Vie et opinions de Tristram Shandy/2/102

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 277-283).



CHAPITRE CII.

Solution.


La décision que je viens de rapporter, reprit Kysarchius, paroît fort opposée à toutes les idées reçues.

Certainement ! dit mon père.

Cependant elle est fondée sur la plus saine raison.

Je ne l’aurois pas cru, dit mon oncle Tobie.

Oh ! reprit Kysarchius, il y a comme cela une foule de choses qui ne se croient pas d’abord. Mais celle-ci n’est plus équivoque depuis le fameux testament du duc de Suffolk.

Cité par Brook, dit Triptolême.

Oui.

Et dont le lord Coke fait mention, dit Didius.

Précisément. Swinburgn le rapporte aussi, dit Gastriphères.

Voici le fait.

C’étoit sous le règne d’Edouard VI. Le duc de Suffolk eut deux enfans, un garçon et une fille. Le fils étoit d’une mère, et la fille d’une autre.

Le pere mourut, et laissa tous ses biens à son fils par testament.

Le fils mourut aussi, et il mourut sans femme, sans enfans, sans testament, ou si vous l’aimez mieux, ab intestat.

Cela est égal, dit Phutatorius.

Égal, soit, reprit Kysarchius ; mais il y a des personnes, qui, en matière de discussion, préfèrent le langage consacré à la chose.

Le fils mourut donc sans testament. Sa sœur, et l’on vient de remarquer qu’elle n’étoit que sa sœur de père.

Consanguine, dit Phutatorius.

Oh ! ma foi, je vous laisserai dire la chose à vous-même, si vous voulez ainsi m’interrompre.

Cette sœur étoit vivante, et elle étoit de la première femme.

La duchesse de Suffolk s’empara des effets de son fils.

Elle paroissoit fondée sur cette loi de Henri VIII, qui porte que si quelqu’un meurt sans enfans, et ab intestat, la propriété de ses biens passe à son plus proche parent. —

Sur cela procès. La fille se pourvut devant le juge ecclésiastique.

Là, elle allégua, 1o. qu’elle étoit la plus proche parente du défunt.

2o. Que la mère du défunt n’étoit ni parente, ni alliée à son fils mort.

La nouveauté de ces propositions parut d’abord fort étrange.

Mais plus elles semblèrent extraordinaires, et plus elles excitèrent la curiosité.

Alors on consulta de tous côtés des avocats. On fouilla dans toutes les archives, on lut des Chartres, on feuilleta les commentateurs, les glossateurs, les annotateurs, les casuistes, etc.

Et le tout bien considéré, le consistoire de Cantorbery et celui d’Yorck décidèrent que la mère n’avoit rien à prétendre. —

Mais, dit mon oncle Tobie, que répondait la duchesse de Suffolk ?

Elle répondoit que… que… cette question étoit toute simple : mais toute simple qu’elle étoit, elle déconcerta Kysarchius ; et sans Triptolême, qui prit la parole, il ne seroit pas sorti d’embarras.

Les choses descendent et ne remontent point, dit celui-ci. C’est un axiome de droit.

Les enfans, reprit Triptolême, sont du sang de leur père et de leur mère ; c’est une vérité qu’on ne peut nier : mais le père et la mère ne sont pas du sang de leurs enfans ; c’est une autre vérité. Les enfans sont procréés ; mais ils ne procréent pas. En deux mots, liberi sunt de sanguine patris et matris ; sed pater et mater non sunt de sanguine liberorum. Or.....

Fort bien, dit Didius. Mais votre argument prouve trop : il s’ensuivroit que le père ne seroit pas plus parent de son fils que la mère.

Mais, reprit Triptolême, ignorez-vous donc que c’est la meilleure opinion ? Le père, la mère, le fils sont trois individus : mais il ne font qu’une chair, una caro. Ergò, il ne peut y avoir de parenté.

Vous poussez encore l’argument trop loin, repartit Didius.

Oh ! oh ! dit Triptolême.

Oui, trop loin, beaucoup trop loin. Vous avouerez qu’il n’y a rien dans la nature qui empêche un homme d’avoir un enfant de sa grand-mère. Supposons maintenant que cet enfant soit une fille…

Mais qui diable s’avisa jamais de coucher avec sa grand-mère ? s’écria Kysarchius.

Qui ?… Parbleu ! il ne faut pas aller si loin, reprit Didius. Ne connoissez-vous donc pas ce jeune homme dont parle Selden ?

Ma foi, cela est vrai ! s’écria Gastriphères. Il y songea.

Il y songea ?… Il fit bien plus que d’y songer.

Plus ?… C’est ce que Selden ne dit pas.

Non, il ne le dit pas, mais il dit qu’il cita à son père la loi du talion pour justifier son dessein. Vous couchez, disoit-il, avec ma mère : pourquoi ne coucherois-je pas avec la vôtre ? Cet argument n’étoit, à la vérité, qu’un argumentum commune.

Ma foi ! dit Eugène, il étoit bon pour eux, et Eugène prit son chapeau et défila.

Gastriphères prit aussi le sien, et défila.

Phutatorius, sa main où l’on sait, prit aussi son chapeau et défila.

Somnolentius, Triptolême, Argalastes, Kysarchius prirent aussi leurs chapeaux, et défilèrent.

Défilons donc aussi, dit mon oncle Tobie.

Et tout aussitôt mon père et Yorick défilèrent, mon oncle Tobie à la tête.

Les chevaux se trouvèrent prêts dans un instant.

Mon oncle Tobie, à l’aide d’Yorick, alloit se jucher sur le sien.

Mais dites-moi, je vous prie, Yorick, ce que ces messieurs ont décidé sur le nom de baptême de mon filleul ? Il me semble que je ne l’ai pas bien conçu.

Je le crois, dit Yorick. Les choses ne se décident pas ainsi à la guerre. Vous autres militaires, vous avez des lois claires, précises.

Très-claires.

Et nous aussi, pourvu qu’on les interprête. C’est ce que ces messieurs ont fait avec une habileté digne des plus grands éloges.

Mais enfin qu’ont-ils dit ?

Des choses très-satisfaisantes. Le nom restera, parce que personne ne peut s’en plaindre.

Comment cela ? Mais ma sœur, mon frère ?…

Ils ont décidé que madame Shandy n’étoit pas même parente de votre filleul.

Après ?….

Vous savez que le côté maternel est le côté le plus sûr.

Oui.

Eh bien ! je vous laisse à penser ce que monsieur Shandy peut être à votre filleul. Entre nous il n’est pas plus son parent que moi.

Cela pourroit bien être, dit mon père en remuant la tête, et qui avoit entendu ce discours.

Et moi, dit mon oncle Tobie, je suis d’avis, quoi qu’en disent ces messieurs, qu’il y avoit une espèce de consanguinité entre la duchesse de Suffolk et son fils.

Le public le croit comme vous ; mais le public est un sot, et les savans sont des savans.

D’accord : mais les savans font une partie du public, reprit mon oncle Tobie.

Mon père crut voir une pointe dans cette réflexion de mon oncle Tobie. Il détestoit les pointes ; mais c’était la première qui fût jamais sortie de la bouche de son frère ; il sourit.


Fin du Tome second