Vie et opinions de Tristram Shandy/3/21

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 75-77).



CHAPITRE XXI.

À qui la faute ?


N’est-ce pas une honte, Trim, disoit un jour mon oncle Tobie, en s’appuyant sur l’épaule du caporal, comme ils étoient à visiter leurs ouvrages, — que nous n’ayons pas deux pièces de campagne à monter dans la gorge de cette nouvelle redoute ? — elles assureroient toute la longueur des lignes, et rendroient de ce côté l’attaque tout-à-fait complète. — Ne pourrois-tu, Trim, m’en faire fondre une couple ? —

» — Monsieur les aura, répliqua Trim, avant qu’il soit demain. » —

C’étoit la joie du cœur de Trim, (et jamais sa fertile tête ne manqua d’expédiens pour y parvenir) ; — c’étoit, dis-je, la joie de son cœur, de satisfaire les moindres fantaisies de mon oncle Tobie, et celles surtout qui étoient relatives à ses siéges et à ses campagnes. Eût-ce été son dernier écu, Trim en auroit fait joyeusement le sacrifice pour prévenir un seul désir de son maître. Déjà en rognant le bout des tuyaux de mon oncle Tobie, — hachant et ciselant les bords de ses gouttières de plomb, — fondant son plat à barbe d’étain, montant enfin, comme Louis XIV, jusques sur les clochers, pour épargner le trésor public, — déjà, dis-je, cette même campagne, le caporal avoit établi huit nouvelles batteries de canon, sans compter deux demi-coulevrines. — Mais mon oncle Tobie demande encore deux pièces de campagne pour la redoute. Trim a promis de les fournir ; que fera-t-il ? Toutes ces ressources sont-elles épuisées ?

Non, il prendra les deux contre-poids de plomb, qui suspendent et soutiennent le châssis de la fenêtre de la chambre de la nourrice ; et comme, les contrepoids étant ôtés, les poulies ne servent plus à rien, il s’en emparera aussi, et il en fabriquera une paire de roues pour un de ses affûts.

Il y avoit long-temps que le caporal avoit démantelé toutes les fenêtres de la maison de mon oncle Tobie pour le même objet, mais non pas toujours dans le même ordre ; car quelquefois il avoit eu besoin des poulies et non du plomb : — alors il commençoit par les poulies. Celles-ci ôtées, le plomb devenoit inutile ; et c’étoit autant de pris et de fondu.

On pourroit tirer de-là une belle et grande morale ; mais je n’en ai pas le temps. C’est assez de dire que, de quelque façon que la démolition commençât, elle étoit également fatale à la fenêtre.