à la succession de nos idées, alors la durée et de nous-mêmes et de toute autre chose co-existante avec notre pensée…

Vous m’embarrassez à la mort, s’écria mon oncle Tobie. —

Et voilà précisément, reprit mon père, le mauvais effet de la maudite manière que nous avons de calculer le temps. Nous sommes si accoutumés aux minutes, aux heures, aux jours, aux semaines, aux mois ; nous nous fions tellement aux montres, aux pendules, aux horloges, pour nous en mesurer les parcelles, qu’il arrivera quelque jour que la succession de nos idées ne nous sera d’aucune utilité. Je voudrois qu’il n’y eût pas une de ces machines dans tout le royaume.

Mais, au reste, reprit mon père, soit que nous l’observions, ou que nous ne l’observions pas, il y a dans chaque son qui frappe l’oreille d’un homme, une succession régulière d’idées d’une espèce ou de l’autre, qui se suivent comme un train… D’artillerie ? dit mon oncle. — Encore ! s’écria mon père..... non ; mais elles se succèdent à de certaines distances dans notre esprit, comme les images qui tournent dans l’intérieur d’une lanterne par la chaleur d’une bougie… Pour moi, je vous déclare, dit mon oncle Tobie, que les miennes sont comme ce tourne-broche que la fumée fait aller. Si cela est ainsi, frère Tobie, dit mon père, je n’ai plus rien à vous dire sur ce sujet.



CHAPITRE XXXVII.

Quel dommage !


C’est donc ainsi que les plus heureuses conjectures deviennent superflues !

Par le mausolée de marbre de Lucien, s’il en a un, et par ses cendres, s’il n’en a pas ! par les cendres de mon cher Rabelais ! par les cendres de mon cher Cervantes ! par ces restes des trois plus grands hommes qui aient ri agréablement à mon esprit ! Oui, je les en atteste : le discours de mon père et de mon oncle Tobie, sur le temps et l’éternité, étoit un discours dont on devoit ardemment désirer la fin. — Mais la pétulance de l’humeur de mon père mit un obstacle à sa conclusion. C’est avoir fait le vol d’un des plus précieux joyaux du trésor ontologique ; et jamais, jamais peut-être deux aussi grands hommes ne se rassembleront dans une aussi grande occasion, pour en réparer la perte.



CHAPITRE XXXVIII.

Ils vont donc m’abandonner !


Mon père resta ferme. Il ne voulut jamais reprendre le discours. Malgré cela, le tournebroche de mon oncle Tobie, ni les tourbillons de fumée qui le faisoient tourner, ne purent sortir de sa tête. — Au fond, la comparaison avoit je ne sais quoi en elle-même qui lui frappoit l’imagination. Il posa son coude sur la table, appuya le côté droit de sa tête sur la paume de sa main, regarda fixement le feu, et commença bientôt à causer et à philosopher en lui-même sur ce qu’elle lui offroit de singulier..... Mais bientôt aussi ses esprits émoussés, et par la tension continuelle où tant de sujets variés les avoient tenus, et par l’exercice constant qu’il avoit fait de toutes ses facultés, perdirent tout leur ressort… La comparaison de mon oncle Tobie bouleversa toutes ses idées ; et il étoit déjà presque endormi, avant qu’il eût seulement considéré la moitié de ses rapports et de ses analogies. —

La machine de mon oncle Tobie n’avoit peut-être pas fait une douzaine de ses révolutions, que le sommeil le plus profond le fit tomber insensible sur le dos de sa chaise.

Que la paix soit avec eux !

Le docteur Slop et la sage-femme sont occupés de leurs affaires.

Trim, de son côté, ne perd point de temps. Le siège de Messine doit se faire l’été prochain, et d’avance il façonne avec des bottes fortes une paire de mortiers qui lanceront des bombes pour écraser la ville. — Il fore même en ce moment avec un fer chaud la lumière qui doit faire partir ce tonnerre… Enfin, tous mes héros sont sortis de mes mains ; et c’est la première fois que je me trouve libre. Un moment si précieux ne doit pas se perdre dans l’oisiveté. — Profitons-en. Je me suis aperçu que je n’avois point fait de préface à mon livre. Il est bien temps d’y songer. La voici.


CHAPITRE XXXIX.

Préface de l’Auteur.


Qui, moi ? je parlerois de mon livre ? j’en ferois l’apologie ? non, monsieur, je vous jure. Jamais il ne m’arrivera d’en faire l’éloge. Il deviendra ce qu’il pourra ; je l’abandonne à son sort. Je ne le recommanderai point non plus à qui que ce soit : assez d’autres mendient des prôneurs.

Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que quand j’ai commencé à écrire, j’ai eu l’intention de faire un livre aussi bon qu’il me seroit possible de le faire. — Dès ce moment, ma plume a couru sur le papier, et j’ai écrit tout ce qui s’est présenté. La seule chose dont je me sois chargé dans cette tâche, a été de faire aller l’esprit et le jugement de concert, autant que mes forces ont pu me le permettre. Ainsi mon livre est un composé de tout l’esprit et de tout le bon sens qu’il a plu au grand distributeur de toutes choses de me départir. Il est assez clair par-là que, lorsque j’écris, j’écris comme il plaît à Dieu.

Argalastes, qui est toujours prêt à tout blâmer, disoit en feuilletant mon livre, qu’il y trouvoit quelques traces d’esprit ; mais pour du jugement, point du tout : Triptolême et Phutatorius, qui se traînent sur ses pas dans la même carrière, applaudissoient à son opinion, et se demandoient comment il étoit possible qu’il y eût du jugement ? va-t-il jamais avec l’esprit dans ce monde ? ce sont deux opérations aussi éloignées l’une de l’autre, que les deux pôles. Ainsi le disoit Lock. Ainsi sont le mensonge et la vérité, l’indifférence et l’amour ; et remarquez, je vous prie, que c’est moi qui dis cela. Est-il nécessaire de toucher aux deux extrémités du monde pour faire des comparaisons ? celles-ci éclaircissent tout aussi bien la matière. Mais il y a des gens qui ne peuvent dire simplement les choses. Ils se perdent en discours, qui se perdent eux-mêmes dans le vaste élément de l’air. — À quoi cela leur sert-il ? demandez-le à Didius. Il vous ouvrira son code de fastandi et illustrandi fallaciis, et vous prouvera qu’un exemple n’est pas un argument… Pour moi, je n’assurerois pas que l’action d’essuyer un miroir bien poli, fût un syllogisme..... Prenons le meilleur parti et lisons. Instruisons-nous. Le plus grand bien que l’on puisse se procurer, est d’éclairer son entendement, avant que d’argumenter et de faire des applications. C’est le moyen de se préserver de ces sortes de maladies qui font dégénérer les principes des choses, qui obscurcissent la matière d’où les choses dérivent, qui dérangent tout mouvement réglé, qui plongent l’harmonie dans le chaos. L’entendement ne se dégage que par-là de toutes ces petites disputes subtiles, de tous ces nuages opaques et importuns qui ne viennent que trop souvent l’offusquer. Combien de fois la conception la plus facile n’a-t-elle pas été arrêtée et troublée par ces obstacles ! combien de fois n’ont-ils pas fermé les canaux de l’esprit ! les idées ne sont plus qu’une vaine fumée, dont les tourbillons ne se dissipent qu’après avoir tout obscurci.

Hé bien ! mes chers anti-Shandyens, mes habiles et trois fois habiles critiques, mes chers confrères, mes chers collaborateurs dans l’art presqu’impossible de parler agréablement à vos yeux et à ceux des autres, je vous déclare net que c’est pour vous que j’écris cette préface. Mais je me retracte, ce n’est pas pour vous seuls, elle peut aussi servir à d’autres. Elle est donc aussi pour vous, subtiles politiques, profonds et discrets docteurs si vantés par votre sagesse, par votre gravité, etc… Mon cher monsieur Gazetin, le politique des politiques, vous êtes le premier. — Didius, mon conseil ; Kysarchius, mon ami ; Phutatorius, mon guide ; Gastriphères, le conservateur de ma vie ; Somnolentius, qui en fais le repos et la tranquillité, vous venez tous à la suite ; et ne croyez pas que j’oublie tous les autres grands personnages de ce monde, dont les noms, à la file les uns des autres, sont cloués à demeure dans les listes académiques..... Non, non, prêtres, abbés, laïques, grands seigneurs, qu’importe le titre ? je ne les nomme pas, je serois peut-être le premier. Mais pour couper tout court, je les mets tous en bloc et pêle-mêle….

Dans ce salmigondis, qui pourroit bien n’être pas trop bon, mes désirs les plus vifs, mes plus ferventes prières en votre faveur, et pour moi aussi, car il ne faut pas tout-à-fait s’oublier pour les autres, sont telles que vous et moi serions fort contens qu’elles fussent exaucées.

Si la chose n’est pas déjà faite, puisse le dispensateur suprême de l’esprit et du jugement, et de tout ce qui les accompagne, la mémoire, le génie, l’imagination, l’éloquence, la vivacité, le feu, l’enthousiasme, la précision, la clarté, déployer ses largesses sur chacun de nous. Puisse-t-il les verser sans mesure dans les réceptacles de notre cerveau, jusqu’à ce que la plus petite cavité, le vaisseau le plus délié en soient remplis, comblés, saturés ! Puisse-t-il tout donner, et l’écume, et la lie, et les sédimens, et les précipités, et tout ! Je ne voudrois pas qu’il y en eût la moindre parcelle perdue. C’est ce que je vous souhaite, et à moi aussi, amen, amen, amen.

Bon Dieu ! que ne ferois-je point alors ? quelle entreprise littéraire seroit au-dessus de mes forces ! que d’ouvrages admirables sortiroient de mes mains ! et combien n’en sortiroient-il pas des vôtres ? que de sensations agréables ! mes esprits en seroient ranimés. Quels charmes ! quelles délices ! le doux chatouillement ! et vous, mes bons amis, avec quel ravissement ne vous asseyeriez-vous pas ou pour lire, ou pour écouter ! que de brouhahas au théâtre et dans les salles d’académie ! on y hausse à présent les épaules ; on seroit dans l’extase. Mais, juste ciel ! que sens-je ? ah ! c’en est trop. Je pâme, je tombe en syncope à la vue de ces grandes idées. Elles vont au-delà du pouvoir et des bornes de la nature même des choses. De grâce ! ne m’abandonnez pas dans ce délire ; tenez-moi. Je sens que les fibres trop tendues de mon cerveau se rompent, il se remplit de vertiges, mes esprits se dissipent, mes yeux se couvrent. Tout s’éteint. Je meurs… je finis… Au secours, au secours, à moi ! grâces au ciel, je reprends mes sens, et peu à-peu je redeviens quelque chose. Cela va toujours mieux, et j’en conçois, pour premier augure, que nous continuerons d’être tous des esprits rares et sublimes. — Ô bonheur !

Mais en est-il de parfait ? j’entrevois mille choses qui viendront l’altérer. Avec tant d’esprit, nous ne pourrons jamais être d’accord un jour entier. On ne verra que satyres, que sarcasmes. La critique sera déchirante. Les railleries, les propos, les épigrammes, les ripostes, les pointes s’aiguiseront et voleront de tous côtés. La jalousie, l’envie, décocheront leurs traits les plus aigus… Chastes étoiles ! les égratignures les plus légères deviendront des blessures envenimées et profondes.

Heureusement que j’ai demandé en même temps, que nous fussions des gens sages, d’un jugement sain, d’un sens rassis. J’ai beaucoup de confiance dans ce correctif. Nous nous détesterons : nous serons polis, honnêtes ; le lait et le miel couleront de nos lèvres. Une écorce d’amitié couvrira les haines, la calomnie s’enveloppera des voiles de la candeur. On aura l’air de passer ses jours dans une seconde terre promise. On se fera un paradis de ce bonheur factice ; et à tout prendre, on croira que les choses seront assez bien ainsi.

Mais ce qui me pique, ce qui me chagrine en ce moment, c’est l’embarras où je me trouve pour réduire à son point précis, ce que je viens d’examiner. Vous le savez, monsieur. Ces émanations célestes, ces influences précieuses d’esprit et de jugement que je vous ai si généreusement souhaitées, et que je ne voudrois pas non plus qui me fussent épargnées, ne sont pas prodiguées dans ce monde. Elles ne circulent qu’en atomes déliés qui semblent se perdre dans l’immensité des espaces ; et il n’y en a qu’un certain quantum qui se condense, de temps en temps, dans quelque coin de l’univers, et qui est destiné à l’usage et à l’utilité de tout le genre humain. La terre en a sa petite portion qui s’y arrête. Là, après avoir éclairé certains peuples, elles se subtilisent, s’évaporent, se filtrent, flottent dans le vague des airs, se condensent de nouveau, et retombent sur quelqu’autre coin du globe qui étoit resté inculte et désert. —

Voyez un peu la nouvelle Zemble, la Laponie septentrionale, et toutes ces froides et horribles contrées qui sont situées sous les cercles arctiques et antarctiques. Examinez-en les habitans. L’emploi habituel d’un homme pendant neuf mois entiers de l’année, est de se tapir dans le compas étroit de la caverne que la nature lui a creusée. Ses esprits comprimés et resserrés sont presque réduits à rien ; ses passions sont aussi froides que la zône elle-même : il ne respire qu’à peine. Par tout là, la plus petite fraction possible de jugement est suffisante. Il y en a assez pour toutes les affaires… Et d’esprit ? l’épargne en est totale et absolue. Ils n’en ont pas besoin d’une seule étincelle, et il n’y en a pas une seule étincelle donnée. Anges et ministres de la grâce, puissances célestes, protégez-nous ! quelle horreur ne seroit-ce pas, si ces nations avoient un royaume à gouverner, une bataille à livrer à des ennemis redoutables, un traité à faire, et seulement quelque chapitre de moines à tenir ? Et si du peuple on descend à chaque individu, quel est celui qui pourroit se flatter du moindre succès avec aussi peu d’esprit et de jugement ? de placer un protégé ? de maquignonner un mariage ? d’écrire un livre, à moins qu’il ne l’écrivît comme on a fait à présent ? mais éloignons nous de ces tristes régions, et revenons vers le midi. Fort bien ! nous voilà en Norwège. Quel pays encore ! comment franchir ces montagnes de glace et de neige qui la séparent de la Suède ? mais ne songeons point aux obstacles. Marchons, grimpons, hissons-nous. Courage ! nous voilà au sommet, et j’apperçois la patrie des Vasa. Parcourons-la. Bon ! nous avons déjà traversé cette petite province triangulaire de l’Angermanie. Oh ! oh ! le lac de Bothnie ? Comme nous avançons ! Côtoyons-en les bords verds : la Carélie ; à merveille ! Poursuivons. Il ne vous en coûtera guère plus de parcourir les pays qui bordent le golfe de Finlande, de voir Pétersbourg. Mais est-ce là que nous bornerions notre course ? non pas, s’il vous plaît. Continuons, enfonçons-nous dans toutes les parties septentrionales de ce vaste empire, et marchons jusqu’à ce que nous ayons atteint le cœur de la Russie et de la Tartarie asiatique. Prenons garde seulement d’aller nous perdre dans les déserts de là Sibérie. Ce n’est pas pour voir une terre aride et inculte que des hommes, qui se piquent d’avoir une ame, doivent voyager.

Nous sommes au bout de notre course. Eh bien ! monsieur, qu’avons-nous vu ? dès que nous avons quitté les cavernes affreuses des pôles, nous avons commencé à nous apperçevoir que les peuples se civilisoient par des nuances presque insensibles. À mesure que nous avons avancé, nous avons trouvé une certaine lueur d’esprit qui se fortifioit de plus en plus, une espèce de jugement local et économique. Ils n’en ont pas plus qu’il ne faut ; mais ils en ont assez. La dose est proportionnée à leurs besoins, à leur situation, à leur climat. S’ils en avoient davantage, peut-être détruiroient-ils l’équilibre qui règne entre eux.

Mais, monsieur, je vous ramène dans cette île qui nous est si chère, dans ce pays qui est plus chaud, plus riant, plus fertile, où la source, ou plutôt les torrens de notre sang et de nos humeurs, coulent avec rapidité, bouillonnent et s’élèvent avec plus de force ; où l’ambition nous tyrannise ; où l’orgueil nous inspire une si haute opinion de nous-mêmes, et tant de mépris pour les autres ; où l’envie nous dévore, où les richesses ont multiplié nos besoins, où nous nous abandonnons, sans rougir, au libertinage, à la débauche, où mille passions basses et honteuses se disputent l’empire de notre raison. Vous le voyez, monsieur, l’élévation de notre esprit, et la profondeur de notre jugement, sont proportionnées aux besoins que nous en avons. Il y en a parmi nous une circulation si active, un flux et reflux si rapides, que je ne crois pas que nous puissions nous plaindre de notre partage.

Avouons pourtant une chose ; car il faut convenir de tout. Notre air qui souffle dix fois par jour le froid et le chaud, le sec et l’humide, influe beaucoup sur ces précieuses facultés. Nous ne les avons pas toujours d’une manière bien uniforme et bien constante. Il se passe quelquefois un demi-siècle sans qu’on les voie dominer parmi nous. Les petits canaux semblent s’en arrêter, jusqu’à ce qu’enfin la grande écluse qui les captive, s’ouvre et les laisse couler à grands flots comme des torrens. On croiroit qu’ils ne doivent jamais tarir. Alors, soit que nous écrivions, ou que nous combattions, nous chassons tout l’univers devant nous. Je ne suis malheureusement pas prophète, et je ne puis prédire le retour de cette gloire.

Voilà mes observations, et c’est par-là, c’est par cette manière prudente de raisonner, par cette analogie, par cet enchaînement, cet engrainage de choses et d’argumens que Suidas appelle induction dialectique, que je soutiens ici que mon opinion est la plus vraie.

Oui, celui dont la sagesse infinie distribue chaque chose avec des poids et des mesures si justes, sait à merveille ce qu’il doit nous départir de ces deux grands luminaires, pour nous éclairer dans cette nuit d’obscurité qui nous environne. Il sait combien il en faut faire tomber de rayons sur nous. C’est pour cela, mes bons amis, (mais quand je voudrois vous le cacher, ne le voyez-vous pas), oui, c’est pour cela que ce désir vif, que ce souhait véhément que j’ai fait en votre faveur, n’étoit pas autre chose que les premières caresses insinuantes d’un écrivain, qui, à force de bienveillance, veut se captiver ses lecteurs revêches ; à-peu-près comme un amant, qui, par ses cajoleries, veut, dans le silence, enjôler sa mijaurée de maîtresse.

Mais hélas ! cette effusion de lumière se répandra-t-elle sur nous aussi promptement que je l’ai désiré ! Je frissonne de crainte, quand je pense combien de milliers de voyageurs s’embarquent sans guide sur la route des sciences.

Les uns, surpris par la nuit, tâtonnent sans avancer.

Les autres, enveloppés de la même obscurité, tombent d’ornière en ornière. En voilà quelques-uns à la vérité qui se relèvent ; mais c’est pour s’engloutir à quatre pas plus loin, dans quelque bourbier, ou se briser la tête contre le tronc de quelque arbre.

Ceux-ci se heurtent les uns contre les autres, se doguent comme des moutons, se renversent et se culbutent pêle-mêle.

Ceux-là vont à la file les uns dés autres, comme une troupe d’oies sauvages.

Ici, c’est un poëte qui remporte prix sur prix, et qui n’en est pas moins hué.

Là, le peintre ne juge que par ses yeux ; le ménétrier ne consulte que ses oreilles. Stupides automates, ils ne sont animés que lorsque leurs passions sont excitées par la vue de quelque tableau, ou le son de quelque instrument. Toute leur existence dépend de ces passions factices : ils n’ont pas une pensée qu’elle ne soit l’effet de leur impulsion. Jamais ils ne se sont laissé conduire par des règles générales et permanentes : on diroit qu’ils sont nés peintres ou joueurs de violon.

Ici, c’est un fils du divin Esculape qui écrit un livre contre la prédestination, et qui fait peut-être un très-mauvais ouvrage.

Et dans cette alcove, c’est encore un frère de la faculté. Il est en pleurs et à genoux. Il demande pardon à une victime qu’il a eu la mal-adresse d’immoler à l’art de la phlébotomie ; il lui offre une pension au lieu d’exiger de l’argent.

Ciel ! quel désordre ! quel bouleversement ! quelle confusion ! quelle méprise !

Mais quel autre tableau ! qu’il est affreux ! On ne jete les yeux qu’avec une douleur mêlée d’effroi sur ce malheureux, qu’une troupe de gens de robe entourent, et qui, sur la délation d’un scélérat, travaillent comme des forçats à lui imputer un crime qu’il n’a pas commis. Ô justice ! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable, qu’à démasquer le fourbe et le calomniateur qui persécutent l’innocence ! on diroit que les lois, qui devroient faire la paix et la sûreté du genre humain, n’ont été imaginées que pour son tourment et sa destruction.

Quelle frêlonnière d’insectes voraces bourdonne dans cette autre salle odieuse ! de qui conjurent-ils la ruine ! dans quelle ruche abondante cet essaim destructeur va-t-il porter la désolation ?… il a pris son vol : rien ne l’arrête. Une guêpe affamée est intrépide ; un procureur n’est pas moins hardi. Il fond sur sa proie, et ne la quitte que quand il l’a dévorée. Puisse le ciel bienfaisant susciter quelque génie assez ferme, assez éclairé, pour mettre un frein à cette rapacité ! ce seroit une des plus grandes faveurs de l’autorité législative.

Mais voici bien une autre réforme à faire ? chut ! et qu’allois-je dire ! le clergé ! oh ! ce n’est pas moi qui m’y jouerai. Non, non. Je n’en ai pas la moindre envie ; et puis, quand ce seroit mon intention, oserois-je parler sur un sujet aussi grave, avec des nerfs aussi débiles, une vue aussi courte, et des esprits qui ont si peu de vigueur ? je le répète, je n’en ferai rien. D’ailleurs la gaieté de mon caractère, mon état, ma manière de vivre, ma façon de penser, mon goût, mon tempérament ne me permettent pas de m’appésantir sur un sujet qui est si capable d’attrister, et qui, de quelque côté qu’on l’examine, ne présente dans tous les âges que des choses mélancoliques. Quoi donc ? il faudrait que je gémisse à chaque mot ? je m’exposerois à cette affection douloureuse ? baissons plutôt la toile, et vive la joie !

Tâchons surtout d’avoir assez d’esprit et de jugement pour bien conduire notre barque dans ce monde, et vive la joie !

Ayons-en assez pour voir bien des sottises sans murmure, pour nous guérir de la curiosité de lire tous les livres qu’on imprime, si ce n’est celui-ci, et vive la joie !

Souhaitons-en singulièrement pour nous préserver des tours de passe-passe des procureurs, et qu’ils meurent, s’il se peut d’inanition ! ainsi soit-il.

J’ai lu, car que n’ai-je pas lu ? j’ai lu les écrits de je ne sais quel philosophe moderne, ce qui suppose du courage, et j’y ai trouvé que l’homme qui avoit le moins d’esprit étoit celui qui passoit pour avoir le plus de jugement. Le croira qui voudra. Ce n’est pas moi. Il a pris un simple rapport pour une vérité absolue, et il y en a cent autres qui passent pour être tout aussi vrais, et qui sont tout aussi faux.

Un autre (et celui-là est un encyclopédiste, dans tout le volumineux de l’in-folio) a dit qu’un homme étoit assez bien quand il avoit du jugement sans esprit, et de l’esprit sans jugement. Je ne voudrois certainement point ressembler à ce nouveau sage. Il me sembleroit pour avoir seulement dit cela, que je n’aurois ni jugement, ni esprit ; je croirois avoir dit la plus lourde de toutes les sottises.

Est-il possible qu’on nous berce de pareilles absurdités ? ma pantoufle a plus de génie, et ma chaise raisonneroit avec plus de justesse. Celle qui me porte en ce moment, est ornée de deux jolies pommettes, faites au tour. Elles sont fichées dans les montants par une cheville qui les y joint avec précision, et qu’on ôte et qu’on remet à volonté. Lorsqu’elles y sont toutes deux, ma chaise a un air d’élégance qui plaît. Ce sont les deux parties les plus élevées de toute la machine. C’est ce qu’il y a de plus frappant. Mais j’ôte une de mes deux boules, il n’importe laquelle, et je regarde. A-t-on jamais rien vu d’aussi ridicule que l’est ma chaise en ce moment ? un philosophe écourté, à qui l’on auroit coupé une oreille pour récompense de ses bonnes instructions, ne le seroit pas plus. Mes deux boules étoient bien mieux ensemble. Nécessaires l’une et l’autre à l’ornement de ma chaise, il y avoit une certaine harmonie entre elles, une certaine correspondance qui faisoit tout leur agrément. C’est ainsi que l’esprit et le jugement sont les plus beaux ornemens de l’homme. Ce sont ceux dont il a le plus grand besoin. Ôtez l’un, et voyez quel est l’autre. J’aimerois presque autant que ma chaise fût privée de ses deux pommettes, que de n’en avoir qu’une seule. Un homme d’esprit sans jugement n’est qu’un sot ; et avec du jugement sans esprit, c’est une espèce d’animal stupide. Le jugement n’est autre chose qu’une heureuse modification de l’esprit. Mais si l’on veut absolument qu’ils soient différens l’un de l’autre, au moins faut-il convenir qu’ils doivent aller de pair pour qu’un homme puisse se flatter d’avoir quelque mérite.

J’en connois cependant beaucoup qui usurpent cette idée d’eux-mêmes, et qui veulent faire croire aux autres qu’elle est juste. C’est la plupart des hommes à larges perruques… Ce sont ceux qui ont la cruelle démangeaison de placer en ligne droite de grands mots obscurs l’un après l’autre. Que de vide sous ces cheveux artificiels ! que de fatras dans ces vains et volumineux écrits ? mais ne disons mot de tous ces gens-là : le royaume des cieux leur est dévolu à double titre.



CHAPITRE XL.

Je rentrerai bientôt dans la carrière.


Il y avoit plus de dix ans que mon père prenoit chaque jour la résolution de les faire raccommoder. Cependant ils ne l’étoient pas encore. Ce n’est peut-être que dans notre famille que l’on trouvoit de ces singularités : un autre n’auroit peut-être pas supporté ce désagrément pendant une heure : ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que mon père n’étoit jamais plus énergique dans ses plaintes, que quand il entendoit les gonds de la porte crier. — Mais sa rhétorique et sa conduite étoient perpétuellement en contradictions sur ce point. Jamais on n’ouvroit la porte de la salle que sa philosophie et ses principes n’en fussent la victime. Trois gouttes d’huile étendues avec une plume et quelques coups de marteau, eussent sauvé son honneur pour jamais….

Que l’homme est inconséquent ? il languit sans cesse sous des peines qu’il est dans son pouvoir d’écarter. Toute sa vie est en contradiction avec ses connoissances. Sa raison, ce précieux don de la Divinité, au lieu de verser de l’huile sur ses blessures, ne sert qu’à irriter sa sensibilité, qu’à multiplier ses peines, qu’à le rendre plus mélancolique, et qu’à lui faire supporter ses chagrins avec plus de difficulté. Malheureux mortel ! infortunée créature ! pourquoi agis-tu ainsi ? n’y a-t-il donc pas assez dans cette vie de causes nécessaires à ton extrême misère, sans y ajouter volontairement de nouvelles peines ? tu t’irrites, tu te roidis contre des maux que tu ne peux éviter, et tu te soumets à d’autres qu’il seroit facile d’éloigner !…

Mais on trouvera apparemment quelque jour trois ou quatre gouttes d’huile et un marteau dans le château de Shandy, et je ne désespère pas que les gonds de la porte ne soient accommodés sous ce règne.



