Vie et opinions de Tristram Shandy/3/18

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 66-72).



CHAPITRE XVIII.

Avis aux Écrivains.


Après que l’ordre eut été un peu rétabli dans la famille, et que Suzanne eut été mise en possession de sa robe de satin vert, — la première chose qui vint à l’esprit de mon père, fut de prendre la plume, à l’exemple de Xénophon, et de composer une Tristrapédie, ou système d’éducation pour moi. — Il s’agissoit de rassembler toutes ses idées éparses, ses connoissances, ses principes, et d’en faire un corps d’instruction qui pût embrasser toutes les différentes époques de mon enfance.

J’étois le dernier rejeton de mon père. — Il avoit, à son compte, perdu mon frère Robert en entier, et moi aux trois quarts ; — c’est-à-dire, qu’il avoit été malheureux à mon égard dans les trois choses les plus essentielles. — Conception interrompue par une sotte question de ma mère, — nez coupé par la mal-adresse du docteur Slop, — nom de baptême tronqué par l’imbécillité de Suzanne. — Il ne restoit à mon père d’autre ressource que celle de mon éducation ; — aussi s’y adonna-t-il avec autant de zèle que mon oncle Tobie en eût jamais mis à sa doctrine des projectiles ; mais il y avoit entre eux une grande différence. — Mon oncle Tobie avoit tout appris de Nicolas Tartaglia ; mon père n’avoit pas de maître ; il tiroit tout de son propre fonds ; — ou, s’il empruntoit quelque chose des autres, il se donnoit tant de peine pour le tourner et le retourner, jusqu’à ce qu’il devînt propre à son usage, que c’étoit presque le même embarras pour lui.

Mon père y travailla pendant trois ans et plus ; et, au bout de ce temps, il étoit à peine parvenu à la moitié de l’ouvrage. — Comme tous les écrivains, il rencontra des difficultés. Il s’étoit d’abord flatté qu’il pourroit rassembler et faire relier tout ce qu’il avoit à dire dans un seul volume, assez petit pour être pendu au trousseau de ma mère parmi ses clefs : — la matière s’étendoit, grossissoit sous sa main… Qu’aucun homme ne dise en s’asseyant à son bureau : Je vais écrire un in-12.

Mon père cependant s’y livra tout entier, et avec un zèle infatigable ; — composant, méditant, travaillant chaque ligne et chaque mot avec autant de précaution et de circonspection (quoique non pas peut-être par un principe si religieux) que Jean de la Casa, cet archevêque de Bénévent, qui passa quarante ans de sa vie à composer sa Galathée, laquelle Galathée, au bout de ce temps, n’avoit pas la moitié de volume et d’épaisseur du Messager boiteux. —

À moins d’être comme moi dans le secret, on ne devineroit jamais comment ce saint homme put y employer tant de temps ; — hors qu’il n’en passât la plus grande partie à peigner ses moustaches, ou à jouer à la prime avec son chapelain. — Mais je veux le dire à la face de l’univers, je veux expliquer la méthode de Jean de la Casa ; — ne fût-ce que pour l’encouragement du petit nombre d’auteurs, qui écrivent pour la gloire plus que pour l’argent.

J’avoue, monsieur, que si Jean de la Casa, (dont j’honore et respecte infiniment la mémoire au dépit de sa Galathée), n’eût été qu’un clerc obscur, d’un génie étroit, d’un esprit lourd, qu’un homme médiocre enfin, — lui et sa Galathée auroient pu rouler ensemble pendant neuf cents soixante-cinq ans, ce qui, je crois, est l’âge que vécut Mathusalem, — je n’aurois pas pris la peine de relever ce phénomène.

Mais, monsieur, Jean de la Casa n’étoit rien moins qu’un homme médiocre. Il avoit un génie facile, un esprit élégant, une imagination riche. — Mais avec tous ces grands avantages qu’il avoit reçus de la nature, et qui devoient l’encourager à poursuivre sa Galathée, croiriez vous, monsieur, que le jour le plus long de l’été lui suffisoit à peine pour en écrire une ligne et demie. — Oh ! dites-vous, c’est abuser de la patience des gens.

