Vie et opinions de Tristram Shandy/3/22

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 77-78).



CHAPITRE XXII.

Procédé généreux.


En fabriquant son artillerie, le caporal s’étoit bien gardé de confier son secret à personne ; ainsi il lui étoit facile de se tirer d’affaire sans se compromettre, et de laisser supporter à Suzanne, comme elle pourroit, tout le poids de la chûte de ce maudit châssis. Mais le vrai courage est trop au-dessus de cette lâche politique. — Le caporal, soit comme général, soit comme contrôleur d’artillerie, étoit la véritable origine du mal ; il pensoit que, sans lui, jamais l’accident ne seroit arrivé, du moins de la façon de Suzanne. — Comment vous seriez-vous conduit, monsieur l’abbé ? — Le caporal se décida sur-le-champ, non pas à se mettre à l’abri derrière Suzanne, mais à lui en servir lui-même ; et avec résolution dans l’ame, il marcha droit au sallon, pour exposer toute cette manœuvre devant mon oncle Tobie.

Mon oncle Tobie venoit précisément de raconter à Yorick les détails de la bataille de Steinkerqne, et de l’étrange conduite du comte de Solme, qui fit faire halte à l’infanterie, et fit marcher la cavalerie dans un terrein où elle ne pouvoit agir ; ce qui étoit directement contraire à l’ordre du roi, et fut cause de la perte de cette journée.

Il y a quelques familles où tous les incidens se trouvent liés entr’eux si naturellement, que leur enchaînement, va presque au-delà de l’invention d’un écrivain dramatique. — Je ne parle pas des dramatiques modernes.

Trim posa son premier doigt à plat sur la table, puis en le frappant à angle droit avec le tranchant de son autre main, il trouva moyen de raconter mon histoire, de manière que les prêtres et les vierges auroient pu l’écouter sans rougir. — Après quoi le dialogue continua comme il suit.