CHAPITRE XLI.

M’y voilà.


Le caporal Trim ne perdoit pas un moment : ses deux mortiers avançoient avec rapidité. Il les acheva. Enchanté de son ouvrage, et persuadé qu’il feroit le plus grand plaisir à mon oncle Tobie de les lui montrer, il ne put résister au désir de les porter tout de suite dans la salle. —



CHAPITRE XLII.

Emportement de mon Père.


Trim entra doucement, il n’y auroit point eu d’inconvénient si la porte de la salle se fût ouverte et eût légèrement tourné sur ses gonds comme une porte doit faire. — Dès qu’il s’aperçut que mon père et mon oncle Tobie étoient endormis, son respect étoit tel qu’il voulut se retirer dans le silence, et les laisser dans leur chaise à bras, rêvant aussi agréablement qu’il les avoit trouvé. — Mais la chose étoit, moralement parlant, absolument impraticable. Depuis le temps que les gonds de la porte étoient dans le désordre, un des plus grands désagrémens qu’essuyoit mon père, étoit qu’il ne s’étoit jamais étendu dans sa chaise pour prendre sa méridienne, que la pensée d’être inévitablement éveillé par la première personne qui ouvriroit la porte, étoit toujours la pensée qui dominoit dans son imagination. Elle se glissoit entre lui et le premier présage balsamique de son repos, et lui en déroboit presque toutes les douceurs. —

Quand une porte tourne sur de mauvais gonds, cela peut-il être autrement.

Qui est-là ? s’écria mon père en s’éveillant au premier moment que la porte commença à crier. Qui est-là ? parbleu ! c’en est trop. Je veux absolument que le serrurier voie ces maudits gonds. Mais qui est donc là ?

Monsieur, c’est moi, dit Trim.

Hé bien ! quoi ? qu’est-ce ? que veux-tu ?

Oh ! rien, repliqua Trim. J’apportois seulement ces deux mortiers.

Je ne veux pas qu’on s’en serve ici, reprit précipitamment mon père. Si le docteur Slop a des drogues à piler, il peut les piler dans la cuisine.

Mais, monsieur, dit le caporal, ce sont deux mortiers que j’ai faits pour le siège que nous ferons l’été prochain. J’ai pris pour cela ces deux vieilles bottes fortes qui étoient dans le grenier...... Obadiah m’a dit que monsieur ne les portoit jamais.

Par le ciel ! s’écria mon père en se levant avec précipitation. — De tout ce qui m’appartenoit, c’étoit là la chose la plus précieuse. — Vous le savez, frère Tobie. Elles viennent du grand-père de mon père. C’étaient des bottes héréditaires.

En ce cas, je crains bien, dit mon oncle Tobie, que Trim n’ait annullé la substitution ?

Je n’en ai coupé que le haut, dit Trim.

Je hais les perpétuités autant qu’un autre, s’écria mon père. Mais, morbleu ! ces bottes, continua-t-il en souriant, quoique réellement fâché, étoient dans la famille depuis la guerre civile. Sir Roger Shandy les avoit portées à la bataille de Maiston-Moor. Je ne les aurois pas données pour dix guinées.

Hé bien, frère, dit mon oncle Tobie, qui regardoit les deux mortiers avec un plaisir


infini, je vous les paierai...... Mon oncle Tobie les examina de plus près… Oui, dit-il, en fouillant dans son gousset, je vous les paierai, frère, et sur le champ, et de bon cœur.

Frère Tobie, dit mon père, en baissant la voix, vous ne faites pas assez d’attention à vos dépenses. Vous jetez, vous dissipez votre argent sans y prendre garde, et pourvu qu’il soit question d’un siège….

Mais, dit mon oncle Tobie, n’ai-je donc pas cent vingt guinées de revenu, sans compter ma demi-paie.

Et qu’est-ce que cent vingt guinées, dit mon père, quand il vous en coûte déjà dix pour une paire de vieilles bottes fortes ? comptez-en douze ensuite pour vos pontons, autant pour votre pont-levis à la Hollandoise… Ajoutez-y ce qu’il vous en coûtera pour le petit train d’artillerie dont vous parliez l’autre jour, et pour toutes les autres préparations de votre siège de Messine… Crois-moi, mon cher Tobie, dit mon père en le prenant par la main, ces opérations militaires sont au-dessus de tes moyens. Tu m’entends ?.... elles te jettent sans cesse dans de plus grandes dépenses que tu ne l’avois prévu. Crois-moi. Elles te ruineront à la fin, tu t’appauvriras….

Eh ! qu’importe, reprit mort oncle, si c’est pour le bien de la nation ?

Mon père ne put s’empêcher de sourire en lui-même. Sa colère, quelque vive qu’elle fût, n’étoit jamais qu’une étincelle, et le zèle et la simplicité de Trim, et la généreuse marotte de mon oncle Tobie, le reconcilièrent sur le champ avec eux, et avec sa bonne humeur.


CHAPITRE XLIII.

L’Invocation inutile.


Apparemment que les choses vont bien là-haut, dit mon père ; car on y est bien tranquille.

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Mais qui diable est dans la cuisine, Trim ? dit mon père. J’y entends du bruit !

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Monsieur, dit Trim, en faisant un humble salut, il n’y a personne que le docteur Slop.

Confusion ! s’écria mon père en se levant une seconde fois. Il est donc dit que pas chose ne se fera comme je le souhaite aujourd’hui ! Parbleu ! frère, cela est chagrinant. Si j’avois foi à l’astrologie ; (et mon père, soit dit en passant, y en avoit un peu) oui, si j’avois foi à cette chimère, je parierois que quelque planète rétrograde, que quelqu’astre malin est suspendu au-dessus de ma malheureuse maison, pour y mettre tout sens-dessus-dessous. Le docteur Slop dans la cuisine ?

C’est auprès de ma sœur qu’il devroit être, dit mon oncle Tobie.

Eh oui ! sans doute, frère. Mais que fait-il là, Trim ?

Oui, dit mon oncle Tobie, un peu vivement, que fait-il ?

Dame ! monsieur, je ne puis pas trop bien vous le dire. Il est entré d’un air empressé, et ce qu’il fait a la figure d’un pont.

D’un pont ? s’écria mon père en rêvant.

D’un pont ? s’écria joyeusement mon oncle Tobie. Cela est bien obligeant de sa part, Trim. Va-t-en lui dire que je suis bien sensible à son intention, et que je le remercie de tout mon cœur.

Ô force de l’habitude ! Le pauvre oncle Tobie croyoit déjà traverser quelque fleuve à pied sec.

Hélas ! il étoit tombé dans la plus étrange méprise. Ses remercimens au docteur Slop étoient en pure perte.

Mais pour bien concevoir comment il étoit la dupe d’une illusion, il faut nécessairement que je fasse parcourir au lecteur la même route que celle où mon oncle Tobie s’étoit précipité dans l’erreur, ou plutôt pour quitter la métaphore et laisser là une façon de parler qui me déplaît souverainement dans une histoire, il faut que je lui fasse part, tout bonnement, d’une aventure qui étoit arrivée à Trim.

J’avoue pourtant, que je ne m’y détermine qu’avec peine. Je sens que cette aventure ne sera pas ici dans sa place, et qu’elle figureroit infiniment mieux parmi les anecdotes des amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, ou au milieu de ses campagnes sur le Boulingrin. Mais voyez mon embarras. Si je la réserve pour la placer là, elle ne sera pas ici. En la plaçant ici, elle ne sera plus là, et les amours ou campagnes de mon oncle Tobie perdront un ornement précieux. Mais si je ne les en prive pas, comment saura-t-on ce que c’est que ce pont du docteur Slop ? Comment dissiperai-je le prestige qui fascine les yeux de mon oncle Tobie ? quelle possibilité même aurois-je de me faire paraître sur la scène de ce monde ?

Ô vous, puissances ! vous qui inspirez le courage de raconter une histoire ; vous qui montrez avec complaisance à celui qui se charge de l’écrire où il doit commencer, où il doit finir ; qui lui indiquez les traits dont il doit faire usage, et ceux qu’il doit rejeter ; ce qu’il faut cacher dans l’ombre, ou ce qu’il faut mettre dans le plus beau jour ; vous qui présidez sur ce vaste empire des flibustiers littéraires et biographiques, et qui voyez les difficultés qui m’arrêtent à chaque instant, venez à mon secours. Dites-moi ce que je dois faire ou ne pas faire… Vous ne répondez point ! c’est donc à moi que vous me livrez ! eh bien ! je me moque de vous ; et l’histoire de Trim va paroître.



CHAPITRE XLIV.

Le Prélude.


Le désagrément qu’éprouva mon oncle Tobie, l’année d’après la démolition de Dunkerque, lui fit prendre la résolution de ne songer de sa vie à la veuve Wadman ; et tout le beau sexe fut enveloppé dans cette abdication absolue. Mais Trim ne fit pas le même marché Tandis que mon oncle avoit mis le siège devant cette belle et forte citadelle, et que toutes les opérations s’en faisoient dans le sallon ; lui, les répétoit dans la cuisine devant sa chère Brigite… Il l’aimoit, et la retraite de mon oncle n’entraîna point la sienne. Je ne doute point cependant que, si mon oncle eût exigé qu’il l’imitât, il s’en seroit fait un devoir, tant il avoit d’amour, de respect et de vénération pour lui : mais mon oncle n’exigeoit de Trim rien qui pût lui faire de la peine.



CHAPITRE XLV.

Le Type.


À vous, mon digne ami, mon cher Garrick, à vous que j’estime et que j’honore par tant de raisons qu’il est peu important que l’on sache !

Dites-moi, je vous prie, si vous ne devinez pas pourquoi la troupe entière de nos fabricans de drames, a pris pour mode l’exemple de Trim et de mon oncle Tobie ?

Ariston et Pacavius, le Bossu et Riccoboni, Diderot et tant d’autres graves précepteurs du théâtre, sont des messieurs, grace à Dieu, que je n’ai jamais lus, et je m’inquiète peu de ce qu’ils disent ou ne disent pas. Ai-je donc besoin de leur avis pour avoir une opinion ? point du tout, et je soutiens qu’il n’y a pas une plus grande différence entre cette charrette de blanchisseuse, tirée par la plus chétive des haridelles, et l’élégant vis-à-vis de cette fille d’opéra, qu’il y en a entre un seul amour isolé, et un amour doublé que nos auteurs font tirer par quatre coursiers fringans, qui caracolent, se cabrent, ou courent le galop tout à travers un drame. Un amour tel que le premier, se perd dans l’immensité de cinq actes. Il est froid, traînant, languissant. À peine jette-t-il un soupir qui annonce sa frigide existence. Mais l’autre… quelle différence ! Ce n’est point-là, ce n’est point ici qu’on le trouve plutôt qu’ailleurs ; il est partout : partout on le rencontre. Il fait partout du bruit, du fracas, et éclabousse les spectateurs.

Il y eut de bien vives attaques du côté de mon oncle Tobie et de Trim, et une défense bien vigoureuse du côté de la veuve et du côté de Brigite, et j’expliquerai tout cela quand il sera temps. Le pauvre oncle Tobie ! Dieu veuille avoir son ame ! Ce n’est pas là l’endroit le plus glorieux de sa vie ; il retira ses forces, et leva le siège un peu honteusement.


CHAPITRE XLVI.

La Promenade nocturne.


Je l’ai déjà dit, Trim n’imita point mon oncle Tobie ; il n’étoit pas homme à quitter une si belle partie.

Cependant il étoit trop attaché à son maître pour ne pas craindre de lui déplaire en retournant dans une maison où il n’alloit plus, et il changea de batterie. Au lieu d’un siège en forme qu’il avoit commencé, il se contenta d’un simple blocus. Cette métamorphose lui coûta, il n’aimoit pas à faire moins quand il pouvoit faire plus : mais enfin, il s’y accoutuma.

Sa chère Brigite sortoit de temps en temps pour aller faire ses provisions dans le village : elle s’échappoit même quelque fois le soir quand la belle veuve étoit couchée.

Quel plaisir lorsqu’il la rencontroit ! Comme il lui sourioit ! avec quel air de tendresse il la considérait !

Eh bien ? ma chère, comment te portes-tu, lui disoit-il, en lui serrant la main ?

Fort bien.

J’en suis charmé : que je t’embrasse !

Eh ! eh ! tout doux ?

Ah ! oui, c’est du miel.

Mais, si l’on nous voyoit !

Tu as raison, les méchantes langues en jaseroient.

Et Trim, qui n’auroit pas voulu pour le plus gros de ses canons que l’on pût dire la moindre chose de sa chère Brigite, la quittoit.

Les choses restèrent à-peu-près ainsi pendant cinq ans. Elles remplirent tout le temps qui s’écoula entre la démolition de Dunkerque en 1713, et la fin des campagnes de mon oncle Tobie sur le Boulingrin, en 1718.

Trim étoit dans l’habitude, après avoir couché mon oncle Tobie, d’aller voir s’il ne s’étoit rien passé d’extraordinaire aux fortifications ; et souvent, quand il faisoit clair de lune, il s’embusquoit dans la haie du Boulingrin, pour guetter sa chère Brigite et observer ses mouvemens.

Il pensoit, comme de raison, qu’il n’y avoit rien dans le monde qui méritât mieux d’être vu, que les glorieux ouvrages qu’il avoit faits sous les ordres de mon oncle Tobie. Un soir que la lune brilloit dans tout son plein, que l’air étoit calme, que tout dormoit, excepté lui et sa chère Brigite ; (du moins ils le croyoient) il l’excita à venir voir les fortifications. Elle s’en défendit d’abord : mais l’idée de n’être point vue, qui influe toujours si vivement sur l’esprit des femmes, seconda les instances de Trim, et la voilà qui entre avec lui dans le Boulingrin.

Cela ne se fit pas assez secrètement pour que la renommée, avec ses cent trompettes, n’en portât la nouvelle de tous côtés. Elle vint frapper les oreilles de mon père dès le lendemain matin à son réveil ; et sans compter les conjectures malignes, on y joignit la circonstance lamentable de la destruction complette du pont-levis curieux que mon oncle avoit fait faire sur le fossé, d’après la méthode hollandaise. Il étoit tellement fracassé, qu’il n’en étoit pas resté deux morceaux dans leur assemblage.

Mon père, ainsi qu’on aura pu le remarquer, n’avoit pas une prodigieuse estime pour la marotte de mon oncle Tobie, et il ne lui arrivoit jamais d’échec dans ses entreprises, que ces accidens ne chatouillassent son imagination outre mesure. Cependant, à moins que mon oncle Tobie ne le vexât par quelque explosion guerrière, ils n’excitoient jamais que son sourire. La triste aventure du pont-levis semblait plus analogue que toute autre à son humeur. Il s’en faisoit un fonds inépuisable de plaisanterie et d’amusement.

Eh bien ! disoit-il, mon cher Tobie, dis-moi donc sérieusement comment ce désastre est arrivé ? Peux-tu m’en taire ainsi toutes les circonstances ?

Mais je vous ai déjà dit vingt fois, répliquoit mon oncle Tobie, oui, vingt fois pour le moins, et mot pour mot, tout ce que Trim m’en avoit raconté.

À toi donc, caporal, disoit mon père en se tournant vers lui : tu étois le héros de la pièce, et tu sais mieux ce qui s’est passé qu’un autre.

Ah ! monsieur, ce ne fut que par accident… Je montrois nos fortifications à mamselle Brigite.

Et vous étiez trop près du fossé ?

Oui, monsieur, et je glissai dedans.

Fort bien, Trim.

Et comme mamselle Brigite et moi étions bras-dessus, bras-dessous, je l’entraînai malgré elle avec moi. Elle tomba à la renverse.

Et sur toi ?

Oui, monsieur, parce que j’étois tombé le premier.

Et le pied de Trim, s’écria mon oncle en saisissant l’intervalle du dialogue, se dirigeant vers la cuvette, il ne put se retenir, et il y roula. Le choc fut si rude contre les fondemens du pont, que l’édifice ne put résister. Il y avoit à parier mille contre un, que le pauvre diable devoit se casser la jambe.

Oui vraiment, disoit mon père, une jambe, frère Tobie, est bientôt cassée dans une pareille rencontre.

Et c’est ainsi, reprenoit Trim, que ce pont, monsieur, que vous aviez vu, que vous aviez trouvé si beau, a été détruit, et réduit, pour ainsi dire, en miettes.

Ce qui m’en console, disoit mon oncle, c’est qu’il ne t’en est point arrivé de mal.

Je n’en avois pas moins de chagrin, moi, monsieur. Il n’a diminué que quand j’ai su que la contusion que mamselle Brigite avoit reçue au haut de la cuisse ne lui faisoit plus de douleur.

Ah ! bon Dieu ! frère, vous voyez, s’écrioit mon père, que seroit devenue cette pauvre fille, si elle fût tombée la première ?


CHAPITRE XLVII.

Je m’égare.


Telle est l’aventure de Trim : quoique mon père la sût par cœur, il se divertissoit à se la faire raconter de temps en temps. Mais il n’en étoit pas de même de toutes les autres relations, que mon oncle Tobie entreprenoit assez souvent de lui faire. Si par malheur il prononçoit seulement une syllabe qui annonçât qu’il alloit parler de canons, de bombes, de pétards, mon père se levoit aussitôt, et l’accabloit par un éloge pompeux des machines des anciens. Il ne voyoit rien de si beau que le bélier. Les vinca (dont Alexandre se servit pour mettre ses travailleurs à couvert du siège de Tyr) lui paroissoient au-dessus de tout ce que les ingénieurs peuvent faire. N’est-ce pas quelque chose de bien rare qu’un canon ? disoit-il. Parlez-moi, morbleu ! parlez-moi de la catapulte des Syriens, qui jetoit à cent pieds des pierres si monstrueuses que les plus forts boulevards en étoient ébranlés jusques dans les fondemens. Parlez-moi du merveilleux mécanisme de la baliste, des effets terribles de la pyrobole, qui jetoit le feu de tous côtés ; de la térèbre et du scorpion, qui lançoient tout à la fois des milliers de javelots. Qu’est-ce que les machines destructives de Trim, auprès du miroir ardent d’Archimède, qui embrasoit, dans un clin d’œil, des flottes entières ; auprès de ces tours armées de faulx, que des éléphans fougueux portoient dans une armée ennemie ? croyez-moi, frère, vos ponts, vos portes, vos bastions, vos demi-lunes, vos bataillons, vos escadrons ne tiendroient pas aujourd’hui une minute contre des inventions aussi formidables.

Mon pauvre oncle Tobie n’essayoit jamais de répondre à ces vives sorties de mon père. L’impatience qu’elles lui causoient ne s’échappoit jamais que par les bouffées de fumée qui sortoient de sa pipe, et dont la véhémence, en ces sortes d’occasions, redoubloit toujours.

Un soir, après souper, il s’en condensa une vapeur si épaisse, qu’elle jeta mon père, qui étoit un peu affecté de phthysie, dans un accès de toux si violent, qu’il en fut presque suffoqué. Mon oncle effrayé, et sans songer à sa douleur dans l’aine, se leva avec précipitation, et ne fit qu’un saut derrière sa chaise. Il lui soutint la tête d’une main, tandis que de l’autre il lui frappoit doucement sur le dos. L’air affectueux et la sensibilité de mon oncle Tobie furent si agréables à mon père, que sa toux n’étoit pas encore cessée, qu’il se fit les reproches les plus vifs. Puisse une catapulte, s’écria-t-il en lui-même, me jeter la cervelle hors de la tête, si jamais j’ose encore insulter à une ame aussi bienfaisante que la tienne, mon cher Tobie !



CHAPITRE XLVIII.

Ce qu’on devroit faire quand on n’est pas instruit.


J’étois tenté de déchirer le chapitre qui précède. Il est si loin de l’aventure de Trim ! heureusement que j’avois prévenu mes lecteurs que je m’égarois ; ils ont été les maîtres de ne me pas suivre, et d’en venir tout de suite à la continuation de cette anecdote.

Le pont-levis se trouva tellement abymé, que mon oncle Tobie, après avoir jeté un coup-d’œil de douleur sur ses tristes débris, jugea qu’il n’étoit pas réparable.

Trim eut ordre, sur le champ, d’en faire un autre ; mais non sur le même modèle.

Les intrigues du cardinal Albéroni venoient d’être découvertes. Mon oncle Tobie prévit que la guerre s’allumeroit inévitablement entre l’Espagne et l’Empire, et il conjectura que le royaume de Naples ou de Sicile en deviendroit le théâtre ; il s’imagina même que l’on feroit le siège de Messine dès la première campagne. Une probabilité, quand il s’agissoit de guerre, valoit une certitude pour mon oncle Tobie. Tout cela bien mûrement pesé, lui fit croire qu’un pont à l’italienne seroit infiniment plus convenable. Mais mon père, qui étoit beaucoup meilleur politique que mon oncle Tobie, le mena aussi loin dans le cabinet, que mon oncle Tobie l’avoit mené dans les plaines. Il lui persuada que le roi d’Espagne et l’empereur ne se feroient point la guerre, sans que la France, l’Angleterre et la Hollande n’y prissent part en vertu de quelques traités précédens, ou de ceux que l’on pourroit faire. Et si cela est ainsi, frère Tobie, lui disoit-il, soyez sûr de ceci ; c’est que les combattans tomberont encore pêle-mêle sur ce vieux théâtre ensanglanté de la Flandre. Qu’y ferez-vous alors avec votre pont italien ?

L’objection étoit pressante… Mon oncle Tobie en sentit toute la force. Il abdiqua le pont italien pour suivre l’ancien modèle.

Mais quand le caporal Trim l’eut à moitié fini dans ce style, mon oncle Tobie fit réflexion qu’il y avoit un défaut capital. Il tournoit à chaque bout sur ses gonds, s’ouvroit transversalement par le milieu, et tandis qu’une des deux parties alloit se ranger sur l’un des côtés du fossé, l’autre partie alloit de l’autre côté. Cette distribution avoit son avantage. En divisant ainsi le poids en deux parties égales, mon oncle Tobie, du bout de sa béquille, pouvoit, à son gré et sans effort, lever ou baisser le pont. D’ailleurs sa garnison étoit foible ; il ne falloit pas la harasser par des ouvrages trop pénibles. Mais ces avantages disparoissoient, quand on considéroit les désavantages contraires. Il est évident, disoit mon oncle Tobie, que je laisse la moitié de mon pont à la disposition de l’ennemi. À quoi peut me servir celle dont je m’empare ?

Le remède étoit simple. Rien n’étoit plus facile que de faire un pont, qui, roulant sur des charnières posées à un seul bout, se leveroit d’une pièce, et se tiendrait tout debout en le retenant en haut par un vérou… Mais cette méthode fut rejetée par les raisons que je viens d’expliquer. Le service d’un pareil pont auroit horriblement fatigué ceux qui s’en seroient trouvé chargés.

Ces inconvéniens déconcertèrent prodigieusement mon oncle Tobie. Il songea pendant huit jours entiers à ce qu’il pourroit faire. Un rayon de lumière traversa enfin tout-à-coup son heureux génie, et il se créa un pont horizontal, que l’on poussoit au-dehors ou qu’on attiroit en dedans, selon que l’on vouloit sortir ou empêcher d’entrer. Mais voici bien le diable ! mon père prétendit que l’invention n’étoit pas neuve. Il cita le pont de Spire, celui de Brissac. Il accompagna ces exemples de railleries sur la stérilité de l’imagination de mon oncle Tobie.

Tout ces contre-temps, qui perpétuoient la mémoire de l’infortune de Trim, chagrinoient beaucoup mon oncle. Il prit enfin la résolution de se servir de l’invention du marquis de l’Hôpital, que le plus jeune des Bernouilli avoit si bien et si savamment décrite dans les Act. Erud. Lips. an. 1695. Ces espèces de ponts, par le moyen d’un poids de plomb, se tenoient perpétuellement dans un parfait équilibre. Leur construction étoit fondée sur une ligne courbe qui approchent d’une cycloïde, si ce n’étoit pas même une cycloïde tout-à-fait, et rien n’étoit plus ingénieux.

Mais mon oncle Tobie qui étoit extrêmement versé dans la nature de la parabole, ne connoissoit pas, à beaucoup près, si bien la théorie du cycloïde. Il l’étudioit, il en parloit tous les jours ; cela ne faisoit point avancer le pont. Je ne m’y obstinerai pas davantage, disoit-il un soir à Trim, en se couchant : je demanderai ce que c’est à quelqu’un.


CHAPITRE XLIX.

Je vais bientôt naître.


Voilà quel étoit l’état inquiétant des choses, lorsque Trim vint dire que le docteur Slop étoit dans la cuisine, et que ce qu’il y faisoit avoit l’air d’un pont. Que l’on juge de ce que dut penser mon oncle à ce seul mot. Il s’imagina tout-d’un-coup, que le docteur Slop lui faisoit le modèle du pont du marquis de l’Hôpital, et c’est ce qui l’excita, sur le champ, à charger Trim d’aller lui faire ses remerciemens.

Mon père crut avoir également deviné de quoi il s’agissoit ; et si dans ce moment la tête de mon oncle Tobie eût été une lanterne magique, et que mon père eût pu y regarder à travers une optique, il n’auroit pas eu plus de certitude de ce qui se passoit dans l’imagination de son frère, qu’il croyoit en avoir ; et malgré la catapulte et les mordantes imprécations qu’il avoit faites contre cet instrument d’horreur et de destruction, il commençoit déjà à triompher… Mais, ô malheur ! ô disgrâce ! un mot, un seul mot de Trim tordit et fit tomber tous les lauriers de son front.



CHAPITRE L.

Je suis né.


C’est votre maudit pont-levis, dit mon père, qui détourne ainsi le docteur Slop de ses affaires.

Non monsieur, dit Trim. Quoi donc ?… ah ! que Dieu vous fasse miséricorde ! l’enfant est né… Il est né ? Eh bien ! le docteur Slop avec ses outils… Que dis-tu ?… Il l’a tout estropié ; et ce qu’il fait à présent avec un morceau de toile et une baleine du corset de Suzanne, est une espèce de pont pour soutenir les débris du nez qu’il lui a coupé….

Le nez coupé ! ô fatalité ! s’écria mon père navré de douleur. Soutenez-moi, frère, et menez-moi tout de suite dans ma chambre.


CHAPITRE LI.

Mon propre désespoir.


Depuis le premier moment que je me suis assis pour écrire ma vie pour l’amusement du public, et mes opinions pour son instruction, un nuage s’est insensiblement épaissi sur la tête de mon père. Un torrent de petits maux et de petits chagrins s’est déchaîné contre lui ; ce n’est pas une seule chose, comme il l’a observé lui-même, qui a contrarié ses idées. Tout s’y est opposé, tout les a traversées, et l’orage est enfin fondu sur lui.