Non, monsieur, voici le fait.

Monseigneur l’archevêque de Bénévent s’étoit mis dans la tête que les premières idées de tout chrétien qui se mêloit d’écrire, non pas pour son amusement particulier, mais avec le projet de donner son ouvrage au public, étoient toujours une suggestion du diable. — C’étoit-là le sort des écrivains ordinaires. Mais quand cet écrivain se trouvoit être un personnage important, un homme revêtu d’un caractère vénérable, soit dans l’église, soit dans l’état, — « alors, disoit l’archevêque de Bénévent, du moment qu’il prend la plume, tous les diables de l’enfer sortent de leurs cachots pour venir le tenter ; — ils tiennent leurs assises autour de lui ; — il n’a plus une pensée dont il puisse être assuré : elles sont toutes l’ouvrage du démon. — Elles ont beau lui paroître bonnes, excellentes même, il n’importe. — Quelque forme qu’elles prennent, c’est toujours quelque suggestion diabolique, contre laquelle il doit se tenir en garde. — Oui, s’écrioit l’archevêque, la vie d’un auteur, quoiqu’il se persuade peut-être le contraire, doit se passer à combattre plus qu’à écrire ; et son noviciat est le même que celui d’un guerrier. — La mesure de leur résistance est, pour l’un comme pour l’autre, la mesure de leur talent. »

Cette théorie lumineuse de Jean de la Casa transportoit mon père ; et s’il avoit pu l’accorder entièrement avec sa croyance, je ne doute point qu’il n’eût donné de grand cœur les dix meilleurs arpens de son domaine de Shandy pour en avoir été l’inventeur. — J’expliquerai quelque jour, en parlant des opinions religieuses de mon père, jusqu’à quel point il croyoit au diable. — Pour le moment, il suffit de dire que, n’ayant pas cet honneur-là, dans le sens littéral de la doctrine reçue, il se contentoit d’en prendre l’allégorie. Il disoit souvent, surtout lorsque sa plume étoit un peu paresseuse, qu’il y avoit autant de sens, de vérité et de connoissance cachées dans la parabole de Jean de la Casa, que dans aucune des fictions poëtiques, ou des annales mystérieuses de l’antiquité.

« Le diable, disoit-il, n’est autre chose que le préjugé : la quantité de préjugés que nous suçons avec le lait de nos mères, voilà, frère Tobie, les diables qui rodent autour de nous, qui président à nos veilles ; et si un écrivain s’abandonne lâchement à leur impulsion, que sortira-t-il de sa plume ? — Rien, s’écrioit-il, en jetant la sienne avec colère, — rien que le résultat trivial du caquet des nourrices, et des absurdités de toutes les bonnes femmes (je dis des deux sexes), dont le royaume est peuplé. »

Je n’entreprendrai pas de donner une meilleure raison de la lenteur avec laquelle mon père avançoit sa Tristrapédie. J’ai déjà dit qu’après trois ans et plus d’un travail opiniâtre, il en étoit à peine à la moitié. Ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que, pendant tout ce temps, je fus négligé, et entièrement abandonné à ma mère ; et ce qui n’étoit pas un moindre inconvénient, c’est que la première partie de l’ouvrage, qui étoit la plus soignée, et à laquelle mon père avoit pris le plus de peine, devenoit absolument perdue pour moi. — Chaque jour, chaque heure en rendoit une ou deux pages inutiles.

Ce fut certainement pour rabaisser l’orgueil de l’humaine sagesse, que la Providence permit qu’un des plus sages d’entre les hommes s’abusât ainsi lui-même, et manquât son but en le poursuivant trop vivement.

Quoi qu’il en soit, mon père multiplia tellement ses actes de résistance ; ou, pour parler autrement, il avança si lentement dans son ouvrage, et je me mis à vivre et à croître si vîte, que je l’aurois laissé tout-à-fait derrière moi, et que son instruction eût été perdue pour la génération à laquelle il l’avoit destinée, sans un petit accident, que je ne veux pas cacher un seul moment au lecteur, si je peux trouver le moyen de le raconter avec décence.