Vie et opinions de Tristram Shandy/3/1
Chez Jean-François Bastien, (Tome troisième. Tome quatrième, p. 1-9).
LIVRE III
CHAPITRE PREMIER.
L’embarras du choix.
Ces dissertations subtiles et savantes avoient charmé mon père ; et cependant, à proprement parler, elles n’avoient fait que verser du baume sur sa blessure. — Son attente se trouvoit trompée. — La tache du nom de Tristram restoit indélébile ; — et quand mon père fut de retour chez lui, le poids de ses maux lui parut plus insupportable qu’auparavant. C’est ce qui arrive toujours quand la ressource sur laquelle nous avions compté nous échappe.
Il devint pensif. — Il sortit, et se promena d’un air agité le long de son canal ; il rabattit son chapeau sur ses yeux, il soupira beaucoup, mais sans laisser éclater son ressentiment ; — et comme, suivant Hippocrate, les étincelles rapides de la colère favorisent singulièrement la digestion et la transpiration, et qu’il est, par conséquent, infiniment dangereux d’en arrêter l’explosion, — mon père, pour avoir contenu la sienne, seroit infailliblement tombé malade, si, dans ce moment critique, il ne lui étoit survenu une diversion, qui détourna ses idées et rétablit sa santé. — Cette diversion étoit un nouvel embarras, et ce nouvel embarras étoit occasionné par un legs de mille livres sterlings que lui laissoit ma tante Dinach.
Mon père n’eut pas sitôt achevé la lettre qui lui en apportoit la nouvelle, qu’il se mit à se creuser et à se tourmenter l’esprit, pour trouver à son legs l’emploi le plus avantageux et le plus honorable pour sa famille. — Cent cinquante projets, plus bizarres les uns que les autres, lui passèrent par la cervelle. — Il vouloit faire ceci, et puis cela, et puis cela encore. — Il vouloit aller à Rome ; — il vouloit plaider. — « Non, disoit-il, j’acheterai des effets publics, — ou j’acheterai la ferme de John Hobson ; — ou plutôt, il faut que je rebâtisse la façade de mon château, et que j’ajoute une aile à celle qui y est déjà. — Cependant voici un beau moulin à eau de ce côté, si je construisois au-delà de la rivière un beau moulin à vent, que je verrois tourner de mes fenêtres : — mais il faut, — il faut avant tout, que j’ajoute le grand Oxmoor à mon enclos, et que je fasse partir mon fils Robert pour ses voyages. »
Malheureusement la somme étoit bornée, et ses projets ne l’étoient pas. — Ne pouvant tout exécuter, il falloit choisir. — De tous les projets qui s’offroient à lui, les deux derniers sembloient lui tenir le plus au cœur ; et il s’y seroit infailliblement arrêté, s’il eût pu les embrasser tous deux à-la-fois : mais le petit inconvénient que j’ai déjà fait entendre, l’obligeait à se décider pour l’un ou pour l’autre.
C’est ce qui n’étoit pas facile.
Mon père, à la vérité, avoit depuis longtemps reconnu la nécessité indispensable de faire voyager mon frère Robert. — Il avoit même destiné à cette dépense les premiers fonds qui lui rentreroient des actions qu’il avoit dans l’affaire du Mississipi.
Mais Oxmoor étoit une commune si belle, si vaste, si bien située ! — une commune qui ne demandoit qu’à être défrichée et desséchée ! — qui touchoit au domaine des Shandy, sur laquelle même nous avions quelque espèce de droits ! une commune enfin que depuis long-temps mon père avoit résolu de tourner à son profit de manière ou d’autre !
Comme jusques-là rien ne l’avoit mis dans la nécessité de justifier l’ancienneté ou la justice de ses droits, mon père, en homme sage, en avoit toujours renvoyé la discussion au premier moment favorable. — Mais ce moment étoit arrivé ; et les deux projets favoris de mon père, Oxmoor et les voyages de mon frère, se présentant à-la-fois, ce n’étoit pas une petite affaire que de savoir auquel donner la préférence. —
Ce que je vais dire paroîtra ridicule ; mais la chose étoit ainsi.
Nous avions dans la famille une coutume si ancienne, qu’elle étoit presque passée en loi. Le fils aîné de la maison, avant son mariage, avoit la liberté de partir, d’aller et de revenir à son gré d’un bout de l’Europe à l’autre. — Ce n’étoit pas seulement pour s’instruire, ou pour fortifier sa santé par le changement d’air ; — c’étoit pour satisfaire sa fantaisie, — pour rapporter un plumet à son chapeau : que sais-je ? Tantum valet, disoit mon père, quantum sonat. C’est l’opinion qui met le prix à tout.
Il n’y avoit rien dans cet usage qui pût choquer la raison ou les bonnes mœurs ; — et priver mon frère de son droit d’aînesse, — l’en priver sans motif suffisant, — et, par-là, en faire un exemple du premier Shandy qui n’auroit pas été roulé dans sa chaise de poste par toute l’Europe, uniquement parce qu’il étoit un peu bête, c’eût été le traiter dix fois pis que n’auroit fait un Turc.