Je n’entre à présent dans cette partie de mon histoire qu’avec les idées les plus mélancoliques dont un cœur sympathique puisse être affecté. Mes fibres se relâchent. Je sens à chaque ligne que j’écris un abattement, une foiblesse qui à peine me permet de continuer. La vitesse de mon pouls se rallentit, et cette gaieté si vive, qui chaque jour de ma vie m’excitoit à dire, ou à écrire mille et mille choses plus ou moins saillantes, est presque entièrement disparue. Je viens de m’apercevoir que je n’avois trempé ma plume dans mon encre qu’avec un air de circonspection, de tranquillité, de solennité qui m’étoit tout-à-fait étranger. Ô Dieu ! quel changement ! que je suis différent de ce que j’étois ! malheureux Tristram ! ta plume tombe sans que tu puisse la retenir, ton encre jaillit sur ta table, sur tes livres, sur ton papier, et tu laisses tout perdre, comme si ta plume, ta table, ton papier et tes livres ne te coûtaient rien !…



CHAPITRE LII.

On parle bien souvent sans en dire autant.


La dispute madame, est absolument inutile sur ce point. Qu’y gagnerez-vous ? rien. Je suis aussi persuadé de cette vérité qu’on peut l’être, et je ne démordrai point de cette opinion. Oui, je soutiens que les hommes et les femmes supportent mieux la peine et goûtent mieux le plaisir dans une posture horizontale que dans toute autre.

Mon père ne fut pas plutôt entré dans sa chambre, qu’il se jeta tout à travers de son lit, avec l’air farouche d’un homme abymé de chagrin, qui attire les larmes de la pitié. Il tomba la tête dans sa main droite qui lui couvroit la moitié des yeux, tandis que son bras gauche, sans mouvement, restoit insensible, appuyé sur l’anse d’une cuvette qui étoit placée sur une table de nuit à côté du lit. Il ne se sentoit pas. Un chagrin fixe, opiniâtre, inflexible, s’empara de tous les traits de son visage. Il soupiroit avec effort. Tous les mouvemens de sa poitrine étoient convulsifs : il ne prononçoit pas un mot.

Une vieille chaise de tapisserie à petits points, ornée d’une vieille frange de soie à demi décolorée, étoit auprès du lit, et du côté où mon père avoit la tête : mon oncle Tobie s’y assit en silence.

Lorsque l’affliction est à son plus haut degré, la consolation vient toujours trop tôt, et lorsqu’elle est passée, elle vient trop tard. Il est entre ces deux extrêmes un fil à saisir par celui qui veut s’ériger en consolateur. Mon oncle Tobie étoit là. Mais il auroit plutôt fixé les longitudes, que de trouver cet heureux moment de parler. Il soupira, ses larmes coulèrent, et il ne parla pas.


CHAPITRE LIII.

Ad libitum.


Tout ce qui entre dans la bourse n’est pas gain, dit le proverbe.

Quoique mon père eût eu le bonheur (c’en étoit du moins un selon lui) de lire les livres les plus bizarres qui fussent jamais sortis de l’esprit humain ; quoiqu’il fût doué lui-même de penser avec plus de bizarrerie, peut-être, qu’aucun autre homme, et qu’il eût avancé rapidement dans cette carrière, cependant ces précieux avantages n’avoient souvent été pour lui qu’une source de chagrins et de disgrâces, non moins bizarres..... Et la situation fâcheuse dans laquelle nous le voyons à présent, en est peut-être l’exemple le plus fort que je puisse donner.

Il est sûr que le coup de forceps qui avoit mal-adroitement emporté le cartilage qui devoit maintenir mon nez dans la forme d’un pont à double arcade, étoit bien capable de vexer un galant homme, qui, comme mon père, n’étoit plus doué, ainsi qu’il l’avouoit, des précieuses facultés de pouvoir se faire revivre à son gré, dans d’autres lui-même : mais il faut pourtant convenir, malgré cela, que cet accident, tel funeste qu’il fût, n’auroit, chrétiennement parlant, jamais pu le justifier sur ses idées, si elles n’étoient venues de plus loin. —

C’est ce qu’il faut expliquer. Cela ne nous tiendra qu’une demi-heure ; et si c’est trop long-temps pour ne pas s’ennuyer, j’avertis qu’on peut passer tout-d’un-coup au chapitre soixante-cinq. Tout ce que je dirai jusques-là n’est vraiment destiné qu’aux personnes scientifiques, ou à celles qui, à force de lire et de réfléchir, veulent se ranger dans cette caste privilégiée. Les autres n’ont besoin que de s’amuser, et elles ne trouveroient pas ici leur compte.



CHAPITRE LIV.

Les prétentions de ma Bisaïeule.


Je n’y tiens pas, disoit mon bisaïeul. Vous n’y tenez pas ?… non, madame, et l’on ne s’est, peut-être, jamais avisé d’une prétention aussi folle, s’écrioit-il, en ouvrant un cahier de papier qu’il jetoit aussitôt sur la table d’un air furieux. Voyez, voyez-le vous-même. Madame, ce compte est clair. Il est démontré que tout ce que j’ai eu de vous e consiste qu’en deux mille livres sterling. Il n’y a pas un shelling, pas un iota de plus. Je défie à l’Arabe qui a inventé les chiffres, de calculer plus juste ; et cependant vous parlez d’avoir par an un douaire qui surpasse l’intérêt de votre dot ?…

J’en parle. Je fais bien plus que d’en parler ; j’y insiste.

Et la raison, s’il vous plaît ?

La raison ?

Oui, la raison.

Vous voulez que je la dise ?

Apparemment.

J’aurois voulu vous épargner ce petit chagrin ; mais puisque vous m’y forcez… Enfin, monsieur, disoit ma bisaïeule, puisqu’il faut vous le dire, je répéte un douaire plus fort, parce que vous n’aviez… mais vous savez très-bien ce que vous n’aviez pas…

Je n’en sais rien.

C’est-à-dire, qu’il n’y a que moi qui me sois aperçue de ce qui vous manquoit. Eh bien ! monsieur, puisqu’il faut vous parler net, ce douaire plus fort que je répéte, n’est qu’une indemnité. Une jeune personne qui se marie par le choix de ses parens, y va de bonne foi. Elle ne s’imagine pas qu’on la trompe.

Je ne conçois encore rien à tout cela.

Comment, monsieur, répliqua ma bisaïeule, vous ne saviez pas que vous n’aviez point ou presque point de nez ?

Et que n’y regardiez-vous ? avois-je un masque qui vous empêchât de me voir ?…

Non : mais je m’entends.



CHAPITRE LV.

La définition.


Un nez est un nez, cela est certain. Mais on se méprend souvent sur les choses les plus évidentes ; et ce que je rapporte ici de ma bisaïeule, le prouve assez. Je n’aime pas les équivoques. Aussi ne ferai-je pas une ligne de plus que je n’aie expliqué et défini, avec la plus exacte précision, ce que j’entends par l’objet dont je parle. Je suis d’opinion que c’est à la négligence des écrivains, sur un point aussi essentiel, que l’on doit tous ces écrits de haine qui ont signalé dans tous les temps les querelles des scholiastes, des philosophes et autres gens de cette trempe. Le même mot les a mis aux prises, et ils se sont fait une guerre de fiel et d’injures sur la manière de l’entendre. Mais quand on a donné une bonne définition, que la vraie signification du mot est bien déterminée, et que son vrai sens ne peut souffrir d’ambiguïté, il en résulte des avantages infinis. On n’essuie point de contradictions, tout est d’accord. Je défierois alors au père de la confusion de vous jeter dans le moindre embarras, ou de vous mettre dans la tête, ou dans celle de vos lecteurs, une autre idée que celle que vous avez voulu donner.

C’est, surtout, dans les livres d’une morale aussi stricte, d’un raisonnement aussi serré que celui-ci, que la plus légère négligence seroit absolument inexcusable. Le ciel m’est témoin combien je regrette d’avoir quelquefois, dans le cours de cette histoire, laissé, malgré moi, l’occasion de faire de fausses interprétations. Eugène m’en a souvent réprimandé avec chaleur. Je me promenois un jour avec lui. Il tenoit à la main la première partie de ce livre des livres. Voici un double sens, s’écria-t-il, en mettant le doigt sur une expression équivoque. Cela s’entend de deux manières. Et voici deux chemins, lui répliquai-je, en me retournant avec vivacité vers lui, l’un est beau, l’autre est mauvais, lequel prendrons-nous ? le plus beau, sans contredit. Eh bien ! Eugène, lui dis-je en me retournant encore, la définition n’est donc qu’une défiance injurieuse aux lumières et à l’honnêteté des lecteurs. Par-là je triomphai d’Eugène. Mais je l’avoue, je n’en triomphai que comme je fais toujours, c’est-à-dire, comme un sot, et cette victoire ne m’a pas rendu orgueilleux : la nécessité d’une définition précise ne m’en paroît pas moins absolue.

Et je supplie d’avance mes lecteurs, mes lectrices, de se mettre en garde contre les suggestions de l’esprit malin, et de ne pas souffrir qu’il insinue, par artifice ou autrement, d’autres idées dans leur esprit que celle que j’entends qu’on prenne par ma définition.

Or, mon intention est que dans tout ce chapitre, et dans tous ceux où je parlerai de mon nez ou de celui des autres, on ne conçoive pas autre chose qu’un nez ni plus ni moins. Cela est-il clair ? et sera-ce ma faute, si quelque voyageur, qui voit un chemin bien ouvert, bien battu, en préfère un autre où il court le risque de se fourvoyer ?


CHAPITRE LVI.

Suite du Chapitre cinquante-quatre.


Vous vous entendez, reprit mon bisaïeul. Eh bien ! qu’entendez-vous ?… je n’ai point de nez, s’écria-t-il en portant la main sur le sien. Oh ! parbleu, madame, c’est une injure qui n’est pas concevable. Voyez, voyez aussi le portrait de mon père, et jugez si son nez n’étoit pas infiniment plus court que le mien. Mon bisaïeul avoit raison. Le parallèle lui étoit favorable : mais avec ce brillant avantage, le nez qu’il portoit n’en étoit pas moins pour tout le monde, et pour ma bisaïeule, comme le nez de tous les hommes, femmes et enfans que Pantagruel, dans le cours de ses voyages, trouva sur l’île d’Ennasin. Et si vous voulez savoir en passant comme ils étoient faits, vous pouvez lire le chapitre IX du quatrième livre de l’histoire de cet homme célèbre. Vous y verrez mot pour mot, que les habitans de l’île ressembloient à beaucoup d’autres, excepté que les hommes, les femmes et les enfans avoient le nez de la figure d’un as de trèfle. Et que c’est pour cela que l’île s’appeloit Ennasin… Cependant ma bisaïeule insista si vivement sur l’amplification de son douaire, que mon bisaïeul, pour ne plus essuyer de querelles de cette nature, consentit à tout ce qu’elle voulut : l’article fut arrêté et signé.



CHAPITRE LVII.

Hélas !


C’est un douaire bien exorbitant, bien injuste, mon cher ami, disoit ma grand’mère à mon grand-père, que nous sommes ainsi obligés de payer sur un aussi petit bien que le nôtre.

Cela est vrai, ma chère, répliquoit mon grand-père ; mais mon père n’avoit pas plus de nez qu’il n’y en avoit sur le dos de ma main. Elle lui fit la loi.

Il faut savoir que-m a bisaïeule avoit survécu son mari, et que mon grand-père eut à payer ce douaire pendant douze ans. Il étoit de cent cinquante guinées. La saint Michel étoit la fête de l’année qui paroissoit toujours arriver le plus tôt : mais cela ne faisoit point de peine à mon grand-père. C’étoit l’homme du monde qui se débarrassoit avec le plus de plaisir de ses obligations pécuniaires. Tant qu’il n’étoit question que des cent premières guinées, il les faisoit voler sur la table avec cette agréable gaieté dont une ame généreuse est seule capable quand elle se défait de son argent… Mais il n’en étoit pas de même quand il entroit dans la cinquantaine extraordinaire qui excédoit et qui lui paroissoit exorbitante. Ses sourcils se fronçoient ; il se passoit le doigt sur le côté du nez : il sembloit que c’étoit-là où il se sentoit blessé. Il ne jetoit chaque nouvelle guinée qu’après l’avoir examinée des deux côtés, et c’étoit un travail si laborieux, qu’il alloit rarement jusqu’au bout sans être obligé de tirer son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les tempes.

Préservez-moi, juste ciel, de ces esprits persécuteurs qui n’ont aucune indulgence pour les passions qui agissent en nous ! Jamais, oh ! non jamais, je ne me rangerai sous l’étendard de ceux qui ne peuvent détendre l’inflexibilité de leur caractère, et qui ne sentent aucune pitié pour la force de l’éducation, et pour les opinions qui prévalent sur les autres par l’habitude, ou parce qu’elles nous sont venues successivement de nos ancêtres…

Depuis trois générations au moins, un ressouvenir heureux de nez infiniment plus longs, avoit graduellement pris racine dans toute la famille. La tradition l’avoit continuellement fortifié, et l’intérêt, pendant douze ans, l’avoit rendu beaucoup plus vif. On regrettoit encore plus sensiblement que le temps passé ne fût plus : et mon père étoit fort loin de pouvoir s’approprier tout l’honneur des fantaisies qui agitoient son cerveau sur ce point. Il ne pouvoit raisonnablement se vanter que d’une chose. C’est que toutes ses autres opinions bizarres étoient à lui seul : mais pour celles-ci, on pouvoit dire qu’il les avoit presque sucées avec le lait de sa mère. Il en fit cependant son lot. Et si l’éducation (qu’on me passe cette façon de parler) planta la méprise dans l’esprit de mon père, il prit un tel soin de la cultiver et de l’arroser, qu’il la porta bientôt à son plus parfait degré de maturité.

Il disoit souvent, en développant ses pensées sur ce sujet, qu’il ne concevoit pas comment certaines familles connues en Angleterre avoient pu se soutenir contre une suite non interrompue de huit ou dix nez camus, vice versâ : il ajoutoit que c’étoit pour lui un vrai problême à résoudre dans la société civile, que de savoir pourquoi le même nombre de longs et jolis nez, qui s’étoient suivis les uns et les autres en ligne directe, n’avoient pas guindé celui qui en étoit l’heureux possesseur dans les plus belles places du gouvernement. Un joli nez ! quel appanage ! mon père se vantoit souvent que les Shandy, qui étoient dans un haut degré d’élévation sous le règne de Henri VIII, n’étoient parvenus que par-là à ces dignités, et qu’ils n’avoient jamais employé de brigues pour les obtenir. — La fortune fit faire à sa roue un tour funeste qui accabla leur postérité par l’existence de mon bisaïeul. On ne peut jamais se rédimer de l’accident dont il fut la victime… Son nez applati !…

Belle, douce et charmante lectrice, où ton imagination va-t-elle te porter ? Je l’ai déjà dit : si tu me dois de la confiance, je n’entends pas autre chose par le nez de mon grand-papa, que cet organe extérieur de l’odorat, que cette partie de l’homme qui fait saillie sur son visage, et dont les peintres disent, en combinant ses belles proportions avec celles d’une jolie figure, qu’il doit être de la troisième partie du visage, à le prendre du bas jusqu’au point le plus élevé du front… Ressouvenez-vous, je vous prie, une seconde fois pour toutes, de ce que je viens de répéter. Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d’une chose, il falloit que je l’expliquasse.



CHAPITRE LVIII.

Ce que c’est que la propriété.


C’est un singulier bienfait de la nature, qu’elle n’ait formé l’esprit de l’homme qu’avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu’on lui présente. Il est vrai qu’il a cela de commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d’apprendre de nouveaux tours : mais qu’importe ? si l’humanité ne jouissoit pas de cette faveur, il n’y auroit point de sot, point d’étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant sur telle idée, ne crût devenir un des plus grands philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe.

Mon père n’étoit ni sot, ni étourdi ; mais il n’en tomboit pas moins sur une opinion, comme un homme dans l’état de la nature tomberait sur une pomme. Elle lui devenoit propre ; et quoiqu’il fût homme d’esprit, il auroit plutôt perdu la vie que de la céder.

Je prévois que Didius, le grand jurisconsulte, contestera ce point à mon père, et qu’il s’écriera : d’où vient à cet homme son prétendu droit sur cette pomme ? mais n’avez-vous pas remarqué, madame Didius, que les choses, de son propre aveu, étoient ici dans l’état de nature, et que cette pomme étoit aussi bien la pomme de Colin que celle de Jean. Qu’importe ? où sont les patentes, les lois de concession, que l’on peut me faire voir sur cela ? il faut des titres. Où sont les siens ? comment a-t-il pu la considérer comme son bien ? est-ce parce qu’il l’a regardée ? est-ce parce qu’elle lui a fait envie ? est-ce en la cueillant, en la pelant, en la faisant cuire, en la mangeant, en la digérant, qu’il a cru en devenir propriétaire !… mais sont-ce là des titres ?….

Ami Didius, point d’aigreur. Voici notre autre ami Tribonius qui va vous répondre. Il est comme vous un célèbre jurisconsulte ; il est également versé dans le droit civil et dans le droit canon. Il a, de plus que vous, une barbe qui en impose : il va éclaircir tout ce fatras. Sûrement ! s’écria Tribonius. Vous trouverez dans le Syntagma juris universi de Pierre Grégoire, dans le Compendium du célèbre Hermogenius, dans sa collection des lois d’Honorius et de Théodose, et dans tous les codes qu’on a faits depuis Justinien jusqu’à nos jours, qu’il est nettement décidé que les sueurs qui sortent du front d’un homme, sont aussi bien sa propriété que la culotte qu’il porte… Je conviens du principe. Vous en convenez ? il n’y a donc plus de question. Ces sueurs étant versées goutte à goutte : 1°. pour trouver la pomme, 2°. pour la cueillir, elles sont comme indissolublement et identiquement annexées et incorporées, par l’homme qui trouva et qui cueillit la pomme, à la pomme trouvée et cueillie ; et il est évident qu’en agissant ainsi, il a mêlé quelque chose qui étoit à lui avec la pomme qui n’étoit pas à lui. Il a, par ce moyen, acquis une propriété. Sortez de-là, si vous pouvez, madame Didius.

C’est par une même chaîne de savans raisonnemens que mon père soutenoit ses opinions ; il n’épargnoit ni soins, ni peines pour en grossir la collection, et plus elles sortoient du cercle des connoissances humaines, plus il croyoit y avoir de titre. Personne ne les reclamoit, et comme elles lui avoient encore coûté de plus tout le travail qu’il y avoit mis pour les orner, pour les embellir, il pouvoit prétendre avec justice qu’elles étoient devenues son propre bien. C’étoit pour lui un domaine si précieux ; il craignoit si vivement qu’on ne lui enlevât, qu’il faisoit des efforts continuels pour s’y défendre, pour s’y fortifier ; et il étoit toujours prêt à fondre sur ceux qui auraient osé entreprendre de l’attaquer.

Mais il éprouvoit un terrible obstacle dans cette circonstance-ci, pour rassembler les matériaux propres à sa défense, dans le cas de quelque vive attaque ; il y avoit un si petit nombre de génies qui eussent parlé du nez en bien ou en mal ! La chose est incroyable, et mon entendement se perd, se confond, quand je songe combien on a sacrifié de temps et des choses qui étoient infiniment moins importantes ; combien de millions de livres reliés, brochés, et de toutes sortes de types ont été fabriqués dans toutes les langues, sur des sujets moins utiles à la paix et au bonheur du genre humain.

Cependant ce qu’on pouvoit avoir de livres en ce genre, mon père l’avoit ; et quoiqu’il badinât souvent de la bibliothèque de mon oncle Tobie, qui, pour le dire en passant, étoit assez ridicule, la sienne ne l’étoit guère moins, ou l’étoit peut-être encore plus. — Il avoit soigneusement recueilli tous les livres, tous les traités, tous les fragmens, tous les systèmes que l’on avoit écrits sur ce qui, depuis trois ou quatre générations, faisoit le désespoir de la famille, après avoir fait sa gloire. Enfin, il étoit aussi riche en livres de cette espèce, que mon oncle l’étoit en architecture militaire.



CHAPITRE LIX.

On n’est pas toujours en faveur.


La collection de mon père n’étoit pas nombreuse ; mais en revanche elle étoit très-curieuse. C’est annoncer qu’il avoit mis beaucoup de temps à la faire, et qu’il y avoit employé beaucoup d’argent. — Le hasard lui avoit pourtant fait trouver de temps en temps quelques bons marchés. Celui dont il s’applaudissoit le plus, étoit de s’être procuré presque pour rien le fameux soliloque de Bruscambille sur les longs nez. Il ne lui en avoit coûté que trois guinées, et il n’y avoit pas alors trois soliloques de Bruscambille dans toute la chrétienté. — Mon père jeta les trois guinées sur le comptoir du libraire, avec la promptitude d’un homme qui croit avoir fait la meilleure emplette possible. Il serra le livre dans son sein, et ne fit qu’une course de chez le libraire chez lui, pour y déposer un trésor aussi précieux : arrivé-là, oh ! quel plaisir ! quel plaisir ! Bruscambille étoit ses délices. Il l’ouvroit, le ferment, le regardoit ! Vous vous souvenez, cher lecteur, des doux momens que vous passiez avec votre première maîtresse. Vous étiez dans un enchantement continuel. Ainsi étoit mon père. Mais ses yeux étoient plus grands que ses désirs, son zèle plus grand que ses connoissances, et son délire se calma, et ses affections se refroidirent en se divisant. La plus heureuse des sultanes ne tarde point à être confondue parmi les autres beautés du sérail. C’est ce qu’éprouva Bruscambille. Mon père meubla ses tablettes de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, des conférences de Bouchet. Enfin il se procura le grand, le savant Hafen-Slawkembergius, dont j’ai tant à parler. Que pouvoit espérer Bruscambille au milieu d’une si brillante compagnie ? un coup-d’œil tout au plus.


CHAPITRE LX.

Prenez-y garde.


C’est dans cette source précieuse que mon père puisoit tous les argumens qui pouvoient favoriser ses idées ; mais de tous les traités qu’il avoit lus et relus, il n’y en avoit point qui lui eût causé d’abord plus de peine que le célèbre colloque d’entre Pamphagus et Coclès, écrit par la chaste plume du grand et vénérable Érasme. Il rouloit tout entier sur la variété des longs nez, sur leur utilité, sur la manière de les mettre à profit, sur le temps d’en faire usage ; le style tant soit peu bigarré de ce célèbre écrivain déconcertoit de temps en temps mon père, et lui faisoit prendre une chose pour l’autre.

Et vous, à qui Satan voudroit faire niche, prenez garde, en lisant ce chapitre, que l’auteur de tout mal ne vous jette à califourchon, jambe deçà, jambe delà, sur quelque coursier rapide qui emporte trop loin votre imagination. Il ne faut qu’une gambade de côté, pour vous précipiter dans quelque abyme. Un rayon de soleil trop vif flétrit ainsi la plus belle fleur.


CHAPITRE LXI.

Mon père se brouille avec Érasme.


Écoutez, frère Tobie, disoit mon père en lisant son Érasme : voici ce que dit Pamphagus : nihil me pœnitet hujus nasi, et voici ce que lui répond Coclès : nec est cur pœniteat. Que dites-vous de cela ? moi ? rien. Et moi je suis piqué de ce qu’une aussi excellente plume se soit bornée à n’exposer qu’un fait tout nu, sans y ajouter la moindre chose. Ce qui fâchoit mon père, c’est qu’Érasme ne l’eût pas orné de quelques-unes de ces subtilités spéculatives et ambiguës dont on entoure les argumens, et que le ciel a si abondamment prodiguées à l’esprit humain, soit pour l’animer à la recherche de la vérité, soit pour l’exciter à combattre pour elle. — Il auroit volontiers dit que l’auteur n’étoit qu’un sot, si ce n’eût pas été Érasme ; Érasme, qui, s’étant présenté au chancelier Morus sans se nommer, lui causa une telle surprise par les charmes de sa conversation, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier : vous êtes Érasme ou le diable. Soyons plus sages, dit mon père. Sa sagesse fut de lire et de relire avec une application infatigable l’ouvrage dont il se plaignoit, et qu’il croyoit ne pas entendre. Il se roidit contre les difficultés. Chaque mot, chaque syllabe étoit un objet d’étude pour tâcher d’en pénétrer le vrai sens, ou d’en faire une exacte interprétation. Hélas ! cette obstination ne lui servit à rien. Les expressions se refusoient aux idées, et les idées ne s’accordoient point aux expressions. Cependant, disoit-il, l’auteur a certainement eu de l’intention. Les termes dont il s’est servi couvrent quelque chose qu’il a voulu cacher. Mais pourquoi, dit mon oncle, lui prêter des desseins différens de ce qu’il exprime ? Les hommes célèbres, frère Tobie, répliquoit mon père, ne s’amusent pas à faire des dialogues sur la longueur du nez et sur tout autre sujet, sans quelque motif particulier. Celui-ci n’est sûrement qu’une allégorie, et j’en découvrirai le sens mystique, ou je ne pourrai. Voyons, lisons. Mon père lut. Fort bien ! voilà de très-bons détails ; mais à quoi bon ceci ? qu’est-ce qui ne connoît pas les propriétés nautoniques du nez ? Érasme pouvoit bien nous en épargner le détail. Oh ! oh ! il prétend qu’on peut en guise de souflet, l’appliquer ad excitandum focum. Je ne lui soupçonnois pas cette utilité domestique. Il a raison, j’en juge par la sensation que j’éprouve sur ma main. Mais quel plaisir, frère ! m’y voici, à cela près d’un mot, je conçois tout ce qu’Érasme a voulu rendre mystérieux. Eh bien ! dit mon oncle, réjouissez-vous de la découverte ; elle n’est pas faite, dit mon père, puisqu’il y manque quelque chose ; mais on peut aider à la lettre. Je n’aime pas ces torquets, reprit mon oncle. Ni moi, dit mon père, en mordant ses lèvres et en mettant ses lunettes. Au diable soit le dialogue ! et il le déchira du livre avec une sorte de colère.



CHAPITRE LXII.

Il se console avec Slawkembergius.


Slawkembergius fut sa ressource, et quel homme ! il avoit analysé toutes mes disgraces. Il avoit mélancoliquement prédit tous les revers qui, à chaque époque de ma vie, devoient assaillir mon existence ; il en avoit développé les causes. Il les avoit attribuées à la maladresse du docteur Slop, à la forme applatie, que le tranchant fatal de son forceps avoit donnée au malheureux nez que je porte, et que je porterai jusqu’à la fin de mes jours. Mon père n’avoit fait qu’une attention médiocre à toutes ces circonstances ; mais l’événement les lui avoit si vivement retracées, que Slawkembergius devint pour lui l’écrivain le plus imposant qu’il eût jamais lu. Par quelle secrete impulsion avoit-il prévu toutes ces choses ? d’où lui venoient-elles ? comment ses oreilles en avoient-elles été frappées ? qu’est ce qui avoit pu l’assurer qu’elles arriveroient ? il y avoit alors quatre-vingt dix ans qu’une tombe couvroit les cendres de Slawkembergius, et mon père ne pouvoit faire que des conjectures sur la manière dont ces événemens futurs avoient pu se glisser dans le sensorium de cet homme divin.

