Vie et opinions de Tristram Shandy/3/12

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 52-56).


CHAPITRE XII.

Trim achève.


Ou Suzanne, dont l’amour-propre s’étoit senti un peu choqué, rompit la chaîne des idées du caporal, en retirant ainsi brusquement sa main de dessus son épaule. —

Ou le caporal commença à soupçonner qu’il avoit été sur les brisées du docteur, et qu’il avoit parlé plutôt comme un chapelain que comme un soldat. —

Ou bien… ou bien… car dans de semblables cas, avec un peu d’esprit et d’invention, on pourroit aisément remplir dix pages de suppositions. — Que les physiologistes ou tous autres curieux déterminent, s’ils le peuvent, quelle en fut la véritable cause ; — il n’en est pas moins certain que le caporal reprit ainsi sa harangue :

« Quant à moi, je déclare qu’en rase campagne je me ris de la mort. Dieu me damne ! ajouta le caporal, en faisant craquer ses doigts, mais avec un air que lui seul pouvoit donner au sentiment, — un jour de bataille, je ne m’en soucie non plus que de cela. — Pourvu toutefois qu’elle ne me prenne pas en traître, comme ce pauvre Gibbons, qui fut tué en lavant son fusil. — Qu’est-ce en effet que la mort ? Une détente lâchée, — un pouce ou deux de bayonnette dans le poumon ou dans le cœur ; — tout cela revient au même.

» Regardez le long de la ligne, — à main droite, — voyez : — le coup part, — Richard tombe ; — non, c’est Jacques : — eh bien, s’il est mort, il ne souffre plus. — Mais qu’importe lequel ? Daigne-t-on s’en informer en marchant à l’ennemi ? — Que dis-je ? dans la chaleur de la poursuite, on ne sent pas même le coup qui donne la mort. — La mort ! il ne s’agit que de la braver. Celui qui la fuit court dix fois plus de danger que celui qui va au-devant d’elle. Cent fois je l’ai vue en face, ajouta le caporal, et je sais ce que C’est. — Dans un champ de bataille, Obadiah, en vérité, ce n’est rien. — Mais au logis, dit Obadiah, elle a une laide mine. — Pour moi, dit le cocher, je n’y pense jamais quand je suis sur mon siége. — À mon avis, dit Suzanne, c’est au lit qu’elle est la plus naturelle. — Si elle étoit là, dit Trim, et que pour lui échapper, il fallût me fourrer dans le plus chétif havresac qu’un soldat ait jamais porté, je le ferois tout à l’heure ; mais cela est dans la nature. »

« La nature est la nature, dit Jonathan. — Et c’est ce qui fait, s’écria Suzanne, que j’ai tant de pitié de ma pauvre maîtresse. — Elle n’en reviendra jamais. — Moi, dit le caporal, de toute la maison, c’est le capitaine que je plains davantage. — Madame soulagera sa douleur en pleurant, et monsieur à force d’en parler. — Mais mon pauvre maître, il gardera tout pour lui en silence. Je l’entendrai soupirer dans son lit pendant un mois entier, comme il fit pour le lieutenant le Fevre. — Si j’osois représenter à monsieur qu’il s’afflige trop, et qu’il devroit se faire une raison. — C’est plus fort que moi, Trim, dira mon maître. C’est un accident si triste ; je ne saurois l’ôter de là, dira-t-il en montrant son cœur. — Mais monsieur cependant ne craint pas la mort pour lui-même ? — J’espère, Trim, répondra-t-il vivement, que je ne crains rien au monde que de faire le mal. — Eh bien ! ajoutera-t-il, quelque chose qui arrive, j’aurois soin du fils de le Fevre. — Et avec cette pensée, comme avec une potion calmante, monsieur s’endormira. »

J’aime à entendre les histoires de Trim sur le capitaine, dit Suzanne. — C’est bien le gentilhomme du meilleur cœur et du meilleur naturel qu’il y ait au monde, dit Obadiah. — « Oui, sans doute, dit le caporal ; et aussi brave qu’on en ait jamais vu à la tête d’un peloton. — Jamais le roi n’a eu un meilleur officier, ni Dieu un meilleur serviteur. — Il marcheroit sur la bouche d’un canon, quand il verroit la mêche allumée, prête à mettre le feu. — Eh bien, ôtez-le de-là, ce même homme est doux comme un enfant, il ne voudroit pas faire de mal à un poulet. »

J’aimerois mieux, dit Jonathan, mener ce gentilhomme-là pour sept livres sterlings par an, que tout autre pour huit. — « Grand merci pour les vingt schelings, Jonathan. — Oui, Jonathan, ajouta le caporal, en lui secouant la main, c’est comme si tu avois mis cet argent dans ma poche. Pour mon compte, je le servirois sans gages jusqu’au jour de ma mort, et je lui dois bien cette marque d’attachement. — Ô le bon maître ! il est pour moi comme un ami, comme un frère ; — et si j’étois sûr que mon pauvre frère Tom mourût, ajouta le caporal en tirant son mouchoir, — quand j’aurois dix mille livres sterlings, je les laisserais au capitaine jusqu’au dernier scheling. »

Trim ne put retenir ses larmes en donnant à son maître cette preuve testamentaire de son affection. — Toute la cuisine fut émue.

— Conte-nous l’histoire du pauvre lieutenant, dit Suzanne. — De tout mon cœur, dit le caporal.

Suzanne, la cuisinière, Jonathan, Obadiah et le caporal Trim, formèrent un cercle autour du feu ; et aussitôt que le marmiton eut fermé la porte de la cuisine, le caporal commença en ces termes.