Vie et opinions de Tristram Shandy/3/13

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 56-57).



CHAPITRE XIII.

Je reviens à ma mère.


Que je sois pendu, si je n’ai pas oublié, ma mère autant que si je n’en avois jamais eu, et que la nature m’eût jeté en moule, et m’eût déposé tout nu sur les bords du Nil !

Ma foi, madame (c’est à la nature que je parle) — si c’est vous qui m’avez façonné, il n’y a pas de quoi vous vanter. — Je suis fâché de la peine que vous avez prise ; mais vous avez commis bien des gaucheries, — et par devant et par derrière, et par dedans et par dehors.

Comment, Tristram ! et cette disposition d’esprit qui te porte à n’être étonné de rien ! — À la bonne heure, je vous la passe. —

Et cette défiance modeste et habituelle de ton propre jugement, qui fait que tu ne t’échauffes jamais, au moins pour des sujets qui n’en valent pas la peine ! — Oh ! pour mon jugement, il m’a si souvent trompé, que je serois un sot de me fier à lui. —

Et cet amour, ce respect pour la vérité, qui te conduiroit au bout du monde pour la retrouver, quand tu crois l’avoir perdue ! — Oui, j’aime la vérité ; mais je hais encore plus la dispute. — Et si cette vérité n’intéresse ni la religion ni la société, j’aime mieux l’abandonner lâchement, et souscrire aux opinions les plus extravagantes, que d’entrer en lice pour les attaquer. —

D’ailleurs, je crains le mal par-dessus tout ; — et il n’y a pas d’opinion si sacrée, que je voulusse me laisser égratigner pour elle. Aussi me suis-je de tout temps promis de ne jamais m’enrôler dans aucune armée de martyrs, soit que l’on en lève une nouvelle, soit que l’on se contente de recruter l’ancienne.

Mais il est temps que je retire ma mère de l’attitude pénible où je l’ai laissée.