Son caractère se décéloit par ses ouvrages. Gai, jovial, on voit qu’il jouoit sur les mots. Il donne lui-même une idée des motifs qui l’avoient déterminé à écrire, et à passer plusieurs années de sa vie sur le sujet dont il parle. C’est ce qu’on voit à la fin de son prolégomène, que le relieur, par parenthèse, a mal-adroitement placé entre la table de son livre et le livre lui-même, au lieu de le mettre au commencement ; mais il se fait tant de choses à rebours dans ce monde, que cette ineptie ne doit pas être tirée à conséquence. Slawkembergius informe donc ses curieux lecteurs, que depuis qu’il étoit arrivé à l’âge de discernement, et qu’il pouvoit s’asseoir tranquillement pour considérer en lui-même ce qu’étoit le véritable état de l’homme, et distinguer la principale fin de son être… ou pour accourcir ma traduction ; car le livre de Slawkembergius est comme de raison écrit en latin, avec la prolixité des auteurs modernes qui écrivent en cette langue ; Slawkembergius assure que depuis le temps qu’il fit usage de toute sa sagacité pour approfondir cette matière, il n’y conçut rien, ou plutôt qu’il ne savoit ce que c’étoit. Il ajoute que le seul fruit de tant d’application, fut de remarquer que ceux qui avoient entrepris jusques-là d’écrire sur le point capital dont Érasme avoit fait depuis le sujet principal d’un de ses dialogues, s’en étoient acquittés si mollement, qu’à peine ils méritoient d’être lus. Je me sentis, alors dit-il, si vivement aiguillonné, que je ne pus résister à cette impulsion. J’entrepris de m’égayer sur cette matière.

Et il faut l’avouer, Slawkembergius n’entra dans la lice qu’avec une plus forte lance, et que pour parcourir une plus vaste carrière que tous ceux qui l’avoient précédé. Si jamais on élève quelque monument pour placer les statues des grands hommes, la sienne en fera le principal ornement. On la mettra dans la niche la plus apparente au moins, comme le prototype de tous les écrivains volumineux qui doivent servir de modèle. Il a épuisé son sujet. Chaque chose y est pesée, discutée, examinée, éclaircie avec la plus grande précision. Il y a jeté tout ce que les sciences les plus profondes avoient d’intéressant, tout ce que les connoissances agréables avoient de plus piquant. Il n’a cessé de comparer, de compiler, de piller, de glaner. Son ouvrage est une riche collection de tout ce qui a été dit, écrit ou discuté dans les écoles, ou sous les portiques des savans de tous les âges et de tous les peuples. C’est un recueil entièrement achevé, un code, un digeste de tout ce qu’un homme, qui se pique de curiosité, peut désirer de savoir sur les nez, de quelque forme et de quelque couleur qu’ils soient.

On conçoit aisément qu’il est fort peu nécessaire que je parle des autres livres qui composoient la bibliothèque de mon père. Je ne dirai donc rien de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, de leurs querelles, de leurs disputes, de l’intérêt que mon père prit à leurs discussions, du jugement qu’il en porta. J’ai bien d’autres choses à faire. N’ai-je pas promis d’éclaircir une foule de difficultés qui se sont présentées ? n’est-il pas survenu depuis mille chagrins domestiques qu’il faut que je dissipe ? une vache inconsidérée a porté le désordre dans les fortifications de mon oncle Tobie. Elle a mangé deux rations et demie d’herbe, et arraché le gazon qui tapissoit ses glacis, ses ouvrages à cornes et son chemin couvert. Trim veut qu’elle passe au conseil de guerre, et qu’elle soit fusillée. Il faut pour le moins crucifier le docteur Slop. Je serai moi-même Tristramisé ; je deviendrai le martyr de mon baptême. Pauvre diable que nous sommes ! ne va-t-on pas aussi m’emmailloter ? mais je n’ai point de temps à perdre ici en exclamations. J’ai laissé mon père étendu tout à travers de son lit. J’ai laissé mon oncle Tobie assis à côté de lui dans une vieille chaise de tapisserie frangée. J’ai promis de revenir à eux dans une demi-heure, et voilà plus de cinquante minutes qu’ils sont là dans la même attitude. Heureusement qu’ils ont besoin de repos ! je puis encore les y laisser l’un et l’autre. Je puis même, madame, vous procurer pendant ce temps la lecture d’un des ouvrages les plus agréables de Slawkembergius. Mon père l’avoit traduit. C’est un conte : je ne suis pas un des dévots de Slawkembergius, comme étoit mon père. Mais malgré cela, je suis d’opinion que ces contes méritent qu’on les lise. Quoiqu’il fût allemand, il n’est pas sans imagination, il les a divisés par décades, et chaque décade contient dix contes. La morale n’est pas bâtie sur des contes, et l’on peut certainement reprocher un tort à Slawkembergius, celui de les avoir annoncés sur ce ton dans le monde. On voit dans le plus grand nombre qu’il a plus fait d’efforts pour amuser que pour instruire, et il y a communement mal réussi ; mais il faut avouer qu’il n’a pas toujours été le maître de ses sujets. Son but, en faisant ces bagatelles, a été de saisir des faits qui rentrassent dans son ouvrage principal. C’en est une espèce de supplément. Mais lisez, madame, et vous en jugerez.



CHAPITRE LXIII.

La prise de Strasbourg, conte.


On respiroit la fraîcheur délicieuse d’une des plus belles soirées du mois d’août, lorsqu’un étranger, monté sur une mule, entra dans la ville de Strasbourg. Il portoit en croupe une petite valise qui renfermoit quelques chemises, une paire de souliers de maroquin, et une culotte de satin cramoisi ; c’étoit-là tout son bagage. Halte-là, lui dit le soldat qui montoit la garde à la porte : d’où venez-vous ? où allez-vous ? — D’où je viens, mon ami ? connois-tu le Cap des Nez ? eh bien ! c’est de-là que je viens, et je vais à Francfort. Je repasserai ici dans un mois, pour aller sur les frontières de la Tartarie-Crimée. La sentinelle leva les yeux sur l’étranger, et le regarda fixement : je n’avois jamais vu un pareil nez !… — Tu t’étonnes ! va, il m’a procuré d’heureux hasards. Je le crois, dit la sentinelle… Je t’en souhaite autant.

Tout en disant cela, le cavalier, en dégageant son poignet d’un ruban noir où pendoit un court cimeterre, coula légèrement un florin dans la main de la sentinelle. Je suis fâché, dit le soldat à un petit tambour bancroche, qui étoit présent, que ce galant homme ait perdu le fourreau de son sabre. Il lui en faut un absolument, et l’on est si mal-adroit ! Je n’en ai pas besoin, reprit l’étranger, dont la mule alloit si doucement qu’il avoit tout entendu.

Je porte mon cimeterre nu, dit-il en le levant en l’air, pour qu’il soit plutôt prêt à défendre mon nez.

Ma foi, il en vaut bien la peine, dit la sentinelle.

Fi donc, reprit le petit tambour bancroche, ne vois-tu pas que c’est un nez de carton ?

À d’autres, répliqua la sentinelle ; c’est parbleu un nez comme le mien, excepté qu’il est six fois plus gros.

Mais je l’entend qui craque, dit le petit tambour bancroche.

Et moi, je le vois qui rougit, dit la sentinelle.

Bon ! nous sommes tous les deux de grands sots de n’y avoir pas touché, nous saurions à présent ce que c’est.

Tandis que la sentinelle et le tambour bancroche se disputoient, une querelle pareille s’étoit élevée entre un trompette et sa femme, qui s’étoient arrêtés par hasard pour considérer le nez de l’étranger.

Bénédiction, quel nez ! s’écria la femme ; il est aussi long qu’une trompette.

Aussi est-il de cuivre dit le trompette.

De cuivre ? comme je danse…

Oui, parbleu de cuivre, reprit le mari ; on peut en juger par le bruit de ses éternumens.

Eh bien ! j’en aurai le cœur net, reprit la femme ; je ne me coucherai pas que je n’y aie mis la main.

Oui-dà ! dit l’étranger, qui alloit toujours tout doucement, oui !… dit-il, en laissant tomber la bride sur le cou de sa mule, et croisant ses mains sur sa poitrine. Non, non, poursuivit-il en levant les yeux au ciel, non, non : le monde m’a trop maltraité, pour que je laisse prendre cette conviction à qui que ce soit. J’en fais vœu ; personne ne me tâtera le nez tant qu’il me restera assez de force pour….

Pourquoi ? s’écria la femme d’un bourgmestre qui passoit, suivie d’un petit laquais.

Et vous aussi, madame, vous voudriez me tâter le….

Au reste, il ne fit pas la moindre attention à ce que lui dit la femme du bourgmestre. Il étoit occupé, pendant qu’elle parloit, à faire un vœu à Saint-Nicolas. Son vœu fait, il decroisa ses mains, reprit la bride de sa mule, et son cimeterre suspendu, il s’achemina au petit pas dans les rues de Strasbourg, jusqu’à ce qu’enfin le hasard le conduisît à la porte d’une grande auberge, sur la place du marché, vis-à-vis d’une église.

À peine l’étranger fut-il descendu, qu’il fit mettre sa mule à l’écurie. Il fit ensuite porter sa valise dans sa chambre ; il en tira une chemise et la mit ; il en tira sa culotte de satin et la mit ; il en tira la frange d’argent qui s’y ajustoit, il l’y ajusta ; il se chaussa. Ainsi habillé, son cimeterre au poing et nu, il sortit et alla se promener sur la place d’armes.

Il en avoit déjà fait trois fois le tour, lorsqu’il aperçut la femme du trompette qui venoit à sa rencontre. Oh ! oh ! dit-il, elle a des desseins… évitons-la. Il retourna sur ses pas et revint précipitamment à son auberge, remit ses habits dans sa valise et demanda sa mule pour partir.

Je vais à Francfort, dit-il à son hôte, et vous me reverrez d’aujourd’hui en un mois : puis caressant sa mule et mettant le pied à l’étrier, je m’imagine, poursuivit-il, que vous en avez eu bien soin ; la pauvre bête ! elle est bien fatiguée : voilà plus de six cents lieues que je lui fais faire.

Ma foi ! dit l’aubergiste, c’est un long voyage, et à moins que l’on ait des affaires bien intéressantes… Moi ! point du tout, répondit l’étranger, c’est la curiosité seule qui me conduit. Je voulois voir le Cap-des-Nez dont j’ai entendu parler. Je l’ai vu ; et vous voyez vous-même que je n’ai pas perdu mon temps : j’en ai rapporté un qui est assez beau.

Il n’avoit pas besoin de le faire observer ; l’hôte et l’hôtesse n’avoient pas détourné les yeux de dessus.

Par Sainte-Radegonde ! s’écrioit celle-ci en elle-même, les douze plus beaux nez de Strasbourg ne valent pas le sien ! Mon ami, dit-elle à l’oreille de son mari, conviens que c’est-là un fier nez.

Allons donc, dit-il ! es-tu assez sotte pour ne pas voir que c’est un nez postiche ?

Oh pardi ! reprit-elle, avec la permission de monsieur…

Pardon, madame, dit l’étranger ; je vois ce que vous désirez ; mais j’ai fait vœu à Saint-Nicolas que qui que ce soit ne touchera à mon nez, jusqu’à ce que…

Puis il piqua des deux, et partit sans dire un mot de plus.

Il n’avoit pas fait une demi-lieue, que tout étoit en rumeur dans la ville de Strasbourg. On sonnoit complies ; les cloches appeloient de toutes parts les Strasbourgeois ; aucun ne les entendoit. Les hommes, les femmes, les enfans couroient çà et là, pêle-mêle, allant, venant, se heurtant, se croisant à cette porte, à celle-ci, à celle-là, à cette autre, dans cette rue, dans cette place. L’avez-vous vu ? Qui est-ce qui l’a vu ? ce n’est pas moi ; ni moi, qui donc ?

Je n’en sais rien.

J’étois à vêpres.

Je savonnois.

Je repassois.

J’épluchois la salade.

Je portois le souper au four.

Je couchois les enfans.

C’est ainsi que toutes les comères de Strasbourg déploroient leur disgrace chacune sur son ton. Hélas ! je ne l’ai pas vu, je ne le verrai jamais. Je ne sais pas ce que je donnerois, dit une assez jolie marchande, pour avoir été dans ce moment la femme du trompette.

Et moi le trompette.

Et moi la sentinelle.

Et moi le petit tambour bancroche.

Et moi l’aubergiste.

Et moi sa femme.

Et moi la bourgmestre.

Et ces cris de désespoir retentissoient dans tous les coins de Strasbourg.

Mais tandis que cette confusion régnoit dans les têtes Strasbourgeoises, notre héros, sans songer qu’il fût seulement question de lui dans cette grande ville, continuoit sa route vers Francfort : ce n’étoit pourtant pas sans être agité de quelque inquiétude. Il lui échappoit de temps-en-temps des propos interrompus qu’il tenoit tantôt à sa mule, tantôt à lui-même, tantôt à sa Julie.

Ô ! ma Julie, s’écrioit-il, ma chère et tendre Julie !

Mais va donc, et laisse-là ce chardon…

Comment un rival a-t-il pu m’enlever ce bonheur que tu me promettois, et dont j’étois sur le point de jouir ?

Encore ! allons, marche ; tu en mangeras mieux ce soir.

Malheureux que je suis ! banni de ma patrie, éloigné de mes amis, séparé de toi, fatigué, harrassé….

Un peu plus vîte donc, kt, kt, kt…

À quel état suis-je réduit ! je n’ai maintenant pour toutes choses que deux chemises, une paire de souliers qui ne sont pas trop bons, et ma culotte de satin cramoisi… Ô ma Julie ! et je vais à Francfort ! pourquoi plutôt là qu’ailleurs… Ah ! sans doute qu’une main invisible me conduit dans tous ces détours.

Holà donc, holà ! tu buttes ? Par Saint-Nicolas ! si tu ne vas que de ce train, nous ferons bien quatorze lieues en quinze jours. Allons, ma mie, allons.

Y aura-t-il donc enfin quelque bonheur pour moi ? cesserai-je d’être le jouet de la fortune et de la calomnie. Chassé par l’un, accusé par l’autre… Mais pourquoi ne suis-je pas resté à Strasbourg ? la justice… ô Julie !…

Mais que diable as-tu donc à dresser ainsi les oreilles ? eh ! va, ce n’est qu’un homme qui passe.

Voilà comme l’étranger s’entretenoit, chemin faisant avec sa mule, sa Julie et lui-même. Il aperçut une auberge, et mit pied à terre. Ayez soin de ma mule, dit-il au garçon, et que l’on me donne une chambre et à souper. Le voyageur soupa et se mit au lit à dix heures précises ; à dix heures quatre minutes il ronfloit d’importance.

Quelle différence à Strasbourg ! ce ne fut qu’à minuit que le calme avoit succédé au tumulte excité par l’apparition de l’étranger. Mais quel calme ! on étoit couché et l’on ne dormoit pas. L’abbesse de Quedleimbergh qui étoit venue à Strasbourg avec les quatre grandes dignitaires de son chapitre, la doyenne, la prieure, la chevecière et la première chanoinesse, pour consulter l’université sur un cas de conscience relatif à la fente de leurs jupes, passa la nuit fort mal à son aise.

Le nez merveilleux de l’étranger s’étant juché sur la glande pinéale de son cerveau, il remua si vivement son imagination ; celle des quatre grandes dignitaires en fut tellement agitée, que ni les unes ni les autres ne purent fermer l’œil ; pas une des parties de leur corps ne resta tranquille.

Les pénitentes du tiers-ordre de Saint-François, les filles du Calvaire, les prémontrées, les clunistes, les chartreuses, et toute la gente cloîtrée qui respiroit cette nuit sous les cilices, furent encore plus inquiétées que l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ; elles ne firent que virer, tourner et mouver dans leurs lits. On eût dit qu’elles étaient ardées du feu saint Antoine. Les ursulines furent plus prudentes ; elles ne se couchèrent point.

Jamais un tel sujet d’inquiétude et d’insomnie, jamais impatience d’en connoître la cause n’avoit aussi puissamment remué les Strasbourgeois, depuis que Martin Luther avec sa doctrine avoit bouleversé la ville sens-dessus-dessous. Ajoutez encore que la sentinelle, le petit tambour bancroche, le trompette et la femme du trompette, et la femme du bourgmestre, s’étoient prodigieusement écartés les uns des autres dans la description de ce qu’ils avoient vu. Ils ne s’étoient accordés que dans ces deux points ; c’est que l’étranger étoit allé à Francfort, et qu’il en reviendrait dans un mois, et que, soit que son nez fût réel ou feint, il n’avoit pas besoin de cet ornement pour être l’homme le plus beau, le mieux fait, le plus honnête, le plus généreux et le plus aimable qui eût jamais passé les portes de Strasbourg. On l’avoit vu de bien des façons, trottant sur sa mule, marchant dans la rue, son cimeterre suspendu à son poignet ; on l’avoit vu se promener sur la place de la parade avec sa culotte de satin cramoisi, et partout on lui avoit remarqué un air si doux, si modeste, et surtout si noble… Je ne suis plus fille depuis long-temps, dit la bourguemestre ; mais je sais bien que si je l’eusse été, il n’auroit tenu qu’à lui de me faire courir de grands hasards.

L’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ne purent tenir à l’impatience de satisfaire leur curiosité. L’après-midi, elles envoyèrent chercher la femme du trompette. Elle couroit les rues, la trompette de son mari à la main ; il ne fut pas difficile de la trouver ; elle vint ; elle avoit déjà dressé tout l’appareil de sa théorie.

Ô Athènes ! qu’as-tu à comparer à ces deux orateurs ? la sentinelle et le tambour bancroche, établis sous les portes de Strasbourg, mettoient infiniment plus de pompe dans la relation de ce qu’ils avoient vu, que Crantor et Chrysippe n’en mirent jamais dans les leçons si vantées qu’ils donnoient sous les portiques.

L’aubergiste les imitoit sur le seuil de sa porte, tandis que sa femme, retirée dans sa chambre, ne faisoit part de ce qu’elle savoit qu’à des personnes plus choisies. Enfin, les Strasbourgeois couroient de toutes parts à l’instruction, et les Strasbourgeois furent instruits.

Dès que la femme du trompette eut satisfait la curiosité de l’abbesse de Quedleimbergh, elle alla s’établir sur des trétaux qu’elle avoit fait dresser sur la grande place, et elle fit un tort infini aux autres harangueurs.

Mais tandis qu’à Strasbourg tous ceux qui vouloient s’instruire cherchoient à descendre dans le puits où la vérité tient sa cour, les savans faisoient leurs efforts pour en faire sortir la déesse. Ce n’est point aux faits qu’ils avoient recours pour la faire remonter ; ils raisonnoient. L’histoire du nez faisoit jaser tout le monde ; on vouloit au moins deviner, si l’on ne pouvoit prouver. Ceux qui se flattoient d’y mieux réussir, étoient les héros de la faculté. Ils se vantoient d’avance d’un succès assuré. Mais malheureusement ils dissertèrent d’abord sur les tumeurs et toutes les excroissances loupiologiques, etc. ; et ils s’égarèrent si bien, qu’il ne leur fut plus possible de se rallier.

L’un d’eux cependant démontra, d’une manière très-satisfaisante, qu’une masse aussi dodue et aussi énorme de matière hétérogène n’auroit pu se former et se conglutiner sur le nez d’un enfant encore dans l’utérus, sans détruire la balance statique du fœtus. Il auroit, disoit-il, nécessairement perdu son équilibre.

J’accorde le principe, dit un autre ; mais je nie la conséquence.

C’est bientôt dit, reprit le premier ; mais vous ne pouvez nier que s’il n’y avoit pas dès les premiers momens de la conception une quantité suffisante de veines, d’artères, de canaux qui vivifiassent un pareil nez, il n’auroit jamais été possible qu’il pût prendre de l’accroissement.

Une longue dissertation sur la digestion, la nutrition, sur ses effets, sur l’extension qu’elle procure aux vaisseaux, sur l’accroissement des corps musculaires, etc. etc., servit de réponse à cet argument. On poussa même le raisonnement jusqu’à affirmer que rien n’empêchoit que le nez d’un homme ne devînt aussi gros que le reste de son corps.

Quelle sottise ! répondit un autre docteur ; cela ne pourra jamais se réaliser tant que l’homme n’aura qu’un estomac et deux poumons : car enfin, si l’estomac est le seul organe que la nature ait destiné pour recevoir les alimens, pour les convertir en chyle : si les deux poumons sont également les seuls viscères qui opèrent la sanguification, il n’est pas possible qu’ils fassent plus que la nature ne l’a déterminé… Ils sont d’une forme et d’une force que la nature a irrévocablement fixées ; ils ne peuvent former qu’une certaine quantité de sang dans un temps donné, etc… delà il est évident que si le nez d’un homme étoit aussi gros que son corps, il s’ensuivroit que l’homme ou son nez tomberoit en putréfaction. Le nez se sépareroit de l’homme, ou l’homme de son nez : répondez à cela.

Si j’y réponds ! La nature s’accommode à tout. Eh ! sans cela, que diriez-vous d’un bon estomac et de deux excellens poumons qui appartiendroient à un homme à qui l’on auroit coupé les jambes et les bras. Diriez-vous que l’estomac et les poumons seroient diminués de force et de volume ? Vous ne le diriez pas : eh bien ! ce n’est pourtant plus là un homme, ce n’est que la moitié d’un homme tout au plus.

Soit. Mais un pareil homme doit nécessairement mourir d’une pléthore, d’une hémorrhagie, ou de consomption.....

L’expérience prouve le contraire.

Eh ! que me fait l’expérience contre la théorie ? l’expérience a tort.

Ainsi se séparèrent les docteurs de la faculté.

Les naturalistes, ces hommes modestes qui, à l’exception d’eux-mêmes, ne parlent de personne, se mirent aussi de la partie, et voulurent à leur tour surprendre la nature sur le fait, en rendant compte de la longueur et de la grosseur de ce nez si fameux. Ils allèrent d’abord assez long-temps de concert dans leurs recherches. Ils posèrent pour principe que toutes les parties constitutives de l’homme étoient exactement proportionnées aux fonctions particulières qu’elles doivent avoir relativement à toute la machine. Cet axiome passa tout d’une voix et par acclamation. Mais tout d’une voix aussi ils convinrent qu’il y avoit de la variation dans ces proportions. Le correctif fut qu’au moins dans ces variations la nature ne s’écartoit de ses loix primitives que jusqu’à un certain point.

Sans doute, disoit-on, la nature est comme renfermée dans un cercle… Il ne s’agit que d’en déterminer le diamètre.

Tout cela étoit très-bien, très-savamment, très-profondément, très-philosophiquement raisonné ; mais quand il fallut mesurer le diamètre, ces messieurs se trouvèrent sans compas.

Les logiciens, et cela devoit être, s’écartèrent beaucoup moins du sujet que les physiciens et les médecins. Ils commençoient et finissoient toujours leurs argumens et leurs réponses par le mot même, qui exprimoit l’objet dont il étoit question. On ne pouvoit pas l’oublier ; et sans une pétition de principe qui tomba, je ne sais comment, dans l’esprit de l’un d’eux, c’en étoit fait ; la chose eût été déterminée dans une séance.

Mais, dit-il inopinément, vous parlez d’un saignement de nez : un nez ne peut saigner s’il n’y a du sang ; encore faut-il qu’il y circule. Atqui, la mort n’étant autre chose qu’une cessation absolue du mouvement du sang… Nego minorem, reprit brusquement un antagoniste. Je soutiens que la mort est la séparation de l’ame et du corps.

Oui ?… et moi je ne suis point d’accord sur ce principe.

Eh bien ! ne disputons point que nous ne nous y soyons mis.

La chose en reste-là, et le nez ne fut pas encore expliqué par ces messieurs.

Les gens de loi voulurent aussi résoudre la difficulté. Ils n’y virent que des motifs de déployer la rigueur des loix. Commençons toujours par décréter le Quidam de prise de corps, et puis nous verrons.

De deux choses l’une, disoient-ils ; ou son nez est réel, ou il est faux. S’il est réel, on ne peut légalement le souffrir dans la société civile, parce qu’il en trouble l’ordre et l’harmonie : si, au contraire, il est faux, c’est en imposer à la société, cela mérite encore moins d’indulgence ; ainsi décrétons.

Il s’éleva une question : ce fut de savoir s’il ne seroit pas plus judicieux de porter le décret contre le nez, quel qu’il fût, que contre celui qui en étoit le malheureux ou le fortuné porteur.

Il y eut de longs débats sur ce point, et des pour et contre très-érudits. La proposition fut rejetée par la loi 44, §. 1. ad leg. qui rend les maîtres responsables des délits de leurs domestiques.

Halte-là, s’écrièrent quelqu’autres jurisconsultes ; on met ici trop de rigueur, et ce n’est pas le cas d’un décret.

Non ?… certainement, et la raison en est simple. L’étranger ne s’est pas caché. N’a t-il pas dit expressément qu’il étoit allé au Cap des Nez, et qu’il en avoit rapporté celui-là ? si l’on décrétoit tous les voyageurs qui rapportent des choses curieuses ou utiles des pays où ils vont, personne ne sortiroit de chez soi. L’intérêt de la société s’oppose donc ici au décret en question.

Mais c’est une sottise que l’étranger a débitée. Il n’existe dans l’univers aucun coin de terre, aucun promontoire qui soit connu sous le nom de Cap des nez.

Qui vous l’a dit ?

Les géographes.

Ils n’en parlent pas.

Et c’est pourquoi je les cite : je m’en rapporte à leur silence.

Le Bâtonnier, homme mûr, réfléchi et le plus habile, comme de raison, d’entre tous les habiles, crut pouvoir décider la chose par une ample dissertation sur les phrases proverbiales. Elles ont, dit-il, un sens allégorique qu’il faut toujours considérer. Exemple : Autant en emporte le vent. Le vent emporte bien des choses ; cependant cette phrase ne s’entend ici que d’un discours qui a glissé sur l’esprit des auditeurs, sans y faire d’impression ; c’est ce que j’ai éprouvé bien des fois dans mes plaidoieries. Eh ! pourquoi ne voudroit-on pas que le Cap des Nez, dont a parlé l’étranger, ne signifiât autre chose dans son entendement, si ce n’est que la nature lui a fait présent d’un nez extraordinaire ? et sur cela l’orateur cite une foule de lois qui alloient faire passer son opinion comme si elle eût été une loi elle-même. Mais il en étoit de ces lois comme des propriétés qu’il avoit données au vent. Il les mettoit à tout. On s’aperçut qu’il venoit de s’en servir pour prouver qu’un chanoine de la cathédrale ne pouvoit s’empêcher de payer certains bons offices dont une jeune fille réclamoit le salaire..... Il fut hué, et l’assemblée se sépara jusqu’au lendemain.

Les deux universités de Strasbourg avoient déjà commencé l’affaire de l’abbesse de Quedleimbergh et de ses quatre grandes dignitaires. Elles en attendoient la solution ; mais l’histoire du jour l’emporta.

Toutes les presses de la ville gémissoient déjà sous les écrits des savans ; on ne chantoit pas d’autres chansons dans les rues ; on ne voyoit pas d’autres estampes que celle du nez. Mais on soupiroit avec ardeur après le jugement des universités ; et l’on se seroit donné au diable pour savoir d’avance ce qu’elles décideroient.

Cela est au-dessus du sens commun, disoient quelques docteurs.

Point du tout, répondoient les autres, cela est au-dessous.

C’est un article de foi, disoit l’un. Tarare ! disoit l’autre.

La chose est impossible, s’écrioit un cinquième. Non, répliquoit un autre.

Mais le pouvoir de Dieu est infini, dit un Nézarien ; il peut tout.

Il ne peut rien de contradictoire, répondoit un anti-Nézarien

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Parbleu ! disoient les premiers, Dieu peut faire un nez aussi long, aussi gros, aussi gros que le clocher de Strasbourg….

Les anti-Nézariens soutinrent qu’il étoit impossible qu’un homme pût porter un nez de cinq cent soixante-quinze pieds de long.

Mais s’il étoit horizontal.....

Mais s’il ne l’étoit pas.

