Vie et opinions de Tristram Shandy/3/26

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 84).



CHAPITRE XXVI.

Chacun a sa marotte.


En vain j’ai fait de mon père vingt portraits différens. — En vain je l’ai représenté sous toutes sortes de formes et d’attitudes. — Vous n’êtes pas encore, monsieur, et vous ne serez jamais en état de prévoir ce que mon père pourra penser, dire ou faire, à chaque nouvelle circonstance. — Il y avoit en lui tant de bizarrerie ; sa manière étoit si imprévue, si peu calculée, qu’il venoit toujours à bout de confondre vos plus sages combinaisons.

À dire vrai, le sentier qu’il suivoit étoit si éloigné du chemin battu, qu’il ne voyoit rien comme les autres hommes. — Tout s’offroit à lui sous une forme et sous une face nouvelle. — Les objets n’étoient plus les mêmes. — En un mot, il les considéroit différemment.

C’est ce qui fait que ma chère Jenny et moi (aussi-bien que tant d’autres qui ont été avant nous, et que tant d’autres qui seront après) avons sans cesse des disputes interminables sur rien. — Elle regarde une chose par un côté ; je la regarde par un autre ; et nous ne pouvons jamais nous entendre.