Vie et opinions de Tristram Shandy/3/49

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 132-135).



CHAPITRE XLIX.

Qualités d’un Gouverneur.


« Vous voyez, dit mon père, s’adressant à-la-fois à mon oncle Tobie et à Yorick, qu’il est temps de retirer Tristram des mains des femmes, et de le mettre dans celles d’un gouverneur.

» Il s’agit surtout d’en choisir un bon. Antonin en prit quatorze à-la-fois pour surveiller l’éducation de son fils Commode ; et, en moins de six semaines, il en congédia cinq. Je sais très-bien, continua mon père, que la mère de Commode aimoit un gladiateur au temps où elle conçut ; et c’est ce qui explique en grande partie les cruautés de Commode, quand il devint empereur. — Mais je n’en suis pas moins persuadé qu’il dut la férocité de son caractère à ces cinq gouverneurs, qui, dans le peu de temps qu’ils passèrent auprès de lui, lui donnèrent de plus mauvais principes, que les neuf autres n’en purent réformer dans la suite.

» Lorsque j’envisage la personne que je mettrai auprès de mon fils, comme un miroir dans lequel il doit se regarder du matin au soir, comme le modèle sur lequel il doit régler son maintien, ses mœurs, et peut-être les plus secrets sentimens de son cœur, — je voudrois, Yorick, s’il étoit possible, en trouver un qui fût accompli de tout point, et tel que mon fils trouvât toujours à profiter avec lui. » — Mais vraiment, dit en lui-même mon oncle Tobie, voilà qui est de fort bon sens.

« Il y a là, continua mon père, un certain air, un certain mouvement du corps et de toutes ses parties, soit en agissant, soit en parlant, qui annonce ce qu’un homme est au-dedans. — Et je ne suis pas du tout surpris que Grégoire de Nazianze, en observant les gestes brusques et sinistres de Julien, ait prédit qu’il apostasieroit un jour ; — ni que saint Ambroise ait chassé un de ses disciples de sa maison, à cause d’un mouvement indécent de sa tête, qui alloit et venoit comme un fléau ; ni que Démocrite ait jugé Protagoras digne d’être son disciple, à voir la manière dont il lioit un fagot.

» Un œil pénétrant trouve, pour descendre au fond de l’ame d’un homme, mille chemins que le vulgaire n’aperçoit pas ; et je maintiens, ajouta-t-il, qu’un homme de mérite n’ôte pas son chapeau en entrant dans une chambre, ne le reprend pas quand il en sort, sans qu’il lui échappe quelque chose qui le fasse connoître pour ce qu’il est.

» Ainsi donc, continua mon père, le gouverneur que je choisirai pour mon fils ne doit ni grasseyer, ni loucher, ni clignoter, ni parler haut, ni regarder d’un air farouche ou niais. — Il ne doit ni mordre ses lèvres, ni grincer des dents, ni parler du nez.

» Je ne veux qu’il ne marche ni trop vîte, ni trop lentement. — Je ne veux pas qu’il marche les bras croisés, ce qui montre l’indolence ; — ni balant, ce qui a l’air hébété ; — ni les mains dans ses poches, ce qui annonce un imbécille.

» Il faut qu’il s’abstienne de battre, de pincer, de chatouiller, de mordre ou couper ses ongles en compagnie, — comme aussi de se curer les dents, de se gratter la tête, etc. » — Que diantre signifie tout ce bavardage, dit en lui-même mon oncle Tobie ? »

« Je veux, continua mon père, qu’il soit joyeux, gai, plaisant | et en même-temps prudent, attentif aux affaires, vigilant, pénétrant, subtil, inventif, prompt à résoudre les questions douteuses et spéculatives. Je eux qu’il soit sage, judicieux, instruit… » — Et pourquoi pas humble, modéré et doux ? dit Yorick. — Et pourquoi pas, s’écria mon oncle Tobie, franc et généreux, brave et bon ? — « Il le sera, mon cher Tobie, répliqua mon père, en se levant et lui prenant une de ses mains, — il le sera. » —

« Eh bien ! frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, en se levant à son tour, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, — eh bien ! frère, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. » En disant ces mots, une larme de joie étincela dans l’œil de mon oncle Tobie, et paya le tribut à la mémoire d’un ancien ami. Et une autre larme, compagne de la première, parut dans l’œil du caporal. — Vous en verrez la raison quand vous lirez l’histoire de Lefèvre.

Étourdi que je suis ! j’avois promis de vous la faire dire par le caporal à sa manière. Mais le moment est passé ; je vais vous la raconter à la mienne.