Oh ! si, si, si, si, si, si.....

Il s’éleva une nouvelle dispute sur l’étendue et sur les bornes de la puissance divine. On alla si loin qu’il ne fut plus question de l’objet ; le nez de l’étranger n’étoit plus qu’une frégate lancée dans le golfe de la théologie scholastique.

L’imagination des Strasbourgeois ne s’alluma que plus vivement par la confusion qui régnoit dans toutes ces discussions. Plus elles étoient obscures, plus elles les jetoient dans l’enthousiasme.

Leurs docteurs embarqués sur le vaste océan des sciences, et entraînés par la force des courans contraires, étoient précisément comme Pantagruel et ses compagnons qui cherchoient l’oracle au fond d’une bouteille, et qui attendoient sur le rivage le succès de quelque heureuse entreprise.

Pauvres Strasbourgeois ! qu’aviez-vous de mieux à faire ? comment sortir de cet embarras ? je ne vous ferai point de reproches sur votre résignation docile à l’attente des événemens. Pauvres Strasbourgeois ! moi ! je ne veux faire que votre éloge.

Quelle est la ville dont tous les habitans, tourmentés par la curiosité, eussent souffert la soif et la faim, et n’eussent dormi de huit jours, comme vous eûtes alors le courage de le faire ?

Le voyageur avoit promis de repasser par Strasbourg le trentième jour. — Sept mille carosses, (Slawkembergius s’est sans doute trompé dans ses caractères numériques) sept mille carosses, quinze mille charettes, vingt mille cabriolets chargés de préteurs, de conseillers, de syndics, de bourgmestres, d’avocats, de procureurs, de médecins, de chirurgiens, d’apothicaires, de docteurs, d’abbés, de prêtres, de nonnes, de béguines, de veuves, de femmes, de filles, de moines, de chanoines, l’abbesse de Quedleimbergh ouvrant la marche avec ses quatre grandes dignitaires dans une calèche, le fretin suivant pêle-mêle, à pied, à cheval, les uns conduits, les autres entraînés, quelques-uns voguant sur le Rhin, tous levés avant le soleil, sortirent de la ville pour aller au-devant de l’étranger.

L’impatience avoit calculé le temps qu’il devoit mettre pour arriver à l’endroit où il étoit attendu. Midi sonne, il ne paroît point. — Il aura sans doute retardé son départ de quelques heures. — On le verra sûrement avant la fin du jour. Mais la nuit approche, et il ne paroît point encore ? que faire ? couchera-t-on au bivouac ? eh ! pourquoi pas ? la nuit se prépare à être belle.

Mais, s’écrie Slawkembergius, je touche ici au dénouement de cette aventure. Il n’est point de conte bien organisé qui n’ait sa prostase, son épistase, sa catastase, sa catastrophe ou sa péripétie ; ainsi le veut Aristote, et ce qui est pour moi une loi bien plus impérieuse, ainsi le veut le sens commun…

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Et l’on ne niera pas sans doute que depuis l’instant où les savans de tous les ordres se mettent à disputer jusqu’à ce que les docteurs fourrés s’embarquent à corps perdu en laissant les pauvres Strasbourgeois en détresse sur la rive, ne soit une belle et bonne catastase. Les incidens sont, grâces à Dieu, assez embrouillés pour qu’il soit temps que l’orage creve au dernier acte : et voici où il commence.

C’est au départ des bons Strasbourgeois qui vont gaiement attendre l’étranger sur la route de Francfort, et qui déjà s’ennuient de ne le pas voir arriver. Pour lui il faut bien, ainsi que le prescrit Aristote, que je le tire du labyrinthe où je l’ai plongé, et que je le remette dans un état de repos et de tranquillité où ses discours ont fait juger qu’il n’étoit pas.

Pendant qu’il chicanoit sa mule sur de petites génuflexions qu’elle faisoit de temps-en-temps, et qu’il gagnoit son auberge aussi vîte qu’elle pouvoit aller, un autre voyageur faisoit hâte pour arriver à Strasbourg. — Parbleu ! dit-il en lui-même, après avoir trotté pendant une lieue, je suis un grand sot ! à quoi donc pensé-je. Je n’arriverai jamais ce soir à la capitale de l’Alsace, à cette ville fameuse où à cela près des tambours, il y a la plus belle garnison du monde. Bête que je suis ! eh ! quand je serois actuellement à la porte, m’y laisseroit-on entrer en donnant même un ducat ? J’en donnerois deux que je ne passerais pas. Je serois bien nigaud : retournons plutôt coucher à l’auberge que j’ai vue là-bas. Il tourne bride aussitôt, marche et arrive à l’enseigne où notre héros s’étoit arrêté.

— Ma foi, monsieur, nous n’avons que de la choucroûte et du pain… Nous avions bien une demi-douzaine d’œufs, mais un voyageur qui est arrivé avant vous en a fait faire une omelette.

Eh, morbleu ! j’ai plus besoin de dormir que de manger.

Sur ce pied là, dit l’hôte, je suis votre homme ; je me flate d’avoir ici le lit le plus mollet qu’il y ait dans toute l’Alsace. Je voulois d’abord le donner à l’étranger.

Ma fime, dit Jacinte, il a le nez si gros et si long… Comment… est-ce qu’il a une fluxion… Je ne sais, mais ça fait peur… Ô ciel ! s’écria l’étranger, seroit-ce une fausse lueur d’espérance. Répète, ma fille ce que tu viens de me dire… N’est-ce point un badinage ? Non, monsieur, non, dit l’hôte, c’est un nez merveilleux. Juste ciel ! grâces te soient rendues : tu me conduis enfin au bout de ma course ; c’est lui, oui, c’est lui, je n’en doute pas ; c’est Dom Diègue, dit le frère de la belle Julie.

Il avoit accompagné sa sœur depuis Valladolid jusqu’en France, en traversant les Pyrénées : mais les fatigues qu’elle avoit essuyées, jointes à l’inquiétude qui la tourmentait sur le sort de son amant, lui avoient causé une maladie qui l’arrêta à Lyon. À peine lui étoit-il resté assez de force pour écrire à son cher Diégo. Elle avoit remis la lettre à son frère, en le conjurant de ne jamais la revoir qu’il ne l’eût remise à son amant.

Fernandès se coucha : l’édredon qui composoit le lit le plus mollet de l’Alsace, s’étoit rassemblé en une telle multitude de petites boules, qu’il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva au point du jour. Diego se trouva éveillé aussitôt que lui, et par une belle aurore, il lui remit la lettre de sa sœur.


Seigneur Diégo,

Que les soupçons que m’inspire votre déguisement soient fondés ou non, c’est ce qui m’inquiète le moins dans ce moment. Il me semble qu’il doit vous suffire que je n’aie pas la force de les supporter plus longtemps.

Que je vous connoissois mal, quand je vous fis dire par ma Duegne de ne plus reparoître sous ma jalousie ! mais que je vous connoissois bien peu, ô Diégo ! lorsque je m’imaginois que vous seriez resté à Valladolid pour dissiper mes doutes !… Deviez-vous donc m’abandonner parce que je m’étois trompée ? et soit que mes craintes fussent imaginaires ou réelles, deviez-vous ainsi prendre les choses à la lettre, et me livrer au plus affreux désespoir ?

Mon frère vous dira combien j’ai souffert ; il vous dira combien je me suis repentie du message indiscret dont j’avois chargé ma Duègne. Il vous dira que je volai avec précipitation à ma jalousie : vous saurez, par lui, avec quelle constance j’y restai pendant plusieurs jours appuyée sur mes deux coudes, les yeux immobiles et tournés du côté par où vous aviez coutume de vous y rendre.

Il vous dira que les forces abandonnèrent votre Julie, lorsqu’elle apprit votre départ ; que tout son sang se figea ; qu’elle fondit en pleurs ; et que son abattement fut si grand, qu’elle n’avoit pas le courage de retirer sa tête tombée sur son sein.

Ô Diégo ! Diégo ! si vous connaissiez les chemins que mon frère m’a fait parcourir pour voler sur vos traces, combien la violence de ma passion n’a-t-elle pas exagéré mes forces pour soutenir la fatigue ! combien de fois ne suis-je pas tombée entre ses bras, en m’écriant : ô Diégo !…

Si vos yeux enchanteurs, si la douceur de vos traits peignent votre ame, je ne doute point que vous ne voliez vers moi avec autant de vitesse que vous en avez mis à me fuir ; mais quelque prompt que soit votre retour, vous n’arriverez, hélas ! que pour me voir mourir. Mourir ! ah ! Diégo, Diégo ! faut-il que je meure sans être…


Une foiblesse avoit empêché Julie de pouvoir continuer. Et Slawkembergius, fort embarrassé ici pour deviner comment il auroit terminé cette phrase, se hasarde à dire, après avoir longtemps hésité, qu’elle y auroit ajouté le mot convaincue. Elle avoit des doutes, dit-il ; une jeune fille, et surtout une jeune fille amoureuse qui cherche à éclaircir ses inquiétudes, exige toujours qu’on aille jusqu’à la conviction ; ainsi il est probable que Julie regrettoit de mourir sans être parfaitement sûre de la fidélité de son amant.

Avec quels transports il lut cette lettre ! Que l’on selle vîte ma mule et le cheval de Fernandès, s’écria-t-il. Mais le langage ordinaire dans ces sortes d’occasions n’exprime que très-foiblement le plaisir que l’on goûte… Ô divine poésie ! c’est-là ton lot.

Le Hasard, ce dieu aveugle qui nous précipite aussi souvent dans des abymes de maux, qu’il nous élève au faite du bonheur, offrit en ce moment à l’œil de Diégo une substance précieuse dont il fit usage à l’instant même. Un morceau de charbon qu’il aperçut dans la cheminée, se métamorphosa aussitôt en crayon, et il traça, sur la muraille de sa chambre, une ode qui exprimoit son enchantement.


ODE.


I.

suis-je ? Que vois-je, grands dieux ;
Mûrs sacrés d’Apollon, Calliope, Uranie !
Je vois… je ne vois rien, mes yeux…
Ah ! je vois, je vois tout, puisque je vois Julie.
Instrument de l’amour ! oh ! les sons que tu rends,
Quand tu n’es pas pincé des doigts de ma déesse,
Sont toujours aigres, durs, rauques et discordans.
Sa main douce, sa main légère, enchanteresse ;
Sa main sait en tirer les sons délicieux,
Qui charment tous les cœurs et vous ouvrent les cieux.


II.
Julie, idole de mon. . . . . . .

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Ces vers étoient certainement fort beaux, et ce fut bien dommage, s’écrie Slawkembergius, que le seigneur Diego, inquiet sur la rime qui devoit suivre, ne sût si Julie étoit l’idole de son cœur ou de son ame. Rien n’est si cruel pour un homme de génie, que d’être asservi à l’usage d’un mot dont la redondance peut, à la vérité, flatter l’oreille, mais dont l’absurdité heurte le plus souvent la raison. On conçoit que son génie étoit arrêté par la rime qui devoit suivre… C’est le diable que la rime… Et quand elle fait perdre une chose aussi intéressante que devoit l’être ce chef-d’œuvre du seigneur Diego, on est tenté de souhaiter que l’on renouvelle la fameuse loi, qui, sous le règne de Henri IV, défendit à tous auteurs de rimailler.

Ce superbe morceau de poésie lyrique, qui eût mérité d’être gravé en lettres d’or, et de faire le pendant à l’ode sur la navigation, cette ode si fameuse que les commissaires de l’amirauté payèrent si cher l’an passé à notre poëte lauréat, resta malheureusement au bout du charbon qui en avoit tracé la première strophe.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Dom Diégo fut arrêté tout court dans son élan poétique… Il essaya quelques autres tournures ; mais soit qu’il fût lent à faire des vers, ou que le garçon d’écurie fût prompt à seller les chevaux, toujours est-il vrai qu’il n’avoit encore rien trouvé lorsqu’on vint l’avertir que sa mule et le cheval de Fernandès étoient à la porte. Il abandonna son chef-d’œuvre, et les voilà partis….

Ils passèrent le Rhin, traversèrent l’Alsace et arrivèrent à Lyon. Les médecins avoient épargné Julie : soutenue par l’amour et par son cher Diégo, elle franchit avec lui les Pyrénées. Ils dormoient déjà depuis deux nuits sur le même oreiller à Valladolid, lorsque les Strasbourgeois, l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires attendoient l’inconnu sur le chemin de Francfort.

Je suppose que mes lecteurs savent un peu de tout ; il n’est donc pas fort nécessaire que je leur apprenne que tandis que Diégo étoit en Espagne caressant sa belle, il étoit très-difficile de le rencontrer sur la route de Francfort à Strasbourg trottant sur sa mule. Mais ce que je ne puis me dispenser de dire, c’est que de tous les désirs qu’irrite l’impatience, il n’en est point qui tourmente plus que la curiosité.

Les pauvres Strasbourgeois en firent la cruelle épreuve. Ils avoient à-peu-près calculé le temps où l’étranger devoit paroître.

Ils l’attendirent jusqu’à la nuit, il ne vint point. Ils imaginoient que quelque chose d’extraordinaire l’avoit retenu.

L’espoir les berça ainsi pendant un jour, deux jours, trois jours ; une nuit, deux nuits, trois nuits, et ce ne fut enfin que le quatrième jour au soir qu’ils prirent le parti de rentrer dans la ville.

Mais, hélas ! le destin leur avoit réservé un accident bien plus étrange. Cette révolution fit un bruit prodigieux dans toute l’Europe. Les gazettes du temps, les historiens qui les ont copiées depuis, ont entrepris d’en développer les causes ; mais ils ne l’ont jamais fait.

Je vais, dit Slawkembergius, les faire connoître en deux mots, et, par-là, je mettrai fin à mon conte : c’en sera la péroraison.

Il n’est personne qui n’ait entendu parler du fameux système de monarchie universelle, que l’on proposa à Louis XIV, sous le ministère du grand Colbert, l’an de grace 1664. On sait aussi que le début des opérations qui devoient concourir à réaliser ce célèbre projet, étoit de s’emparer de Strasbourg, parce qu’on se facilitoit par-là le moyen d’entrer en tout temps dans la Suabe et de troubler toute l’Allemagne. Ce fut en conséquence de ce plan que Strasbourg fut pris. Mais il est si peu d’historiens qui soient assez heureux pour pénétrer les véritables causes des révolutions qu’ils décrivent ! Le vulgaire va les chercher trop loin ; les politiques trop près : la vérité se trouve entre ces deux extrémités…

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Ce ne fut point cette cause, dit un autre avec ostentation, qui occasionna la chute des Strasbourgeois. Elle doit à jamais servir d’exemple à tous les peuples libres, de bien administrer les fonds du trésor public. Les Strasbourgeois avoient anticipé sur leurs revenus ; ils ne purent faire face aux dépenses ordinaires, qu’en multipliant les impôts. Ils épuisèrent toutes leurs ressources, et devinrent enfin si foibles, que leurs portes s’ouvrirent à la France.

Hélas ! hélas ! s’écrie Slawketnbergius, en haussant les épaules de pitié à la lecture de ces bouffissures historiques. Ce ne fut point les François qui ouvrirent les portes de Strasbourg, ce fut la curiosité. Les François épioient le moment favorable de la surprendre ; peu s’en fallut qu’il ne tentassent cette expédition au milieu de la catastase de cette histoire. Ils apprirent que les Strasbourgeois avoient quitté la ville pour aller sur la route de Francfort, et ils vinrent occuper leur place.

Hélas ! hélas ! s’écrie encore Slawkembergius du ton le plus lamentable, c’est la première forteresse dont, à ma connoissance, un nez ait causé la perte ; mais je crains bien que ce ne soit pas la dernière.

Cherchez donc à présent la vérité dans l’histoire ! Pauvres dupes que nous sommes, ou de l’opinion de ceux qui l’écrivent, ou du misérable petit intérêt qui les domine..... que gagnons-nous à leur lecture ? Hélas ! hélas ! puisque j’en suis aux exclamations, nous n’apprenons qu’à nous mentir à nous-mêmes. Mais heureusement que je me sers depuis long-temps d’un préservatif bien sûr contre ce péché ; c’est que, grâces à Dieu, je ne lis pas d’autre histoire que celle de Dom Quichotte.



CHAPITRE LXIV.

Le Chef-d’œuvre.


Tel étoit le quatre-vingt-dix-neuvième des contes de Slawkembergius. Il y en avoit un centième qui terminoit la dixième décade. Et quel conte ! C’étoit le conte des contes. Je l’ai réservé, dit Slawkembergius, pour couronner mon ouvrage. Il avoit raison ; c’étoit son chef-d’œuvre. L’Hybernois Mac-Don-Del avoit fait une foule de contes, ornés de belles images qui faisoient vendre les contes, sans que jamais les contes fissent vendre les images : mais Slawkembergius n’avoit pas eu besoin de recourir à cet artifice, pour donner de la vogue aux siens. Ils se prônoient d’eux-mêmes, et celui-ci singulièrement l’emportoit sur tous les autres. Avec quels charmes il y raconte ce qui se passa lors de la première entrevue de Diego et de Julie à Lyon. Quel doux épanouissement de deux cœurs qui s’aiment ! Fernandès, qui savoit combien les amans ont de choses à se dire dans ces heureux instans, les avoit laissés seuls. — Son absence enhardit l’un, intimida l’autre ; et le fidelle historien, qui met à profit cette circonstance, intitule son conte :


Les embarras de Julie et de Diégo.


Il semble annoncer par-là une foule de choses que l’on peut imaginer. Slawkembergius, tu es un homme bien étrange ! Avec quel art tu développes ici les replis du cœur féminin ! mais malheureusement tout ce que tu dis se trouve presque perdu pour le monde entier. Il faudroit te traduire, et cela n’est pas possible pour ce dernier conte-ci. Notre langue est si pauvre ! Par exemple, comment donner une idée de ces soupirs qui palpitent, de ces mots entrecoupés qu’on retient et qui s’échappent. Ah ! vous savez, madame, combien il est difficile d’exprimer le ton et les affections de ce langage. Pour moi, j’y renonce.


CHAPITRE LXV.

Si j’avois le pinceau de Greuze !


Avec tout cela, il est facile de voir que mon père, qui étoit imbu de la doctrine qu’il avoit trouvé répandue dans tous ces contes, et dans tous les autres livres qu’il avoit lus, n’avoit pu supporter l’échec que je venois de recevoir, qu’en se jetant horizontalement et à corps perdu tout à travers de son lit. C’est l’attitude qui convient aux grandes douleurs, et la sienne étoit à son comble.

Il resta dans cette terrible situation pendant près d’une heure et demie, et il étoit encore dans cet état cruel, lorsqu’enfin il commença à remuer le bras gauche, ce qui soulagea mon oncle Tobie.

Quelques secondes après, il tira du fond de sa poitrine un hem, hem, qu’il articula de manière à exciter mon oncle Tobie à lui répondre sur le même ton. Le pauvre cher oncle auroit volontiers saisi ce moment pour dire quelque chose de consolant à son frère ; mais il se défia de lui-même, et craignit de faire pis en voulant faire bien. Il se contenta de poser son menton sur sa béquille ; et soit que la pression de la béquille, en agissant sur le menton, rendît l’ovale de la figure de mon oncle Tobie plus parfait, soit que l’accès de philantropie, qu’il éprouva en voyant son frère sorti d’un si profond accablement, répandît sur ses traits une teinte plus touchante et plus agréable qu’à l’ordinaire, il parut animé d’une joie si douce et si pure, que mon père, en le regardant, donna des signes d’une parfaite tranquillité. Il reprit son air serein, et rompit le silence.



CHAPITRE LXVI.

La Rechûte inopinée.


Y eut-il jamais, frère Tobie, dit mon père, en s’appuyant sur son coude, et se tournant du côté de mon oncle, qui étoit toujours assis sur la vieille chaise de tapisserie et le menton sur sa béquille ; y eut-il jamais un homme que le malheur accabla si cruellement dans un jour ?…

Je crois que l’homme le plus malheureux que j’aie vu, dit mon oncle Tobie, en sonnant Trim, c’est un pauvre grenadier du régiment de Makay.

Un coup de bourrade n’eût pas précipité mon père avec plus de promptitude dans son ancienne posture que cette réponse.

Grand Dieu ! s’écria mon oncle Tobie, prends pitié de nous : et Trim entra.



CHAPITRE LXVII.

Générosité de mon oncle.


Trim, dit mon oncle Tobie, n’est-ce pas du régiment de Makai, qu’étoit ce grenadier qu’on fit si impitoyablement passer par les verges à Bruges ?

Hélas ! oui, et il étoit innocent le pauvre garçon. On ne l’en battit pas moins presqu’à mort. Ils auroient mieux fait de le fusiller sur-le-champ, comme il le demandoit : son ame n’auroit fait qu’un vol jusqu’au haut du ciel, car il n’étoit pas coupable.

Je le crois, dit mon oncle.

Ah ! monsieur, je n’y pense jamais que je n’aie la faiblesse de pleurer.

Les larmes, Trim, ne sont pas toujours une preuve de foiblesse. Je l’éprouve moi-même.

Je sais bien, dit Trim, que monsieur pleure souvent ; et c’est aussi ce qui m’empêche d’avoir honte de moi-même. Eh ! monsieur, quand je pense à ces deux pauvres garçons ! c’étaient de si bons enfans ! ils étoient si sages, si honnêtes, si braves, si généreux ! ils avoient si bonne envie de se pousser loyalement dans le monde ! et que n’ont-ils pas souffert pour rien ? Le pauvre Tom ! être mis à la question pour avoir épousé la veuve d’un juif qui vendoit des saucisses et du boudin ! Et ce pauvre Dick John passer par les baguettes, parce qu’un fripon, pour se sauver, avoit mis quelques ducats dans son havresac ? Oh ! ce sont-là des choses, s’écria Trim, qui me font saigner le cœur.

Mon père ne put s’empêcher de rougir.

Va, dit-il à Trim, il seroit bien fâcheux que tu éprouvasses jamais des peines pour toi-même, quand tu es si sensible à celles des autres.

Hélas, dit Trim, monsieur sait que je n’ai ni femme, ni enfant, et que je ne puis, par conséquent, être tout-à-fait malheureux dans ce monde.

Mon père sourit.

Vraiment, dit mon oncle, je ne vois pas ce qu’un aussi honnête homme que toi pourroit avoir à craindre, à moins que ce ne soit la misère sur tes vieux jours, lorsque tu ne pourras plus servir, et que tu survivras à tes amis.

Aussi est-ce là le seul malheur que je redoute.

Ne crains rien, mon enfant, reprît vivement mon oncle, en laissant tomber sa béquille, et se levant sur ses deux jambes : tant que ton maître possédera un schelling, tu ne manqueras jamais.

Trim voulut le remercier, mais les larmes le gagnèrent ; il fit sa profonde révérence, sortit et ferma la porte.

Frère, dit mon oncle Tobie, je laisse à Trim mon boulingrin : mon père sourit.

Et de plus je lui laisse une pension ; mon père le regarda en fronçant le sourcil.



CHAPITRE LXVIII.

Pourquoi pas ?


C’est morbleu bien là le temps, s’écria mon père en lui-même, de parler de pension, de boulingrin et de grenadiers.


CHAPITRE LXIX.

Préparatifs de mon Père.


Mon père, à la seule idée du grenadier du régiment de Makai, étoit retombé sur son lit, comme si mon oncle Tobie l’eût assommé. Il y retomba dans la même attitude. Il ne se releva qu’en faisant les mêmes mouvemens. Les attitudes en elles-mêmes, madame, ne sont presque rien ; mais le passage d’une attitude à l’autre est quelque chose. C’est en sentimens ce que les dissonnances sont en musique ; elles préparent aux grands traits.

C’est pourquoi mon père ne sortit de cette seconde crise qu’en observant tout ce qu’il avoit fait à la première ; et il étoit prêt aussi à recommencer son discours lorsqu’il se rappela le peu de succès qu’il avoit eu… Cet essai lui fit prendre un autre biais. Il se leva, fit trois tours dans la chambre, puis s’arrêta tout court et debout, en face de mon oncle Tobie, alors il se crut avoir un avantage qui ne lui seroit pas aisément enlevé par un homme assis ; et posant trois doigts de sa main droite dans la paume de sa main gauche, il parla ainsi à mon oncle Tobie.


CHAPITRE LXX.

Cela ne réussit pas bien.


Quand je réfléchis sur l’homme, frère, et que j’examine ce côté sombre où la vie humaine se peint dans des nuages de trouble et d’affliction ; quand je considère combien de fois nous mangeons du pain de douleur, que nous sommes nés pour la peine, et que les tourmens sont une des principales portions de notre héritage….

Ma foi ! dit mon oncle, je crois que je suis né pour rien, si ce n’est pour ma commission.

Comment, dit mon père, qui craignoit quelque soudaine invasion militaire de mon oncle Tobie, est-ce que mon oncle ne vous a pas laissé cent vingt livres sterling de rente ?

Eh ! qu’aurois-je fait sans cela ? reprit mon oncle Tobie.

Ce n’est pas là de quoi il s’agit, dit mon père. Je vous disois, frère Tobie, que lorsque l’on fait le calcul de tous les malheurs, item, dont la vie de l’homme est surchargée, il est impossible de concevoir dans quelles sources cachées il puise des forces pour y résister.

Hélas ! s’écria mon oncle Tobie, en levant les mains au ciel, c’est par le secours du seigneur Dieu tout-puissant. Ce n’est pas notre propre force qui nous soutient, c’est sa main divine. Oh ! mon frère ! c’est le plus grand, c’est le meilleur des êtres. C’est lui qui nous défend, qui nous conserve.

Voilà, dit mon père, ce qui s’appelle couper le nœud ; je veux, au contraire, que vous le dénouyiez. Écoutez : je vais vous conduire dans ces profondeurs mystérieuses.

Soit, dit mon oncle.

Alors mon père changea d’attitude, et prit celle que Raphaël donne à Socrate au milieu de l’école d’Athènes. Elle est si bien imaginée, si vraie, que les spectateurs croient deviner ce que dit le philosophe. L’index de sa main gauche, placé entre le pouce et l’index de sa main droite, indique effectivement tout ce que disoit l’orateur. On croit l’entendre. Vous convenez de cela ?… de ceci ?… de ceci encore ?… Je n’ai pas besoin de vous observer… Cela vous paraît clair ?… Donc… etc.

Oh ! Garrick, quelle scène tu ferois de ce passage, si tu avois vu mon père ainsi placé vis-à-vis de mon oncle Tobie.


CHAPITRE LXXI.

Encore moins.


De toutes les machines qui existent, frère Tobie, dit mon père avec un air sérieux, l’homme est sans contredit la plus curieuse. Mais elle est composée de substances si fragiles, toutes les parties en sont si misérablement engrainées, qu’elle ne résisterait pas un instant au chaos des cailloux et des ornières de la vie, si quelque ressort secret par la force de son impulsion….

Et ce ressort secret, frère, je maintiens que c’est la religion.

Et tout cela, morbleu ! dit mon père, en retirant son doigt socratique de la position où il étoit, raccommodera-t-il le nez de mon fils….

La religion raccommode tout, dit mon oncle.

Eh bien ! frère, je ne doute point que si mon fils fût arrivé dans ce monde sans être aussi cruellement mutilé, il y eût fait son chemin comme un autre ; mais le mal est fait ; appliquons-y le seul remède que je connoisse. Donnons-lui un nom qui lui inspire de l’élévation dans l’esprit et dans les idées : je veux qu’il soit nommé Trismégiste..... Allons.....