D’ailleurs l’affaire d’Oxmoor n’étoit pas sans difficulté.
La seule acquisition étoit un objet de plus de huit cents guinées ; et ce n’étoit pas tout. Ce bien avoit été quinze ans auparavant l’occasion d’un procès, qui avoit coûté à la famille huit cents autres guinées, sans compter la peine et le tourment.
Ajoutez à ces raisons que cette commune si belle, si attrayante, avoit été jusques-là honteusement négligée. — Malgré son voisinage de Shandy, — malgré le droit que chacun avoit de s’en occuper, comme d’un bien qui, n’étant à personne, appartenoit nécessairement à tout le monde, cette pauvre commune avoit été tellement abandonnée, qu’il y avoit, disoit Obadiah, de quoi faire saigner le cœur d’un galant homme, qui en auroit connu la valeur, et qui se seroit seulement promené sur ce malheureux terrein.
À dire vrai, personne n’en étoit directement responsable ; et mon père auroit vu la chose avec indifférence, et ne se serait jamais occupé d’Oxmoor, sans ce maudit procès qui s’éleva à cause de ses limites, et qui lui fit prendre (sinon pour son intérêt, du moins pour son honneur) la ferme résolution d’acquérir cette portion de domaine, sitôt que l’occasion s’en présenteroit ; et l’occasion en étoit venue, ou jamais.
Cette parité de raisons et d’avantages dans les deux plus importans projets de mon père, étoit certainement marquée au coin du guignon. — Mon père avoit beau les peser ensemble, puis séparément, — sous toutes leurs faces, et sous tous leurs rapports, — consacrant des heures entières à des calculs pénibles, — se livrant à la méditation la plus abstraite, — lisant un jour des ouvrages d’agriculture, et des voyages le lendemain, — se dépouillant de tout système et de toute passion, — se consultant chaque jour avec mon oncle Tobie, — argumentant avec Yorick, — et résumant toute l’affaire d’Oxmoor avec Obadiah ; — rien au bout du compte ne paroissoit si décidément en faveur de l’un, qui ne fût également en faveur de l’autre ; les meilleurs argumens pouvoient s’appliquer à tous deux ; les considérations étoient les mêmes des deux côtés ; et les balances restoient dans un fatal équilibre.
On ne pouvoit, par exemple, s’empêcher de convenir avec Obadiah que la commune d’Oxmoor, avec des soins bien entendus, et entre les mains de certaines gens, feroit certainement dans le monde une toute autre figure que celle qu’elle y avoit jamais faite, et qu’elle y feroit jamais, si on la laissoit à elle-même. — Mais ces mêmes raisons n’étoient-elles pas strictement applicables à mon frère Robert ?
À l’égard de l’intérêt, la question, je l’avoue, ne paroissoit pas si indécise au premier coup d’œil. En effet, toutes les fois que mon père prenoit la plume, et calculoit l’unique dépense de brûler, fossoyer et enclorre Oxmoor, et qu’il comparoit cette dépense au profit certain qu’il en retiroit, — le profit grossissoit tellement sous sa main, que vous auriez juré que toute autre considération alloit disparoître. — Il étoit clair qu’il recueillerait, dès la première année, au moins cent mesures de raves à vingt livres, — une excellente récolte de froment l’année suivante ; — et l’année d’après, cent (pour ne rien exagérer), mais, suivant toute vraisemblance, cent cinquante, sinon deux cents quartauts de poids et de fèves, — et ensuite des patates sans fin. — Mais alors, venant à penser que, pour manger des patates, il falloit se résoudre à laisser mon frère sans éducation, sa tête se troubloit derechef ; et finalement le vieux gentilhomme étoit dans un tel état d’embarras, d’indécision et d’incertitude, comme il l’a souvent déclaré à mon oncle Tobie, qu’il ne savoit, non plus que ses talons, ce qu’il avoit à faire. —
Il faut l’avoir éprouvé, pour concevoir quel tourment c’est pour un homme, de se sentir ainsi tiraillé par deux projets, tous deux également pressans, et tous deux entièrement opposés. — Car sans compter le ravage qui en résulte nécessairement dans tout le système des nerfs, desquels la fonction, comme vous savez, est de conduire les esprits animaux, et les sucs les plus subtils, du cœur à la tête, et de la tête au cœur, — on ne sauroit croire l’effet prodigieux qu’une lutte si terrible opère sur les parties plus solides et plus grossières, détruisant l’embonpoint, et anéantissant les forces du malheureux, qui flotte ainsi entre deux projets qui le contrarient.
Mon père auroit infailliblement succombé sous ce malheur, comme il avoit pensé faire sous celui de mon nom de baptême, sans un nouvel accident qui vint heureusement à son secours. — Ce fut la mort de mon frère Robert.
Qu’est-ce, grands dieux ! que la vie d’un homme ? Une agitation perpétuelle ! — un passage continuel d’un chagrin à un autre ! — Munissez-vous contre un malheur, vous restez en prise à mille autres.