Je souhaite, dit mon oncle, que cela puisse réussir.



CHAPITRE LXXII.

Mon chapitre des hasards.


Quel long chapitre des hasards, dit mon père en se retournant vers mon oncle Tobie, comme il étoit sur la première marche de l’escalier pour descendre ; quel long chapitre de hasards, frère Tobie, les événemens de ce monde pourroient nous fournir, si nous prenions la peine de les rassembler ! Parbleu ! frère, vous n’êtes pas fort occupé, prenez la plume et calculez-les. Moi ! je ne sais pas plus calculer que cette rampe. Mon oncle Tobie étoit démonstratif. En parlant de la rampe, il l’avoit frappée de sa canne, et le contre-coup renvoya la canne assez vivement sur l’os de la jambe de mon père. Je ne l’ai pas fait exprès, s’écria mon oncle Tobie. Je le crois bien frère, répartit mon père, en se frottant là jambe. Je vous assure que c’est un pur hasard. Eh bien ! frère, c’est un hasard de plus à mettre dans notre chapitre.

Le double succès de la répartie de mon père lui fit oublier la douleur qu’il ressentoit à la jambe. Rien n’étoit plus heureux, et ce fut bien encore là un pur hasard. Sans cela personne n’auroit jamais été instruit de ce qui faisoit alors le sujet des calculs de mon père… Je défie à qui que ce soit de le deviner

Mais que ce chapitre des hasards a pris une heureuse tournure ! je l’avois promis ; et il s’est trouvé fait comme sans y songer. Tant mieux, ma foi ! j’ai bien assez de besogne sans celle-là. N’ai-je pas promis un chapitre sur les nœuds ? Un autre sur les souhaits ? Un autre sur les moustaches ? N’en ai-je pas deux à faire sur le bon et sur le mauvais côté des femmes ?… Le premier, à la vérité, ne m’inquiète guère ; il sera court, très-court ; mais l’autre ! j’en sue d’avance. Et mon chapitre sur les chapitres quand viendra-t-il ? C’en est trop pour si peu de temps qui me reste cette année. Cependant je m’y obstine, et je ne me coucherai peut-être pas que n’aie fait un de ces articles importans.


CHAPITRE LXXIII.

Mon chapitre des chapitres.


Oui, sans doute, je ferai un de ces articles, pourvu qu’on me laisse écrire à ma fantaisie. Est-ce donc à moi que l’on peut proposer de s’assujettir à des règles ? jamais. Ce n’est pas l’écrivain qui doit les suivre, c’est aux règles à se soumettre à son génie. Malheur à qui s’en rend esclave ! on reste froid, lourd, embarrassé, et avec l’ouvrage le plus scrupuleusement régulier, on endort ses lecteurs : au loin ces entraves somnifères !

C’est en les écartant que je commence mon chapitre des chapitres.

Le voilà entrepris : point de repos qu’il ne soit complètement fini. Un autre se contenteroit peut-être de l’ébaucher pour y revenir demain. Il le retourneroit de cent façons et s’y appésantiroit.

Sottise ! les bonnes choses partent comme un éclair. Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il faut écrire difficilement. Il me semble voir des gens qui se calent pour soutenir un fardeau tout prêt à les écraser, et je suis bien sûr que, si j’en faisois autant, je ne me meublerois la tête que de lieux communs ; je n’aurois que des choses assommantes à dire.

Il est vrai que je pourrois les habiller avec pompe, et que je serois en droit le lendemain de m’écrier, comme la plupart de nos écrivains : écoutez, voici de belles choses. Il est affreux que l’on néglige notre méthode. Aussi tous les livres, à l’exception des nôtres, sont-ils détestables….

Un moment, messieurs, je n’approuve point vos livres d’une phrase, et qu’il faut lire sans interruption, ou laisser de côté pour ne jamais les reprendre.

Les chapitres ont leur mérite, et si j’étois emphatique, que ne dirois-je pas en leur faveur ? je m’écrierois : il n’est rien de plus supérieurement utile que d’en faire usage. Ils reposent prodigieusement l’esprit : ils soulagent merveilleusement l’imagination ; ils aident étonnamment la mémoire ; et dans un ouvrage dramatique de l’acabit de celui-ci, par exemple, ils sont aussi indispensablement nécessaires que la coupe des scènes dans un drame théâtral.

Grace à Dieu ! je déteste ces longs adverbes, ces épithètes boursoufflées.

Si vous voulez savoir pourquoi, et prendre quelque idée de cette matière, lisez Longin.

Si après avoir lu, vous n’en savez pas davantage, lisez-le encore une fois.

Lisez-le une troisième, une quatrième.

Avicenne et Licetus avoient lu chacun quarante fois la métaphysique d’Aristote sans y rien comprendre.

Et voici ce qui en arriva.

C’est qu’Avicenne devint le plus terrible des écrivains de son siècle.

Et que Licetus.....

Mais que tu es bizarre dans tes quintes ; ô Nature !

Que le sort de ce Fortunius Licetus est étrange !

Il n’étoit encore qu’un embryon quand tu l’envoyas dans ce monde. Il n’y avoit guère d’apparence qu’un être de cette espèce, qui n’avoit que cinq pouces de long, pût vivre. Cependant il vécut : il devint même un homme extraordinaire. Ses progrès dans les sciences spéculatives furent si rapides, qu’il parvint à composer assez promptement un ouvrage dont le titre seul étoit presque aussi long que tout son corps. C’est sa Gonopsychanthropologie, ou, ce qui est la même chose, son Traité de l’ame humaine….

Voilà ce que j’avois à dire, et c’est ce que j’appelle mon chapitre des chapitres. Je puis ajouter, sans faire tort aux autres, que je le regarde comme plus érudit et le plus scientifique de tous ceux que j’ai faits.

Une chose encore que je garantis, c’est qu’il est mieux traité ici que dans l’Encyclopédie, et cela ne m’étonne point. De tous les livres qui portent aujourd’hui ce titre, je ne connois de bon que l’Encyclopédie Perruquière.

Avis aux têtes chauves ! la mienne s’en est bien trouvée.



CHAPITRE LXXIV.

L’Art de marcher.


Il aura donc nom Trismégiste, frère ! c’est un si beau nom ! celui qui, de tous les mortels, l’eut le premier, fut à mon gré le plus grand homme qui ait jamais vu le jour. Il fut roi, législateur et philosophe. C’est lui qui inventa l’écriture, qui donna les premières lois à l’Égypte, qui introduisit l’usage des sacrifices. Le croiriez-vous bien ? sans lui, la méthode de se battre à coups de poings et à coups de tête en Angleterre, seroit peut-être encore inconnue… Il en apprit l’exercice aux Égyptiens…

Diable !… dit mon oncle, s’il entendoit aussi bien l’attaque et la défense, il falloit, sans doute, aussi qu’il fût ingénieur….

N’en doutez pas, dit mon père en levant le pied pour descendre la seconde marche.

Prenez garde ! dit mon oncle Tobie, vous allez tomber.

Mon père, en effet, chancela si fort que mon oncle Tobie n’eut pas cette crainte sans raison.

Heureusement, frère Tobie, dit mon père, que je me suis retenu. J’avois perdu l’équilibre. C’est faute de m’être rappelé de quel pied je suis parti pour venir jusqu’ici. Vous ne sauriez croire combien il est utile de s’en souvenir. Aristote, qui a fort amplement traité de cette matière, n’a pu la résoudre, et l’a rejettée dans ses problêmes.

L’utilité m’en a paru si frappante que je l’ai approfondie. Que l’on voit bien là toute la prévoyance de la nature dans tout ce qu’elle a fait ! si nous jetons les yeux sur l’homme, sur les animaux, sur les oiseaux, sur les insectes, nous trouvons en chaque classe une uniformité parfaite dans les agens qu’elle leur a donnés pour marcher. Ils ont plus de pieds les uns que les autres : mais si l’homme n’en a pas plus que les dindons, on n’en voit pas moins dans ce petit nombre, quel a été le dessein de la nature. — Elle leur en a donné à chacun une paire. C’est par paire aussi qu’elle les a distribués à tous les autres animaux. — Le plus ou le moins n’y fait rien. Le mille pattes, avec la multitude qu’il en a, ne les a pas autrement que par paires. Il en est ainsi des êtres microscopiques.

La nature est invariable sur ce point. Si l’on considère en même-temps qu’elle n’a opéré de cette manière, qu’en mettant tout autant de pieds ou de pattes d’un côté que de l’autre, et que le pied ou la patte qui est de ce côté-ci, correspond exactement à la patte ou pied qui est de ce côté-là, on conçoit tout d’un coup l’objet qu’elle a eu. — Qu’est-ce que le mouvement de l’homme et des animaux ? un bon physicien devroit être là tout prêt à me répondre ; mais j’attendrois peut-être long-temps une sottise. Le mouvement n’est autre qu’un composé de travail et de repos. — La nature l’ayant imprimé aux hommes, aux animaux et aux insectes, elle leur donna sur-le-champ ce qui pouvoit le plus commodément et le plus sûrement leur faire mettre à profit cet avantage. C’est pour cela qu’elle les gratifia tout aussitôt des pieds et des pattes qu’on leur voit, et que pour en faire mouvoir une partie, elle régla qu’ils laisseroient l’autre en repos. — Cette règle est universelle. Je n’y connois qu’une exception, c’est quand je saute, ce qui m’arrive rarement….

Et ce qui auroit pourtant pu vous arriver tout-à-l’heure, dit mon oncle Tobie…

Je l’avoue, répliqua mon père. Il y a cependant encore, continua-t-il, une exception, c’est lorsque je vais à cloche-pied. Mais cette manière d’aller et l’action de sauter, sont des mouvemens convulsifs dont on ne peut conclure autre chose, sinon que l’homme, dans son libre arbitre, fait souvent des écarts qui ne sont pas sans danger… La machine humaine est quelquefois toute détraquée par un saut imprudent : on se fatigue jusqu’à l’excès, en ne faisant qu’une très-petite course à cloche-pied. — Aussi est-ce de là que j’ai principalement appris que nous ne marchions bien, que par le mouvement et le repos alternatif de nos jambes et de nos pieds. Apparemment que celui qui a fléchi sous moi, n’étoit pas celui qui devoit agir….

Sûrement ! dit mon oncle Tobie. Une fois que l’on connoît le principe des choses, reprit mon père, on rend aisément raison de tout ce qui peut y être relatif. Mais Aristote qui ne l’a point connu, parce qu’il n’a fait que des spéculations sans consulter l’expérience, demande pourquoi nous n’avons pas aussi bien trois pieds que nous en avons deux. —

Aristote est un sot, dit mon oncle Tobie.

Je n’aurois osé le dire, répliqua mon père.

Eh bien ! je le dis, moi, reprit mon oncle Tobie.



CHAPITRE LXXV.

La double entente.


Eh ! eh ! Suzanne ; s’écria mon père en la voyant passer au bas de l’escalier avec un gros oreiller sous le bras, comment va ma femme ? comme-ça, dit Suzanne, sans s’arrêter. —

Et l’enfant ? Point de réponse.

Que dit le docteur Slop ? que fait-il ?

Suzanne étoit déjà loin. Mon père se mit le dos contre la rampe. « Frère Tobie, dit-il, de la multitude des énigmes que la vie conjugale offre sans cesse à deviner au pauvre mari, je n’en connois point de plus impénétrable que celle-ci. Ma perspicacité y a toujours échoué. C’est de savoir pourquoi et comment il se fait, dès que madame est en couche, que toutes les femmes de la maison en soient plus fières et plus impérieuses de moitié. — »

C’est que je crois, dit mon oncle Tobie, que nous nous paraissons à nous-mêmes plus petits. — Je ne vois point d’enfant nouveau né, que je ne sente, pour ainsi dire, que je m’appétisse. C’est un moment bien dur à passer pour une femme, continua-t-il en remuant la tête.

Oui, c’est un furieux moment, dit mon père en remuant aussi la tête.

Mais depuis que la mode est venue de remuer la tête en parlant, on ne la remua peut-être jamais par des motifs plus contraires.

Que Dieu les bénisse ! c’est ce que vouloit dire mon oncle.

Que le diable les emporte ! C’est ce que n’osoit dire mon père.



CHAPITRE LXXVI.

L’utilité des journaux.


Mais, messieurs, descendrez-vous donc à la fin aujourd’hui ? holà ! eh !… quelqu’un.

Me voilà, monsieur : que vous plaît-il ?

Tiens, prends ce schelling, et cours vite chez le libraire du coin.

Oui, monsieur.

Tu lui demanderas le premier journal qui tombera sous sa main.

Oui, monsieur.

Et tu me l’apporteras.

Oui, monsieur.

Mais va donc…

Oui, monsieur.

Tu es encore là ?..... le voilà pourtant parti. Dieu soit loué ?..... en vérité, me disois-je, ils sont admirables, nos Aristarques !… Mais admirabilissimes !

Ils sont fertiles en expédiens !

Leur critique est si juste ! si honnête ! si douce !

Ils découvrent si facilement les fautes qu’on n’a point faites !

Ils recommandent si habilement de faire celles qu’il faut éviter !

Ils indiquent des moyens si sûrs de mieux faire !

Ah ! ils sont admirables, admirabilissimes, messieurs nos Aristarques.

On voit mon embarras. Je ne sais comment m’y prendre pour faire descendre tout-à-fait mon père et mon oncle Tobie…

Et peut-être que ce journal va m’apprendre comment il faut les faire remonter.

Que cela seroit heureux ! si j’y pouvois trouver le moyen de les faire coucher !

D’honneur ! ils en ont bien besoin…

Monsieur, voilà un journal.

Bon ! c’est justement celui qui a le plus de vogue. Voyons, lisons. La fadeur !… quelle platitude !… c’est-là une épigramme ?… Je ne m’en serois pas douté. Passons… Une épître à un seigneur russe ?… Et le seigneur russe est un cèdre du Liban ?… et le poëte est une foible tige d’hysope ?… Vil rimeur ! tu es plutôt un ver rampant. Et le seigneur ?… Il est ce qu’il est. Mais quoi encore ? Ma foi ! ce qu’est un seigneur ; rien si vous voulez.

Ce journal me coûte un schelling. Je ne le regrette pas. Quand mon père et mon oncle Tobie seront couchés, il faudra qu’ils dorment. Je lirai à l’un l’épître au seigneur russe, et à l’autre les épigrammes.

Avec tout cela, si chaque jour de ma vie me tailloit autant de besogne que m’en a fourni celui-ci, je ne sais quand j’aurois fini. Voyez un peu la crise singulière où je suis. Jamais peut-être aucun biographe ne s’est trouvé dans cette situation avant moi ; peut-être qu’aucun ne s’y trouvera jamais, et qu’elle étoit réservée pour moi seul, depuis la création jusqu’au néant de tous les êtres.

À pareil jour que celui-ci de l’année dernière, j’avois un an de moins.

Aujourd’hui, par conséquent, j’ai un an de plus.

Pardon si j’écris ceci avec gravité. Ce sont des réflexions calculées qui doivent avoir un air de pesanteur.

Je dis donc que je suis aujourd’hui plus vieux d’un an, que je ne l’étois à pareil jour de l’an passé. Me voici déjà presque à la fin de mon second volume, quoique je n’aie à peine qu’un jour d’existence. — Il est évident par-là que j’ai trois cent soixante-cinq jours de plus à écrire de ma vie, que je n’en avois lorsque j’ai mis la main à la plume pour la première fois. Ainsi, au lieu d’avancer dans ma tâche, comme fait le commun des écrivains, je recule. À deux volumes par jour de mon existence, chaque année va me mettre en arrière de sept cent trente volumes, et de sept cent trente-deux lorsqu’elle sera bissextile.

Il est bien certain aussi que je vivrai trois cent soixante-quatre fois plus vîte que je n’écrirai. Ainsi, d’intérêts en intérêts, je me verrai si accablé qu’il faudra que j’y succombe.

Cependant, mes amis, ne nous désespérons pas. — Pourvu que le ciel soutienne les papeteries, je ne contribuerai pas peu à leur consommation. Quant aux plumes, la nature est bonne dans ce climat ; et grâce à la providence, notre pays ne manque pas d’oies.



CHAPITRE LXXVII.

Les quatre événemens.


Mon père et mon oncle Tobie cessèrent leur babil. Ils achevèrent de descendre l’escalier, allèrent se coucher et s’endormirent.

Le journal ne contribua en rien à tout cela.



CHAPITRE LXXVIII.

La leçon.


En ce cas, dit mon père à Suzanne, donne-moi donc vîte ma culotte.

Pardi ! oui. Vous croyez que vous aurez le temps de vous habiller ? nenni pas ; car votre enfant est aussi noir…

Que ?..... dit mon père, qui, comme tous les orateurs, avoit un foible singulier pour les comparaisons.

Je vous dis, reprit Suzanne, qu’il est à la mort.

Et Yorick, où est-il ?

Jamais où il devroit être, dit Suzanne. Mais son vicaire est-là. Il baptise déjà l’enfant, et n’attend plus que son nom. Madame m’a dit de venir bien vite avertir monsieur Tobie pour le nommer, et vous demander s’il lui donnera aussi le nom de Tobie…

Ma foi ! dit mon père, si j’étois sûr qu’il mourût, autant vaudroit en faire la politesse à mon frère. Ce seroit dommage de lui donner un aussi beau nom que celui de Trismégiste, pour le lui voir perdre aussitôt… Mais il en peut revenir… Va, va-t-en toujours, Suzanne, et dis que je vais me lever.

Vous n’en aurez pas le temps, vous dis-je : il est aussi noir que mon collier.....

Diable ! il est de jais, ton collier ! eh bien ! va donc dire qu’on le nomme Trismégiste..... Mais, non, attends, tu l’oublieras ; tu es si bête !…

Pardi ! ne faut-il pas avoir bien de l’esprit pour se souvenir de Trismégiste ?..... et Suzanne se met à courir de toutes ses forces.

Mon père saute en bas du lit et cherche sa culotte.


CHAPITRE LXXIX.

J’obtiens enfin un nom dans le monde.


C’est Trist… Trist… oui, oui, Trist..... Quelque chose comme cela, dit Suzanne en entrant toute essoufflée… Trist ?… répéta le vicaire en levant des yeux qui annonçoient que la mémoire faisoit un effort. Oui, Trist… dit Suzanne. Mais il y a encore quelque chose avec, sans doute, dit le vicaire ? c’est Tristram ? Nous y voilà, reprit Suzanne, c’est Tristramgiste… Eh non ! dit le vicaire, il n’y a point de giste.

Si fait ! si fait ! dit Suzanne. Eh non encore ! vous allez voir qu’elle va m’apprendre mon propre nom. Je vous dis que c’est mon nom. Or donc, dit-il à haute voix, Tristram ego etc. etc. etc. etc. Et c’est ainsi que j’eus le nom fatal de Tristram, et qu’il me restera tant que je vivrai.


CHAPITRE LXXX.

Je vous mets à mieux faire.


Mon père suivit bientôt Suzanne. Il avoit son bonnet de nuit à la main, les jambes nues, sa culotte à demi-boutonnée avec un seul bouton, encore n’étoit-il passé qu’à moitié dans la boutonnière.

Je parie, dit-il en ouvrant la porte, que cette bégueule-là aura oublié le nom. Point du tout, monsieur, dit le vicaire.

Je le craignois. Et ta maîtresse, et l’enfant, comment vont-ils ?

Bien mieux, monsieur, dit Suzanne.....

Oui ?… cela est sûr ?

Quand je vous le dis ?…

Diable !… À peine mon père eut-il articulé cette interjection, que le bouton de sa culotte s’échappa de la boutonnière, et que la culotte lui tomba sur les talons. —

On ne put jamais deviner dans ce moment si l’exclamation de mon père partit sur la réponse de Suzanne, ou si elle fut causée par la chute de la culotte.

Je n’éclaircirai cette anecdote que quand j’aurai fait mon chapitre des chambrières,


mon chapitre des interjections, et mon chapitre des boutonnières.

Tout ce que je puis dire en ce moment, c’est que mon père prit aussitôt sa culotte à deux mains, l’une devant, l’autre derrière ; et qu’en tortillant d’assez mauvaise grâce, et avec une allure assez lente, il retourna se coucher.



CHAPITRE LXXXI.

Question facile à résoudre.


Que ne puis-je faire un chapitre sur le sommeil !

Il ne s’en présenta peut-être jamais une aussi belle occasion. Tous les volets de la maison sont fermés, toutes les lumières sont éteintes, et à l’exception d’un œil, tous les yeux sont clos. — Cet œil, encore ouvert, est celui de ma nourrice. La pauvre femme ! il ne faut pas lui reprocher de n’en tenir qu’un ouvert ; elle étoit borgne depuis dix ans.

Mais pourtant, quel beau sujet que le sommeil pour faire un chapitre !

Il est beau, très-beau. Avec tout cela, j’entreprendrois plutôt de faire douze chapitres sur les boutonnières. Je serois plus sûr du succès.

Les boutonnières ! la jolie chose ! cela est ci plaisant, madame ! cela fait naître des idées si riantes ! si agréables !… Farouches critiques ! austères dévotes !… vos fronts se dérideraient à la lecture de ce que je pourrois écrire sur ce joyeux sujet.

Mais le sommeil ! le sommeil ! hélas ! qu’en dirois-je ?… Je n’en sais rien.

Vous chanterais-je d’un ton lamentable qu’il est le refuge des malheureux, la liberté de celui qui gémit dans les cachots, l’espoir des gens désespérés, le soulagement des ames affaissées ? etc., etc.

Une aussi longue jérémiade accablerait d’ennui.

« Dieu soit avec celui qui, le premier, inventa le sommeil, disoit Sancho Pança ! il couvre un homme comme un manteau. »

Ma foi ! je m’en tiendrai là. Le gouverneur de l’île de Barataria m’en dit tout autant, et peut-être plus dans cette courte exclamation, que je n’en trouverais dans les écrits de nos plus fameux philosophes. J’en connois un, par exemple, dont la plume infatigable s’est exercée sur ce sujet dans un savant traité ad hoc. Il est professeur, académicien, directeur même d’académie. Je l’ai lu. Bon dieu ! comme j’ai dormi sans en avoir envie et sans le vouloir ! j’aime le sommeil, mais je donnerois pour deux sous tous les livres qui le provoquent. Allons, allons, sortez de ma bibliothèque, vous, monsieur un tel, avec vos romans languissans : vous, monsieur, avec vos froides héroïdes ; vous, avec vos fables, etc., etc. Je finis, car en vérité il faudroit nommer presque tous nos écrivains. Et quelle liste somnifère !

Montagne ! mon cher Montagne, tu as aussi écrit sur le sommeil ! pourquoi me tiens-tu éveillé lors même que tu en parles, et que les autres m’endorment en voulant faire le contraire ?



CHAPITRE LXXXII.

Où va-t-il aller ?


Parbleu ! frère Tobie, dit mon père, si ma femme veut qu’on hasarde l’aventure, on nous apportera ici Trismégiste pendant que nous déjeûnerons.

Obadiah ! va dire à Suzanne de venir.

Elle est là-haut, dit Obadiah. Elle vient d’y remonter, en heurlant comme s’il lui étoit arrivé quelque malheur.

Ce mois-ci sera cruel à passer, dit mon père, en remuant la tête. Je vous assure, frère Tobie, qu’il sera cruel. L’eau, le feu, le vent, la femme..... Tout cela par une combinaison singulière..... Que seroit-ce donc ? dit mon oncle Tobie. Est-ce qu’il y auroit encore quelque chose de sinistre ?

S’il y en aura ? s’écria mon père, vous allez voir.

Suzanne entra dans ce moment…

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il là-haut ? s’écria mon oncle Tobie.

Ah ! ce qu’il y a ! madame est dans des convulsions affreuses. Ce n’est pas ma faute s’il est nommé ainsi. J’ai dit comment il falloit le nommer. On s’est trompé. Monsieur m’avoit dit que c’étoit Tristramgiste…

Trismégiste donc, babillarde.

Oui, oui, Trismégiste, et on l’a nommé Tristram.

Déjeûnez tout seul, dit mon père en prenant son chapeau d’un sang-froid effrayant, et il sortit.

Toi, Obadiah, pendant que tu ne fais rien là, dit mon oncle Tobie, va dire à Trim de venir me parler. Il est au boulingrin.


CHAPITRE LXXXIII.

Avis aux médecins.


L’effet cruel du forceps fit monter mon père dans sa chambre. Consterné, abattu, il se jeta sur son lit, et y resta dans une espèce d’engourdissement. Vous allez peut-être vous imaginer, mon cher lecteur, qu’il en fit autant dans cette occasion. Point du tout ; eh ! que vous connoissez peu la nature ! la funeste nouvelle de mon nom fit bien une autre impression sur lui.

L’assemblage de deux accidens change infiniment la manière de les sentir, et les moyens de s’en tirer.

Par exemple, il n’y a pas encore une heure qu’avec toute l’impatience et toute la précipitation d’un pauvre diable d’auteur qui écrit pour avoir de quoi payer son dîner, j’ai jeté au feu par mégarde, au lieu de mon brouillon, une feuille de papier ; et quelle feuille ?… je l’avois revue, corrigée, méditée, augmentée. C’étoit un petit chef-d’œuvre, au moins j’en étois content. Dépité, piqué au vif, j’ai fait voler ma perruque au plancher… Je l’ai attrapée comme elle retomboit, et ma bévue oubliée est aussitôt sortie de mon esprit…

Je ne connois rien qui soulage avec plus d’efficacité, ni plus promptement, un auteur désespéré.

Que la nature est bonne ! la faculté, dans tous les accidens de la vie, hésite, tâtonne, et laisse presque toujours empirer le mal. Mais la nature ? la nature nous fait tout aussitôt connoître le remède.

Ou je frappe du poing sur la table, ou du pied sur le carreau.

Ou bien, je lance avec fureur et horisontalement mon bonnet sur mon lit.

Une autrefois, je me lève et je fais trois ou quatre tours dans ma chambre, à pas convulsifs.

Je jure, je tempête, je renverse ma chaise, je déchire mon papier… Eh ! que fais-je ?… je sais que cela me guérit. Comment ? voilà ce que j’ignore. J’en sens l’effet ; mais un voile épais en couvre la cause. Ce n’est pas le résultat d’un calcul. Qu’est-ce donc ? un pur instinct, une impulsion machinale à laquelle nous ne pouvons pas résister. Mais ce n’est pas là une solution dont l’esprit puisse se contenter..... Vous êtes difficile. Apprenez qu’il y a une foule d’autres choses dont il nous est impossible de rendre raison : nous vivons au milieu des mystères et des énigmes. Les choses les plus ordinaires qui se présentent à nos sens, ont toujours un aspect sombre où se perd l’œil le plus pénétrant. Heureux ! si nous saisissons le côté agréable, c’en est assez.

Après une aussi sublime réflexion, il est aisé de voir que mon père n’étoit pas le maître de se précipiter à terre ou de se jeter sur son lit, quand son oreille fut si douloureusement frappée du nom sinistre qu’on m’avoit donné. — Son instinct, ou la nature, ou son ange, ou tout ce qu’il vous plaira, le conduisit malgré lui dans le jardin et sur le bord du canal.

Il est profond, la masse d’eau qu’il contient est prodigieuse.

Mon père se trouva là dans un clin d’œil. Les réflexions d’une heure entière ne lui auroient pas fait prendre un parti plus sûr… La raison, avec tout son cortége de rapports et de combinaisons, l’auroit peut-être moins bien guidé.....

Il s’élève, monsieur, du fond des viviers une certaine vapeur consolatrice, dont la force salutaire.....

Ma foi ! je laisse aux physiciens, aux naturalistes, à en faire l’analyse… Je ne sais pas pourtant si, à tout prendre, les cureurs des viviers n’y réussiroient pas mieux à coup sûr, ils raisonneroient moins.

Mais qu’importe à moi, chétif, que ces messieurs raisonnent, et que ces pauvres gens ne raisonnent pas ? sans savoir bien quel est l’effet d’un vivier sur l’ame du malheureux, je sais qu’il a un effet ; et cela me suffit. — Je suis étonné que Pythagore, Platon, Solon, Lycurgue et Mahomet n’en aient pas parlé dans leurs écrits.



CHAPITRE LXXXIV.

Assaut de valeur.


Trim ne se fit pas attendre. Monsieur, dit-il, en ouvrant la porte, sait sans doute le funeste accident qui est arrivé ?

Oui, Trim, dit mon oncle, et j’en suis bien chagrin.

Et moi aussi, reprit Trim. Mais je me flatte que monsieur ne pense pas qu’il y ait de ma faute.

À toi ? Trim, répondit mon oncle Tobie. Non, sûrement. Ce n’est que la faute du Vicaire et de Suzanne.

Oh ! oh ! dit Trim. Mais que diable pouvoient-ils avoir à faire ensemble dans le boulingrin ?

Tu confonds, Trim, et tu prends le boulingrin pour l’appartement de ma sœur. Trim s’aperçut aisément qu’il avoit pris le change. Une profonde révérence fut sa seule réponse, et l’instant de silence qu’il y eut, lui donna le temps de faire une réflexion fort sensée.

Deux malheurs sont trop à-la-fois, dit-il en lui-même, pour qu’on en parle en même-temps. —

La vache a porté le ravage dans nos fortifications : laissons-là cet accident, n’en parlons pas, et voyons de quoi il s’agit ici.

Mon oncle Tobie, bien sûr que Trim se trompoit, et confirmé dans cette opinion par la révérence qu’il lui avoit faite, reprit bientôt son discours. —

Mon frère, dit-il, ne pense jamais comme les autres. Pour moi, je ne vois pas qu’il y ait une si grande différence entre le nom de Tristram et celui de Trismégiste, et que mon neveu eût plus gagné au nom de Trismégiste qu’au nom de Tristram..... En mon particulier, cela m’est égal ; mais mon frère en est si affligé, que je donnerois volontiers cent guinées pour réparer cette erreur.

Moi, dit Trim, je ne donnerois pas une épingle.

Ni moi un cheveu, reprit mon oncle Tobie, si c’étoit pour mon propre compte : mais comme je te l’ai dit, mon frère n’entend point raison là-dessus. Il prétend que les hasards de la vie dépendent presque toujours des noms de baptême. Hier encore, il me disoit que depuis le commencement du monde, il n’y avoit pas eu une belle action que l’on pût attribuer à un homme qui se nommât Tristram. Il ajoutoit qu’il étoit impossible, avec un pareil nom, d’être sage, bon, savant, brave….

Vision que tout ça ! monsieur. Est-ce que je ne me battrois pas aussi-bien en portant le nom de Trim, que si j’eusse eu celui de César ?

Pour moi, reprit mon oncle Tobie, je me serois appelé Alexandre, que je n’aurois pas mieux fait mon devoir à Namur.

Bon Dieu ! s’écria Trim, est-ce qu’on songe à son nom de baptême, lorsqu’on marche à l’ennemi ?

Ou qu’on est dans la tranchée ? dit fièrement mon oncle Tobie.

Ou qu’on pénètre dans la brèche ? dit Trim, en se glissant entre deux chaises.

Ou qu’on force une ligne ? dit mon oncle, en poussant sa béquille en avant comme un esponton.

Ou que l’on couche en joue un soldat ennemi ? dit Trim, en tendant son bâton comme un fusil.

Ou qu’on monte sur le glacis ? s’écria mon oncle, en mettant le pied sur un tabouret.



CHAPITRE LXXXV.

Préliminaires effrayans.


Mon père de retour, ouvrit précisément la porte au moment même que mon oncle Tobie montoit intrépidement sur le talus..... Trim tenoit encore en joue son ennemi, et mon oncle Tobie n’avoit point encore été surpris par mon père dans un galop aussi rapide que celui qui l’emportoit en cet instant… Mon oncle Tobie ne s’attendoit pas à le voir sitôt reparoître ; et il fut un peu déconcerté de sa présence subite. Heureusement pour lui que mon père rouloit quelque chose de bien différent dans son esprit, que l’idée de l’asticoter sur ce qu’il venoit de voir.

Il remit son chapeau sur la table avec le même flegme qu’il l’avoit pris.

Il jeta un coup d’œil farouche dans tout l’appartement.

Il se saisit de l’une des deux chaises dont Trim s’étoit fait une brèche.

Il fit desservir le déjeûner, que Trim emporta en tremblant. Il commença enfin la plus lamentable de toutes les élégies.



CHAPITRE LXXXVI.

Déploration de mon Père.


C’est donc en vain, dit-il, en jetant les yeux sur l’anathême d’Ernulphe, et sur mon oncle Tobie, c’est donc en vain que j’ai prétendu corriger le sort : je ne le vois que trop, frère Tobie. Mes fautes, les vôtres, celles de toute la famille ont irrité le ciel. Il se sert contre moi-même de tout ce qu’il y a de plus terrible dans l’arsenal de sa vengeance, puisque c’est sur mon fils qu’il fait tomber ses foudres avec tant d’éclat.

Mais point du tout, dit mon oncle Tobie ; si cela étoit, tout l’univers se ressentiroit de ce fracas.

Mon père ne fit pas la moindre attention à la réflexion de mon oncle Tobie, et continua.

Ô mon fils ! Ô malheureux Tristram ! Ô misérable enfant !

Ô nuit ! nuit terrible et désastreuse !… Nuit, que tes infortunes me rendront à jamais mémorable, ô mon fils ! toi qui a été conçu dans la colère, dans la décrépitude, dans l’erreur, dans la méprise, dans le mécontentement, et au milieu de la plus bête de toutes les interruptions ; toi, sur qui, dans cet instant fatal, le destin épuisa tous les malheurs qu’il avoit écrits dans le livre funeste des maux embryotiques..... Ô mon fils, mon cher et trop malheureux fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Misérable jouet de tant de contre-temps sinistres ! n’étoit-ce donc pas assez que tu en éprouvasses les terribles effets !

Falloit-il encore, ô mon fils ! que tu fusses l’objet de toutes les peines accablantes qui t’attendoient à ton passage en ce monde ?

Falloit-il qu’une autre multitude de maux accompagnassent ton existence depuis le premier instant que tu as vu le jour ? Ô mon fils ! ô mon cher fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Tes jours commencent au déclin de ceux de ton père.

Avec quel soin il se proposoit de t’inculquer des principes ! mais il ne lui reste plus que des doutes, que des incertitudes, que des obscurités profondes et impénétrables. —

Son imagination encore vive, mais tempérée par l’expérience et par la raison, eût modéré l’effervescence de la tienne. Elle est glacée aujourd’hui ; elle est tombée dans l’engourdissement insensible de la mort.

Ô mon fils ! mon malheureux fils ! tu as tout perdu.

Sous quel astre, bon Dieu ! en quelle saison, à quel âge, en quelle circonstance, t’ai-je donc donné la vie ?

Ô nuit ! nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! frère Tobie, hélas ! vous le savez.

Ah ! cet événement est trop mélancolique, trop désespérant, il m’affecte encore trop vivement….

Ô moment cruel qui vis disperser inutilement les esprits, qui, avec la vie, auroient dû communiquer à mon fils, la mémoire, le jugement, et toutes les facultés de l’imagination la plus vive !….

Cruel instant où tout se perdit, se confondit, se dispersa !

Nuit, ô nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! que dis-je ?…

Ce maudit voyage de Londres n’est-il donc rien ?

Et cette opiniâtreté inconcevable de sa mère à vouloir se servir d’une sage-femme ?…

Et cette chute, et ce renversement de mon système ?.....

Et cette mal-adresse intolérable de faire venir mon fils par la tête ?….

Et ce poids énorme de quatre cents soixante-dix livres qui pèse verticalement sur son crâne ?….

Ciel ! ô ciel !… mais prenons que je sois un sot, un imbécille, et que toutes ces fatales circonstances ne soient que des chimères… falloit-il pour cela qu’on le défigurât ? falloit-il qu’un maudit forceps mal dirigé ?….

Oh ! dans ma colère, je tordrois, morbleu, tous les membres du docteur Slop.

Au moins, grand Dieu ! il nous restoit une ressource… l’espoir d’un beau nom….

Mais Tristram ! Tristram ! Tristram ! Tristram !….

À ce nom, à ce nom vil, à ce nom humiliant, ignominieux, toute raison se perd, se confond, s’abîme… il ne reste que le désespoir.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
  hélas !
hélas !

Mon père éleva musicalement ses douloureuses plaintes jusqu’à la hauteur de cette octave….

Mais il est dans la nature humaine de ne pouvoir longtemps soutenir une douleur excessive.

Un grand poëte a dit : que monté sur le faîte on aspire à descendre.....

C’est ce qu’éprouva mon père : sa douleur s’abaissa comme elle s’étoit élevée.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !

Mais, dit mon oncle Tobie, lorsqu’il le vit presqu’à son unisson, le curé a peut-être le privilège de réparer la sottise du vicaire….

Comme vous, dit mon père, encore un peu brusquement.

Il n’en coûtera rien de l’envoyer chercher, reprit mon oncle.

Envoyez chercher qui vous voudrez, le diable même….

Ma foi ! dit mon oncle, je lui parlerois ferme. Mais mon oncle vit qu’il y avoit encore un peu d’aigreur, et il n’envoya chercher personne.



CHAPITRE LXXXVII.

Ma manière d’agir.


Mon oncle Tobie laissa donc encore mon père à ses sombres réflexions. Il continua, de son côté, à faire les siennes. Et pourquoi n’en ferai-je pas aussi, moi ? il me semble qu’en voici une qui est très-importante. C’est que voilà déjà, si je ne me trompe, deux gros volumes à-peu-près, que j’ai parcourus au grand galop sur mon pégase sans regarder autour de moi pour voir si je n’éclaboussois personne… Si quelqu’un avoit à se plaindre !… en vérité, j’en serois au désespoir : ce seroit contre mon intention. Je me souviens que quand je mis le pied à l’étrier, je promis de ne blesser qui que ce fût, que je galoperois de mon mieux, mais que si je rencontrois quelqu’un sur ma route, je me détournerois pour le laisser passer. Ce fut dans cette idée que je donnai le premier coup de fouet ; et depuis ce temps, mon coursier, grace au ciel, n’a cessé de galoper à son gré.

Et voici une seconde réflexion. Faites la même course : ne la faites que dans la même intention ; il y a, malgré cela, cent contre un à parier que vous ferez jaillir quelques flaquées de boue sur quelqu’un, ou que vous vous en couvrirez vous-même, s’il ne vous arrive pis.

Il est si difficile de se tenir dans l’équilibre entre ce double danger !

Voyez un peu tous ces gens qui s’en vont devant moi battant la campagne, et tenant une plume à la main..... De combien d’accidens divers ne sont-ils pas la victime ? mais sans se faire la triste peinture de toute leur misère, qui varie à l’infini, voyez seulement celui-ci. Voyez comme il est balloté au milieu de cette foule de critiques ! Son pégase rue de toutes parts, et ce n’est que pour le culbuter. Il tombe et va se fendre la tête contre la botte d’un Aristarque. Voyez encore cet autre qui court à bride abattue, et qui attire sur lui les yeux de cette multitude de peintres, de sculpteurs, d’architectes, de poëtes, d’orateurs, de musiciens, des biographes, de médecins, de comédiens, de philosophes, de théologiens, de casuistes, de prélats, de militaires, de princes… il triomphe. Voilà des admirateurs sans nombre et des plus huppés. Zague ! zague ! cinq ou six coups d’aiguillon lâchés à propos par un critique bien tranquille au coin de son feu, atteignent le coursier rapide de ce matamore. Il se cabre, et voilà mon héros hué, sifflé, bafoué, honni, qui tombe sans pouvoir se relever.

Je n’ai point couru ces risques. J’ai marché vîte, et de tous sens, mais sans faire d’éclat. N’excitez point l’envie, et l’on ne s’apercevra pas que vous ne méritez souvent que de la pitié. Ç’a toujours été là mon système. Il seroit bien extraordinaire que je n’en eusse pas un dans une famille aussi systématique que la nôtre. Une lubie et un système c’est, selon bien des gens, à-peu-près la même chose. Mon père étoit toujours entiché de celle qu’il avoit conçue sur les noms de baptême ; et le mien, comme on l’a vu, contrarioit horriblement ses idées.



CHAPITRE LXXXVIII.

On se résout à partir.


Yorick, que mon oncle Tobie avoit enfin envoyé chercher, arriva.

Mais, croyez-vous, Yorick, dit mon père, qu’il y ait du remède ? pour moi, je n’en vois pas.

À vous parler vrai, dit Yorick, je ne suis pas assez instruit pour décider un cas aussi difficile : mais le plus grand des maux, selon moi, est de rester dans l’incertitude. Vous êtes invité à dîner chez Didius.

Oui, mais je hais si fort ces dîners de savans.

Eh ! eh ! j’avoue qu’ils ne sont pas toujours des meilleurs.

Oh ! ce n’est pas pour cela.

J’entends. C’est pour les convives. Cependant je crois que vous ne pouviez mieux faire que de profiter de l’occasion. L’assemblée ne sera composée que de gens du premier ordre, de gens d’élite. Il ne faut que prévenir Didius du problème que vous avez à faire résoudre, et dans un clin-d’œil vous en aurez une solution nette.

Quoi ! vous croyez qu’ils décideront comme cela, sur-le-champ, si l’on peut changer le nom de mon fils ?

Si je le crois ! ce n’est qu’une bagatelle pour des génies de cette trempe.

Allons donc. Mais je veux que le frère Tobie soit de la partie. Je veux aussi que vous en soyez.

J’en serai ; j’y suis invité.

Bon !

Allons, Trim, s’écria mon oncle Tobie, arrange vîte ma perruque à la brigadière… Poudre-là, et vergète bien mon uniforme.



CHAPITRE LXXXIX.

La lacune.


Oh ! pour celui-ci, néant, je l’ai supprimé. J’ai eu les plus fortes raisons pour faire ce sacrifice. Il y a des auteurs qui gardent tout, parce qu’ils croient tout bon ; moi, au contraire, j’ai déchiré ce chapitre, parce que je lui ai trouvé trop de supériorité. — Cela cause un vuide de dix pages dans mon livre : mais j’aime mieux qu’on y voie cette lacune que ce que j’y avois mis.


Relation du voyage d’Yorick, de mon père, de mon oncle Tobie, d’Obadiah et de Trim.


C’est ainsi que j’avois commencé, et c’est assez de le dire…


CHAPITRE XC.

La lacune justifiée.


Ce voyage ne s’étoit point ait sans beaucoup de préliminaires sur la manière de le faire…

Nous irons dans mon carosse, dit mon père : mais as-tu songé, Obadiah, à en faire raccommoder les armes ?

On ne songe pas à tout, et Obadiah n’avoit songé à rien.

Mon père étoit possesseur de ce carosse avant son mariage : son premier soin fut d’y faire ajouter l’écusson de ma mère…

Mais il arriva que le peintre qui, apparemment, faisoit tout à gauche comme Turpilius le Romain, ou Hansholbein de Basle, ou qui peut-être avoit un autre motif, fit la sottise de tirer de gauche à droite une bande qui étoit sur l’écusson de ma mère, au lieu de la tirer de droite à gauche. — Il n’est pas aisé de concevoir comment une misère de cette nature peut affecter un homme qui se pique d’avoir de la philosophie : mais mon père s’en affecta vivement. Il n’alloit pas une fois sous sa remise que cette bévue ne lui fît une espèce de sensation désagréable. Il le disoit tout haut. À chaque fois aussi il donnoit les ordres les plus précis pour qu’on changeât la bande de côté : mais voilà comme les choses vont ici, s’écrioit-il ; rien ne s’y fait. Je ne monterai sûrement pas dans cette voiture ; nous irons à cheval.

Et pourquoi ? dit Yorick. Vous ne trouverez-là que des gens d’église. Ces messieurs, pourvu que le dîner soit bon, ne s’amuseront sûrement pas à critiquer vos armoiries.

Je sais, répliqua mon père, qu’ils sont indulgens quand ils sont là. Mais il n’importe : nous irons à cheval.

Mon oncle Tobie fit une réflexion, mon père en fit une autre et s’entêta : il fallut renoncer à la voiture.

Le chapitre que j’ai déchiré étoit la description de cette pompeuse cavalcade.

La marche étoit d’abord ouverte par Obadiah et par Trim, montés chacun sur un gros cheval de carosse, allant d’un pas grave et pesant comme une patrouille.

C’étoit ensuite mon oncle Tobie en uniforme, serrant la botte à mon père, qui ne cessoit de discourir sur l’avantage des sciences abstraites, tandis que mon oncle Tobie, en lui froissant la jambe, lui prouvoit que la cavalerie doit marcher serrée.

Yorick, les doigts en l’air et tout prêt… On croit peut-être qu’il étoit tout prêt à leur donner la bénédiction en cas d’attaque… Non, il étoit tout prêt à leur imposer silence pour qu’ils écoutassent les passages les plus brillans d’un sermon nouveau qu’il avoit fait, et qu’il vouloit débiter à la docte assemblée où il alloit se trouver.

Cette description, au second coup-d’œil que j’y jetai, me parut si fort au-dessus de tout le reste de mon livre, que je me déterminai à la supprimer.

Quel est le mérite d’un bon ouvrage ? n’est-ce pas l’accord, l’équilibre, les proportions qu’on lui donne qui en font le prix et la perfection ? Une foule innombrable de nouveaux Scudéris nous inondent tous les jours de productions informes et bizarres… Que ne se disent-ils ce que j’en dis ? faire un livre et chanter une chanson est la même chose. Il importe peu quel ton l’on prend, mais il faut être d’accord avec soi-même :


Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.


Cela est très-beau : mais ce fameux chantre d’Alaric chanta comme s’il n’eût pas été digne de chanter le dernier de ses goujats ! et moi je chante et je chanterai toujours à tous ceux qui voudront chanter : Prenez-y garde ! soyez d’accord ! ne détonnez pas !

C’est pour cela, disoit un jour Yorick à mon oncle Tobie, qu’une foule de viles compositions déshonorent l’esprit humain. Les uns passent à la faveur d’un in-folio ; ce sont les systêmes. Les autres couvertes par un siége..... Ce mot fixa l’attention de mon oncle Tobie ; mais il ne put comprendre l’idée que Yorick y attachoit ; il ne connoissoit pas une douzaine de nos drames, ni la plupart de nos historiens.

Je chante dimanche au concert, me disoit l’autre jour le Virtuose à la mode. Parcourez un peu ma partie. J’en fredonai quelques notes. Fort bien, dis-je, la mélodie en est agréable, et si l’harmonie en est soutenue, cela prendra. Je continuai. Bravo ! m’écriai-je.

J’en vins ensuite à la partie harmonique… et je la trouvai indigne, détestable.

Montagne disoit en pareil cas, qu’il ne se seroit pas époumoné. Cela est clair, et j’en conclus, avec ma sagacité ordinaire, que lorsqu’un nain porte avec soi une toise pour se mesurer, il est nain par plus d’un endroit.

Entendra cela qui pourra, le prendra qui voudra pour lui ; je n’y mets point de finesse. La seule chose que j’ai voulu prouver, est que j’avois bien fait de déchirer un chapitre.



CHAPITRE XCI.

L’humeur s’en mêle.


On avoit beaucoup mangé, peu parlé, et l’on étoit arrivé au dessert avec la plus grande envie de se dédommager du silence que l’on avoit gardé. —

Ce fut mon père qui commença…

Mais je dois dire à sa gloire que ce ne fut pas dans l’intention de parler pour lui-même.

Nous sommes au moment des choses frivoles, dit-il. Mais, messieurs, laissons-en plutôt dire de sérieuses. Tenez, voilà Yorick qui va nous lire quelques passages d’un nouveau sermon......

D’un sermon ?… d’un sermon ?… d’un sermon ?… Ce mot vola de bouche en bouche…

Écoutons, écoutons, écoutons ! Celui-ci se répéta en chœur, et Yorick, après une inclination de tête à la ronde, se mit à lire.

Fort bien ! très-bien ! belle pensée ! excellente réflexion ! quel feu ! quel enthousiasme ! comme cela est chaud !

Yorick laissa les applaudissemens s’accumuler…

Mais, mécontent, au fond, de son propre ouvrage, ainsi que je le suis si souvent du mien, il déchira son cahier et en présenta un lambeau à chacun de ces messieurs pour allumer sa pipe.

Quoi donc ? s’écria Didius d’un air étonné. Voilà qui est singulier.

Très-singulier ! reprit Kysarchius d’un ton imposant. Il étoit de la famille Kysarchienne des Pays-Bas, et ce qu’il disoit en avoit d’autant plus de poids. En vérité, dit-il, c’est un procédé trop offensant, pour qu’on le passe.

Il n’est sûrement pas honnête, dit Didius, en se levant à moitié pour éloigner une bouteille qui étoit en ligne directe entre lui et Yorick. Vous auriez pu, dit-il, en lui parlant à lui-même, nous éviter cette injure. C’est un de ces petits sarcasmes que vous faites si souvent sans parler, et qui n’en sont pas moins piquans…

Mon oncle Tobie cherchoit à deviner ce que tout cela vouloit dire…

Si votre sermon continua Didius, n’étoit bon qu’à faire des camouflets, pourquoi nous l’avez-vous lu ? une société aussi savante méritoit des égards.

Et s’il étoit digne de nous être lu, c’est nous manquer également, c’est nous turlupiner que d’en faire cet usage.

Bon ! se disoit tout bas le discoureur en s’applaudissant, le voilà pris dans mon dilemme comme dans une nasse : voyons comme il en sortira.

Yorick baissa modestement les yeux, puis les leva, et puis dit :

Messieurs.....

Il appuya si fortement sur ce mot, que l’on crut qu’il s’étoit préparé à leur faire un discours apologétique : l’attention en fut par conséquent plus tendue.

J’ai fait des efforts incroyables, dit-il, pour composer ce morceau. Je souffrirois plutôt tous les genres de martyrs que de me résoudre à en recommencer un pareil : mes tourmens étoient excessifs. J’en ai cherché la cause et je l’ai trouvée. C’est qu’il partoit de ma tête sans la participation du cœur, et je le déchire sans pitié pour me venger des tortures d’esprit qu’il m’a causées… Prêcher ?… quel mot, messieurs ! ce mot, tel que les prédicateurs d’aujourd’hui ; l’entendent, signifie l’action de montrer l’étendue de ses connoissances, d’étaler son érudition, de faire valoir les finesses et les subtilités de son esprit. De bonne foi ! n’est-il pas indigne d’en faire parade ? de s’en donner un air d’importance ? d’abuser, avec aussi peu de pudeur, de la demi-heure d’audience que l’on veut bien nous accorder ? Est-ce là prêcher l’évangile ? c’est se prêcher soi-même, c’est se donner pour exemple. Fi donc ! ah ! combien ne doit-on pas désirer de porter plutôt cinq ou six mots au cœur de ses auditeurs ?… pour moi…

Yorick alloit continuer cette diatribe, lorsqu’un mot, un seul mot qui se fit sourdement entendre de l’autre côté de la table, détourna toute l’attention des convives…

Cela n’étoit point extraordinaire. C’étoit le mot le plus énergique, le plus expressif… mais le répéterai-je ? et si je le répète ?…



CHAPITRE XCII.

Les fausses conjectures.


Zounds !. . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il m’a échappé. Il est tombé au bout de ma plume comme de lui-même

C’est Phutatorius qui le prononça… Il le prononça inopinément, presqu’à mi-voix, et pourtant assez haut pour que chacun l’entendît ; et ce fut avec un coup-d’œil, un accent tellement articulé, que l’on crut que c’étoit tout-à-la-fois l’expression d’un homme qui est dans l’étonnement, et qui ressent quelques peine de corps.

Fourche !… c’est ainsi que Gastriphères qui entendoit un peu le françois, le traduisit tout de suite dans Cette langue en le parodiant… Mais cela n’apprenoit rien.

Deux autres des convives ne furent pas plus heureux. Ils avoient l’oreille très-fine. Ils distinguèrent dans l’expression le mélange des deux tons aussi facilement qu’un virtuose discerne une tierce, une quinte, ou tout autre accord ; mais avec toute Cette finesse, ils ne purent faire que de fausses conjectures sur les causes de cette étrange prosodie. L’accord en lui-même étoit excellent : mais il étoit hors du ton. Il n’avoit pas la moindre analogie, pas le moindre rapport au sujet qui étoit sur le tapis. Ainsi, avec tout leur esprit, ces messieurs restèrent là comme des sots.

La combinaison des sons n’est pas donnée à tout le monde ; moi-même tout le premier, je n’y connois rien du tout. Il y avoit là deux autres convives qui étoient précisément de mon acabit. Ils ne s’attachèrent qu’au sens exactement grammatical de l’expression, et crurent concevoir que Phutatorius, qui étoit naturellement colère, se préparoit à arracher les armes de la main de Didius, pour faire tête lui-même à Yorick, et que le terrible mot étoit l’exorde d’un discours qui ne présageoit rien de bon.

Mon oncle Tobie fut de la même opinion, et son ame sensible sentit d’avance le coup que l’on alloit porter à Yorick.

Mais Phutatorius s’en tenoit simplement à son exclamation… Cela fit penser à deux autres convives, que ce mot n’étoit que l’effet d’une respiration involontaire, dont le souffle contraint en passant par les organes de certaines personnes, prend la consistance sonore d’un jurement assez peu décent… Ils ne pensèrent pas même que Phutatorius eût conçu le moindre dessein de scandaliser ou d’attaquer quelqu’un.

Oh ! oh ! ceci est sérieux, disoient en eux-mêmes deux autres personnages. Voilà un jurement dans toutes les formes. Il est prémédité. C’est une première insulte, une flèche aiguë lancée contre l’ennemi.

Mon père eut aussi son opinion. Il lui sembla tout naturel que la colère qui fermentoit en ce moment dans les régions supérieures des organes de Phutatorius, se fût fait jour à travers la confusion soudaine qu’une théorie aussi étrange de la prédication avoit jetée dans toutes ses idées.

La jolie chose ! et dites qu’il est agréable de disserter aussi long-temps sur des méprises ! C’est presque ainsi que l’on babille sur tout le monde. Chaque chose y est interprétée de cent façons différentes.

C’est ceci.

Non. C’est cela.

Point du tout. C’est…

Quoi ?.....

Le plus sage dit : je n’en sais rien…

Mais, comme le plus sage, ainsi que cela est juste, passe pour être le plus sot parmi les sots, on ne voit point de plus sage parmi nous, et chaque chose est jugée, estimée, appréciée, commentée, paraphrasée, annotée, admise ou rejetée au gré de chacun, et sans que personne se doute seulement de ce qu’elle est.

Il en fut de même à la table de Didius : pas une n’y devina la cause impulsive de l’exclamation bizarre de Phutatorius.

Mais il s’y passa au moins une chose rare. C’est que les opinions particulières se réunirent toutes à celles des deux convives, qui s’étoient imaginé que Phutatorius avoient voulu insulter Yorick. Cette idée s’accrédita encore par le regard effaré du docteur qui, resté presque stupéfait, fixoit tour-à-tour chaque personne, comme s’il avoit voulu lire dans ses yeux ce qu’elle pensoit. —

Le fait est pourtant que Phutatorius ne savoit pas un mot de ce qui se passoit dans l’esprit des convives, et qu’ils ne savoient pas eux-mêmes ce qui se passoit dans le sien.

Dans le sien ?… mais s’y passoit-il quelque chose ? songeoit-il seulement à Yorick.

Non, mes amis ; et quoique ses yeux eussent l’air farouche, quoiqu’il eût, pour ainsi dire, monté à vis tous les muscles et tous les nerfs de son visage, quoique toutes les apparences annonçassent qu’il alloit accabler Yorick sous le poids de quelque réplique sanglante ; Yorick, hélas ! étoit bien loin de son imagination.

L’accident le plus funeste… La crainte du moins d’éprouver quelque chose de sinistre, captivoit son attention, et toutes ses facultés sensitives et intellectuelles s’étoient concentrées dans l’endroit fatal où le danger s’étoit manifesté.


CHAPITRE XCIII.

La précaution utile.


Gastriphère avoit vu des châtaignes dans la cuisine..... elles étoient superbes. Il avoit dit au cuisinier d’en faire cuire cent cinquante ou deux cents sous les cendres. Phutatorius en sera charmé ; il les aime, ajouta-t-il.

Le cuisinier n’oublia point la recommandation de Gastriphère ; et les châtaignes furent servies avec le reste du dessert.

Elles étoient toutes chaudes, et enveloppées dans une serviette damassée.



CHAPITRE XCIV.

Mes lamentations.


Oh ! c’est ici, c’est ici que je regrette bien sensiblement de n’être que comme les autres écrivains, et de ne pas savoir un mot d’anglois plus qu’eux. Il ne me faudroit que ce mot, et pas davantage, pour exprimer ce que j’ai maintenant à dire.

Je connois bien celui dont on fait actuellement usage… Mais j’ai vu de jeunes filles rougir, lorsqu’elles l’entendoient prononcer… Et je m’en servirois ?…



CHAPITRE XCV.

À quoi l’attribuer ?


Apparemment qu’il étoit physiquement impossible qu’une demi-douzaine de mains fouillassent toutes à-la-fois dans la serviette.

Mais, peut-être aussi n’en fut-ce pas là la cause.

N’est-ce pas plutôt que celle des châtaignes, qui étoit destinée à faire une révolution si prompte dans l’existence physique et morale de Phutatorius, étoit plus ronde que les autres ?

C’est encore là une de ces choses dont on voit l’effet, sans savoir d’où il vient.

Enfin, je ne sais point ce qui imprima ce mouvement à la fatale châtaigne.

Mais la châtaigne, sortie de la serviette, roula sur la table, sans qu’on l’aperçût, et tomba…

Où ?…

Ah ! c’est là ce que je n’ose dire. Tout ce que je puis faire, madame, c’est d’aider votre imagination.

Figurez-vous que Phutatorius, les jambes écartées, étoit précisément à table au-dessous de la ligne que la châtaigne y avoit parcourue, et qu’en tombant, elle tomba perpendiculairement…

Elle tomba, dis-je, sans obstacle, et en suivant les lois de la gravitation.

D’autres ont dit que c’étoit en suivant celles de l’attraction.

Mais, c’est ce qui m’inquiète peu. Mon embarras est de vous dire qu’elle tomba dans cette espèce de baie, que les lois du décorum exigent qui soit strictement fermée comme le temple de Janus, au moins en temps de paix…

Eh mon Dieu ! falloit-il tant d’alentours pour dire une chose aussi simple ?…

Je sais qu’il étoit inutile que je les prisse pour vous, madame : mais je n’écris pas pour vous seule.

L’atitude de Phutatorius, sa négligence à observer un usage si familier, ouvrit la porte à cet accident.

Avis à tout le genre humain !

Autre avis ! mais celui-ci n’est que pour mes critiques.

Ils viennent de voir que j’ai rangé cette aventure dans la classe des accidens : je les préviens que je ne l’ai fait que par condescendance pour l’usage reçu, d’y mettre presque tous les événemens de la vie. Je n’entends point heurter par-là l’opinion de Mythogeras et d’Acrites. Ils prétendent que ce ne fut point par accident que la châtaigne prit cette route ; j’y consens. Ils soutiennent que le hasard ne dirigea, ni sa course, ni sa chûte ; je le veux bien. Ils assurent que si, avec toute sa chaleur, elle tomba directement plutôt dans cet endroit que dans tout autre, ce fut exprès pour punir Phutatorius d’avoir fait imprimer, il y a douze ans, son traité obscène de Concubinis retinendis ; j’en suis d’accord. Ils tiennent d’autant plus à cette opinion, que ceci arriva précisément et identiquement la même semaine que celle où Phutatorius alloit donner une nouvelle édition de cet ouvrage licencieux. Qu’ils y tiennent tant qu’ils voudront, je ne lutte point contre leur opiniâtreté.

Est-ce à moi à tremper ma plume dans l’encre de la controverse ? je sais qu’on pourroit beaucoup écrire sur chaque côté de la question. Mais je n’ai pas autre chose à faire ici que de présenter le fait comme historien. Je n’ai point d’autre tâche à remplir que celle de rendre croyable à mes lectrices, que l’hiatus, qui se trouva à la culotte de Phutatorius, étoit assez grand pour recevoir la châtaigne, et que la châtaigne y passa perpendiculairement et toute chaude, sans que Phutatorius, ni qui que ce soit, s’en fût aperçu.

Ai-je réussi à le faire croire ?…



CHAPITRE XCVL

Extrême inquiétude.


La châtaigne ne répandit d’abord qu’une chaleur légère.

Cette douce température fit même une sensation agréable à Phutatorius.

Mais les plaisirs passent rapidement : celui-ci ne dura que vingt-quatre ou trente secondes.

La chaleur augmentant peu-à-peu, elle ne tarda pas à passer les bornes d’un plaisir sobre, ni même à s’avancer avec assez de promptitude vers les régions de la douleur.

Le tourment de l’inquiétude, qui n’est pas moins prompt dans ses effets, se joignit aux accès de la peine, et la crise de Phutatorius devint terrible.

Son ame escortée de ses idées, de ses pensées, de son imagination, de son jugement, de sa raison, de sa mémoire, de ses fantaisies et de dix mille bataillons, peut-être, d’esprits animaux qui arrivèrent en foule et tumultueusement, par des passages et des défilés inconnus qu’ils se frayèrent, s’élança subitement sur le lieu du danger, et laissa les régions supérieures aussi vuides que la tête de nos poëtes.

Cette multitude de secours sembloit devoir lui donner quelque notion, quelque intelligence de ce qui se passoit en bas ; mais il ne fut pas capable d’en pénétrer le secret. Il ne put faire que des conjectures, et la plus raisonnable de toutes celles qu’il fit, c’est que peut-être le diable y étoit. Cette idée, quelqu’inquiétante qu’elle fût, ne l’empêcha pourtant point de se résoudre dans le moment à supporter stoïquement la situation où il se trouvoit. Un certain nombre de grimaces et de contorsions, et quelques grincemens de dents auroient fait l’affaire ; mais il auroit fallu que l’imagination fût restée neutre. Eh ! qui pourroit, en pareil cas, se flatter de gouverner ses saillies ? la sienne s’alluma ! Il en sortit incontinent : une conjecture qui se darda dans son esprit avec la rapidité d’un éclair, et qui, quoique la douleur excitât la sensation vive d’une chaleur insupportable lui inspira l’idée effrayante que ce pouvoit être une morsure aussi-bien qu’une brûlure.

Ô déesse de l’illusion et des prestiges ! où nous conduis-tu ?

Mais, si c’étoit quelque lézard, quelqu’aspic, ou quelqu’autre reptile qui se fût glissé là, disoit Phutatorius en lui-même, et qu’il y essayât ses dents ?

Cette idée affreuse eût suffi pour détraquer la machine la mieux organisée.

Mais un accès plus vif et piquant s’étant aiguisé dans ce moment même, Phutatorius fut saisi d’une terreur panique si subite, que dans la première épouvante, dans le premier désordre, il se trouva jeté soudain hors de lui-même. Sa stoïcité l’abandonna. Un tressaillement universel agita toute son existence, et ce fut dans le choc de cette commotion, qu’il articula cette interjection mêlée de peine et d’étonnement, qui fit faire tant de faux raisonnemens.....

Zounds !…

Elle n’étoit sûrement pas canonique ; mais au moins avouera-t-on qu’elle étoit aussi modérée que tout autre, dont il auroit pu se servir en pareille occasion.

Mais canonique ou non, le malheur fut que Phutatorius n’en tira aucun soulagement ; elle n’étoit pas mesurée à la hauteur du mal.



CHAPITRE XCVII.

On sait enfin ce que c’est.


Il y a des événemens qui sont infiniment plus rapide que la narration qu’on en fait.

Tel fut celui-ci. Il fallut beaucoup moins de temps à Phutatorius, que je n’en mets à le dire, pour tirer la châtaigne de l’endroit où elle étoit, et la jeter avec violence sur le parquet.



CHAPITRE XCVIII.

Qu’en va t-il faire ?


La châtaigne qui avoit frappé le coin d’une commode, revenoit sur elle-même en roulant. Yorick se lève avec précipitation, l’attrape et la garde.


CHAPITRE XCIX.

Nouvelles conjectures.


N’est-ce pas une chose curieuse que d’observer le triomphe que les plus petits incidens remportent sur l’esprit ? quel poids n’ont-ils pas dans une infinité de circonstances ! combien de fois ne maîtrisent-ils pas l’opinion des hommes ! ils règlent presque tout. Une bagatelle suffit souvent pour porter la certitude dans l’ame, et pour l’y invétérer si fortement, que les démonstrations d’Euclide ne seroient pas assez puissantes pour l’en faire sortir.

Yorick venoit de ramasser la châtaigne. L’action étoit légère : il ne la ramassa que parce qu’il s’imagina tout simplement qu’elle n’en valoit pas moins, et qu’il tenoit qu’une bonne châtaigne méritoit bien d’être ramassée. Voilà quels furent les motifs d’Yorick ; mais cet événement, tout frivole qu’il est, se présenta sous un autre point de vue dans l’esprit de Phutatorius. —

Oh ! oh ! dit-il, quelle précipitation, quel empressement pour ramasser ce maudit brûlot ! Ah ! je vois d’où cela vient : c’est une indication que la châtaigne étoit à lui.

La table étoit longue et étroite. Yorick étoit placé vis-à-vis de Phutatorius, et la position étoit avantageuse pour lui jouer quelque tour.

Je n’en doute point, dit Phutatorius, il m’avoit sûrement jeté là sa châtaigne par malice.

Le coup-d’œil qu’il donna sur le champ à Yorick mit aussitôt tout le monde au fait de ce qui se passoit dans son esprit.

Lorsqu’il arrive des inconvéniens imprévus sur ce globe sublunaire, l’esprit de l’homme, qui est composé d’une substance très-avide de connoissance, se porte rapidement derrière la scène pour examiner ce qui la met en jeu.

La recherche ici ne fut pas longue. On savoit qu’Yorick méprisoit assez ouvertement le traité de Concubinis retinendis de Phutatorius.

Son action de ramasser la châtaigne passa tout d’un coup pour une satyre de cet ouvrage, dont la doctrine avoit, dit-on, blessé plus d’un galant homme au même endroit.

Cette idée réveilla Somnolentius ; elle fit sourire Argalastes.

Et si vous avez examiné l’air avantageux d’un homme qui vient de deviner le mot d’une énigme, c’est précisément celui que prit Gastriphères.

On se regarda, et en trois minutes l’action d’Yorick passa pour un chef-d’œuvre de satyre.

Mais tout cela, comme on le voit, étoit aussi raisonnable que les rêves d’Aristote et de Descartes.

Phutatorius ne put s’empêcher de lui montrer du ressentiment.

À peine eut-il mangé la châtaigne, qu’il le menaça en souriant, pourtant, et en lui disant qu’il n’oublieroit pas le service qu’il venoit de lui rendre.

Mais on distinguera sans doute aisément que la menace fut pour Yorick, et le sourire pour la compagnie.



CHAPITRE C.

Remède pour la brûlure.


Avec tout cela je souffre, dit Phutatorius.

Gastriphères.

Réellement ?

Phutatorius.

Réellement.

Gastriphères.

Diable !

Phutatorius.

Je ne voudrais pourtant pas envoyer chercher un chirurgien pour si peu de chose. Est-ce que vous ne sauriez pas, vous, quelque remède pour la brûlure ?

Gastriphères.

Moi ? non. Mais, tenez, demandez à Eugène : il a beaucoup de recettes.

Eugène.

Cela est vrai.

Phutatorius.

En ce cas, dites-moi donc ce qu’il faut que je fasse.

Eugène.

Volontiers. Mais il faut que je sache quel endroit est affecté ; si la partie est tendre et délicate ; si elle peut être enveloppée sans danger.

C’est tout cela à-la-fois, reprit Phutatorius en y portant la main, et en levant la jambe droite pour y communiquer une douce ventilation.

Eugène.

Eh bien ! je vous conseille tout uniment d’envoyer demander tout de suite à quelque imprimerie une feuille de papier sortant de la presse, et de l’appliquer dessus.

Phutatorius.

Du papier ?

Oui, dit Yorick. D’abord le papier humide est rafraîchissant. Ce sera déjà un palliatif à l’ardeur cuisante que vous pouvez ressentir.

Phutatorius.

Je conçois.

Yorick.

Mais c’est l’huile et le noir répandus sur ce papier qui opéreront la vraie guérison.

Eugène.

Précisément, et je ne connois point de topique plus anodin, plus doux, plus efficace.

Gastriphères.

Si c’étoit moi, et si effectivement l’huile et le noir font tout, je n’irois pas si loin pour chercher un remède. Je prendrais de la charpie, et je l’imbiberois sur le champ de noir et d’huile.

Yorick.

Gardez-vous bien, Phutatorius, de suivre cette idée.

Eugène.

Assurément. La charpie ne vaut rien.

Gastriphères.

Pourquoi cela ?

Eugène.

J’ai peut-être été trop loin en disant qu’elle ne valoit rien. J’ai voulu dire qu’elle n’étoit pas si bonne que le papier imprimé.

Gastriphères.

Mais encore, pourquoi ?

Eugène.

Cela est évident. Le papier imprimé a un avantage qui ne se rencontre dans aucun autre topique. C’est son extrême propreté. Et si le caractère surtout est très-fin, la matière se trouve répandue si légèrement, avec une telle égalité et dans des proportions si justes, les majuscules exceptées, qu’il n’y a point de spatule qui en puisse faire autant.

Gastriphères.

Je me rends.

Phutatorius.

Parbleu ! cela vient à merveille. On tire actuellement la centième feuille de mon traité ; j’en vais envoyer chercher une.

Gastriphères.

Il n’importe laquelle.

Yorick.

Oui, pourvu qu’il n’y ait pas de grosses ordures.

Phutatorius.

Mafoi ! c’est le cent cinquantième chapitre.

Yorick, (en s’inclinant avec un air respectueux).

Mais quel en est le titre ?

Phutatorius.

De re Concubinariâ.

Yorick.

Parbleu ! prenez ce chapitre.

Eugène.

Oui, prenez-le.

Le pauvre Phutatorius mit à profit cette fameuse consultation : elle eut, dit l’histoire, le plus heureux succès ; et moi je n’ai pas voulu priver le public d’un aussi bon spécifique.



CHAPITRE CI.

Dialogue.


Toutes ces scènes, où mon père avoit eu beaucoup de part sans rien dire, avoient retenu son impatience sur ce qui l’intéressoit lui-même essentiellement… Il attendoit que Didius, qui en étoit prévenu, tournât l’attention de l’assemblée de ce côté-là. La transition n’étoit pas aisée ; mais il vaut quelquefois mieux passer brusquement d’une chose à l’autre, que d’y amener insensiblement les gens. C’est ce que fit Didius, et ce qu’il dit en fut plus frappant.

Je n’en doute point s’écria-t-il ; si pareille méprise fût arrivée avant la réforme, le baptême auroit été déclaré nul. On en auroit fait un autre, et l’enfant se seroit à la fin trouvé nommé comme on auroit voulu.

Oui, je soutiens, continua-t-il, que si, par exemple, un prêtre eût nommé un enfant Crysogosmone in nomino patrim et filia et spiritum sanctos, le baptême auroit été déclaré nul.

Erreur ! dit Kysarchius. Dès que la méprise n’est que dans la terminaison, le baptême est bon et valable. Pour qu’il soit nul, il faut qu’elle tombe sur la première syllabe des mots, et non sur la dernière.

Mon père, qui aimoit toutes ces subtilités, prêtoit l’oreille la plus attentive à tout ce qu’on disoit.

Le dialogue devint très-intéressant.

Kysarchius.

Supposons que Gastriphères baptise un enfant, in homine gatris, au lieu d’in nomine patris.

Didius.

Eh bien ?

Kysarchius.

Sera-ce là un baptême ?

Didius.

Pourquoi pas ?

Kysarchius.

Je dis moi que ce n’en est pas un. Tous les casuistes sont d’accord sur ce point.

Didius.

D’accord ?…

Kysarchius.

Oui, d’accord. Ils donnent pour raison de leur opinion que la racine des mots est changée. Homine ne signifie point nom ; gatris ne signifie point père.

Que signifient-ils donc ? dit mon oncle Tobie.

Rien, dit Yorick.

Ergò, le baptême est nul, reprit Kysarchius.

Nul de toute nullité, ajouta Yorick.

Kysarchius.

Mais la chose ici est bien différente. Patrim, au lieu de patris ; filia, au lieu de filii, etc. Tout cela ne présente qu’une faute dans les déclinaisons. — Chaque mot reste intact. Les branches sont mal taillées à la vérité : mais la racine n’est point altérée ; elle reste entière.

Didius.

Je l’avoue. Mais, au moins, faut-il que l’intention du prêtre soit claire.

Kysarchius.

D’accord.

Didius.

En ce cas, voyons si le vicaire….

Kysarchius, avec un peu d’impatience.

Voyons, voyons !… Nous n’avons rien à voir, si ce n’est les décrétales de Léon III.

Eh ! mon Dieu, messieurs, s’écria mon oncle Tobie, qu’est-ce que mon neveu a besoin de Léon III et de ses décrétales ? On l’a nommé Tristram. Il a été nommé ainsi, malgré son père, malgré sa mère, malgré moi, et.......

Oui ?… dit Kysarchius en interrompant mon oncle Tobie. La chose est ainsi ? Il y a de la parenté mêlée ? Cela change bien la question. Primò, Madame Shandy n’y pouvoit donner sa voix….

À cette étrange proposition, mon oncle Tobie quitta sa pipe, et mon père s’approcha de l’orateur pour mieux entendre comment il la soutiendroit. —

Kysarchius ne craignoit pas les oreilles les plus attentives ; il étoit ferré à glace. Les plus fameux jurisconsultes, dit-il, ont mis pendant long-temps en question, si la mère étoit parente de ses enfans.

Et qui sont ces animaux-là ? dit mon oncle Tobie.

Swinburgn, de testamentis, pag. 7. §. 8. dit Kysarchius ; mais après un examen aussi réfléchi qu’impartial, continua Kysarchius, on a enfin décidé que non. Cette décision, précédée de tous les pour et contre, se trouve dans Brook, tit. Administ. n°. 47.

Mon oncle Tobie quitta de nouveau sa pipe avec précipitation. Mais mon père lui fit signe de ne rien dire, et la conversation s’engagea de plus belle.



CHAPITRE CII.

Solution.


La décision que je viens de rapporter, reprit Kysarchius, paroît fort opposée à toutes les idées reçues.

Certainement ! dit mon père.

Cependant elle est fondée sur la plus saine raison.

Je ne l’aurois pas cru, dit mon oncle Tobie.

Oh ! reprit Kysarchius, il y a comme cela une foule de choses qui ne se croient pas d’abord. Mais celle-ci n’est plus équivoque depuis le fameux testament du duc de Suffolk.

Cité par Brook, dit Triptolême.

Oui.

Et dont le lord Coke fait mention, dit Didius.

Précisément. Swinburgn le rapporte aussi, dit Gastriphères.

Voici le fait.

C’étoit sous le règne d’Edouard VI. Le duc de Suffolk eut deux enfans, un garçon et une fille. Le fils étoit d’une mère, et la fille d’une autre.

Le pere mourut, et laissa tous ses biens à son fils par testament.

Le fils mourut aussi, et il mourut sans femme, sans enfans, sans testament, ou si vous l’aimez mieux, ab intestat.

Cela est égal, dit Phutatorius.

Égal, soit, reprit Kysarchius ; mais il y a des personnes, qui, en matière de discussion, préfèrent le langage consacré à la chose.

Le fils mourut donc sans testament. Sa sœur, et l’on vient de remarquer qu’elle n’étoit que sa sœur de père.

Consanguine, dit Phutatorius.

Oh ! ma foi, je vous laisserai dire la chose à vous-même, si vous voulez ainsi m’interrompre.

Cette sœur étoit vivante, et elle étoit de la première femme.

La duchesse de Suffolk s’empara des effets de son fils.

Elle paroissoit fondée sur cette loi de Henri VIII, qui porte que si quelqu’un meurt sans enfans, et ab intestat, la propriété de ses biens passe à son plus proche parent. —

Sur cela procès. La fille se pourvut devant le juge ecclésiastique.

Là, elle allégua, 1o. qu’elle étoit la plus proche parente du défunt.

2o. Que la mère du défunt n’étoit ni parente, ni alliée à son fils mort.

La nouveauté de ces propositions parut d’abord fort étrange.

Mais plus elles semblèrent extraordinaires, et plus elles excitèrent la curiosité.

Alors on consulta de tous côtés des avocats. On fouilla dans toutes les archives, on lut des Chartres, on feuilleta les commentateurs, les glossateurs, les annotateurs, les casuistes, etc.

Et le tout bien considéré, le consistoire de Cantorbery et celui d’Yorck décidèrent que la mère n’avoit rien à prétendre. —

Mais, dit mon oncle Tobie, que répondait la duchesse de Suffolk ?

Elle répondoit que… que… cette question étoit toute simple : mais toute simple qu’elle étoit, elle déconcerta Kysarchius ; et sans Triptolême, qui prit la parole, il ne seroit pas sorti d’embarras.

Les choses descendent et ne remontent point, dit celui-ci. C’est un axiome de droit.

Les enfans, reprit Triptolême, sont du sang de leur père et de leur mère ; c’est une vérité qu’on ne peut nier : mais le père et la mère ne sont pas du sang de leurs enfans ; c’est une autre vérité. Les enfans sont procréés ; mais ils ne procréent pas. En deux mots, liberi sunt de sanguine patris et matris ; sed pater et mater non sunt de sanguine liberorum. Or.....

Fort bien, dit Didius. Mais votre argument prouve trop : il s’ensuivroit que le père ne seroit pas plus parent de son fils que la mère.

Mais, reprit Triptolême, ignorez-vous donc que c’est la meilleure opinion ? Le père, la mère, le fils sont trois individus : mais il ne font qu’une chair, una caro. Ergò, il ne peut y avoir de parenté.

Vous poussez encore l’argument trop loin, repartit Didius.

Oh ! oh ! dit Triptolême.

Oui, trop loin, beaucoup trop loin. Vous avouerez qu’il n’y a rien dans la nature qui empêche un homme d’avoir un enfant de sa grand-mère. Supposons maintenant que cet enfant soit une fille…

Mais qui diable s’avisa jamais de coucher avec sa grand-mère ? s’écria Kysarchius.

Qui ?… Parbleu ! il ne faut pas aller si loin, reprit Didius. Ne connoissez-vous donc pas ce jeune homme dont parle Selden ?

Ma foi, cela est vrai ! s’écria Gastriphères. Il y songea.

Il y songea ?… Il fit bien plus que d’y songer.

Plus ?… C’est ce que Selden ne dit pas.

Non, il ne le dit pas, mais il dit qu’il cita à son père la loi du talion pour justifier son dessein. Vous couchez, disoit-il, avec ma mère : pourquoi ne coucherois-je pas avec la vôtre ? Cet argument n’étoit, à la vérité, qu’un argumentum commune.

Ma foi ! dit Eugène, il étoit bon pour eux, et Eugène prit son chapeau et défila.

Gastriphères prit aussi le sien, et défila.

Phutatorius, sa main où l’on sait, prit aussi son chapeau et défila.

Somnolentius, Triptolême, Argalastes, Kysarchius prirent aussi leurs chapeaux, et défilèrent.

Défilons donc aussi, dit mon oncle Tobie.

Et tout aussitôt mon père et Yorick défilèrent, mon oncle Tobie à la tête.

Les chevaux se trouvèrent prêts dans un instant.

Mon oncle Tobie, à l’aide d’Yorick, alloit se jucher sur le sien.

Mais dites-moi, je vous prie, Yorick, ce que ces messieurs ont décidé sur le nom de baptême de mon filleul ? Il me semble que je ne l’ai pas bien conçu.

Je le crois, dit Yorick. Les choses ne se décident pas ainsi à la guerre. Vous autres militaires, vous avez des lois claires, précises.

Très-claires.

Et nous aussi, pourvu qu’on les interprête. C’est ce que ces messieurs ont fait avec une habileté digne des plus grands éloges.

Mais enfin qu’ont-ils dit ?

Des choses très-satisfaisantes. Le nom restera, parce que personne ne peut s’en plaindre.

Comment cela ? Mais ma sœur, mon frère ?…

Ils ont décidé que madame Shandy n’étoit pas même parente de votre filleul.

Après ?….

Vous savez que le côté maternel est le côté le plus sûr.

Oui.

Eh bien ! je vous laisse à penser ce que monsieur Shandy peut être à votre filleul. Entre nous il n’est pas plus son parent que moi.

Cela pourroit bien être, dit mon père en remuant la tête, et qui avoit entendu ce discours.

Et moi, dit mon oncle Tobie, je suis d’avis, quoi qu’en disent ces messieurs, qu’il y avoit une espèce de consanguinité entre la duchesse de Suffolk et son fils.

Le public le croit comme vous ; mais le public est un sot, et les savans sont des savans.

D’accord : mais les savans font une partie du public, reprit mon oncle Tobie.

Mon père crut voir une pointe dans cette réflexion de mon oncle Tobie. Il détestoit les pointes ; mais c’était la première qui fût jamais sortie de la bouche de son frère ; il sourit.


Fin du Tome second



  1. Note Wikisource : le texte latin est prévu pour être lu en regard du texte français du chapitre XXIII. Pour des raisons techniques liées à l’export epub, il n’est malheureusement pas possible d’afficher les deux textes vis-à-vis.
  2. On soupçonne quelquefois les historiens de donner leurs idées pour celles des autres. — On va même jusqu’à les accuser de citer des pièces qui n’existent pas. Je veux éviter qu’on puisse me faire un pareil reproche et c’est pourquoi je fais imprimer ici le texte original de l’excommunication que je rapporte. J’en ai bien de l’obligation à messieurs du chapitre de Rochester. Je suis reconnoissant, et je leur prêterai, s’ils le veulent, en retour, quelques-uns des sermons de Yorick. Ils n’y perdront pas.