Vie et opinions de Tristram Shandy/3/50

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 136-141).



CHAPITRE L.

Histoire de Lefèvre.


C’étoit pendant l’été de l’année où Dendermonde fut pris par les alliés, — c’est-à-dire, environ sept ans avant que mon père vînt habiter la campagne, et environ sept ans après que mon oncle Tobie et Trim s’y furent secrètement retirés, dans le dessein d’exécuter quelques-uns des plus beaux sièges qu’ils avoient en tête.

Mon oncle Tobie étoit un soir à souper, et Trim étoit assis derrière lui près d’un petit buffet. — Je dis assis, car, par égard pour son genou blessé, dont le caporal souffroit quelquefois excessivement, toutes les fois que mon oncle Tobie dînoit ou soupoit seul, il ne souffroit pas que le caporal se tînt debout. Mais la vénération du pauvre garçon pour son maître lui opposoit une résistance opiniâtre. — Mon oncle Tobie, avec une artillerie convenable, auroit eu moins de peine à s’emparer de Dendermonde. — Souvent, au moment qu’il croyoit le caporal assis, si mon oncle Tobie venoit à retourner la tête, il l’apercevoit debout derrière lui, avec toutes, les marques du respect le plus soumis.

Cela seul engendra plus de petites querelles entr’eux, pendant vingt cinq ans entiers, que tout autre sujet. — Mais à quoi cela revient-il ? qu’est-ce que cela fait à mon histoire ? pourquoi en fais-je mention ? — Demandez-le à ma plume ; c’est elle qui me gouverne, je ne la gouverne pas. —

Mon oncle Tobie étoit donc un soir à souper, quand le maître d’une petite auberge du village entra dans la salle avec une fiole vide à la main, pour demander un verre ou deux de vin de Madère. — « C’est, dit-il, pour un pauvre gentilhomme qui est arrivé malade dans ma maison il y a quatre jours. Depuis ce temps, il n’a pu soulever sa tête, ni manger, ni boire, ni goûter de quoi que ce soit au monde ; mais tout à l’heure il vient de lui prendre fantaisie d’un verre de Madère sec et d’une petite rôtie. — Il me semble, a-t-il dit en ôtant sa main de dessus son front, que cela me soulageroit. —

» Je suis venu chez le capitaine, ajouta l’aubergiste, persuadé qu’il ne me refusera pas si peu de chose. Mais si je ne trouvois personne qui voulût m’en donner, m’en prêter ou m’en vendre, — je crois que j’en volerois, plutôt que de ne pas en rapporter à ce pauvre gentilhomme. — Il est en vérité bien malade. — J’espère pourtant, continua-t-il, qu’il se rétablira ; mais nous sommes tous affligés de son état. »

« Tu es bon et galant homme, s’écria mon oncle Tobie, j’en réponds ; et je veux que tu boives toi-même à la santé du pauvre gentilhomme avec du vin sec. — Et prends-en une couple de bouteilles, mon ami, et porte-les-lui avec mes complimens, et dis-lui qu’elles sont fort à son service ; et même une douzaine de plus, si elles lui font du bien. »

« Quand l’aubergiste eut fermé la porte, — cet homme-là, Trim, dit mon oncle Tobie, porte à coup sûr un cœur compatissant ; — mais j’ai conçu aussi la meilleure opinion de son hôte : il faut que cet étranger ait un mérite rare, pour avoir su gagner en si peu de temps l’affection de l’aubergiste. — Et de toute sa famille, ajouta le caporal ; car ils sont tous affligés de son état. — Cours après lui, dit mon oncle Tobie ; — va, Trim, et demande lui s’il sait le nom du pauvre gentilhomme. » —

« Ma foi ! dit l’aubergiste en rentrant avec le caporal, je l’ai oublié ; mais je puis le demander à son fils. — Il a donc son fils avec lui, dit mon oncle Tobie ? — Un garçon d’environ onze ou douze ans, répliqua l’aubergiste ; mais le pauvre enfant n’a goûté de rien, pas plus que son père. — Il ne fait que pleurer et se désoler jour et nuit. — Depuis que son père s’est mis au lit, il n’a pas quitté son chevet. » —

Tandis que l’aubergiste parloit, mon oncle Tobie posa sa fourchette et son couteau sur la table, et repoussa son assiette. — Trim n’attendit point ses ordres, il desservit sans dire mot ; et quelques minutes après il apporta à son maître une pipe et du tabac. — Reste un peu dans la salle, dit mon oncle Tobie.

« — Trim ! dit mon oncle Tobie, quand il eut allumé sa pipe et commencé à fumer. » Trim s’avança en faisant une révérence. Mon oncle Tobie continua de fumer sans rien dire. — « Caporal, dit mon oncle Tobie. » Le caporal fit sa révérence. — Mon oncle Tobie ne dit pas un mot, et finit sa pipe. « — Trim, dit mon oncle Tobie, j’ai un projet dans la tête. — J’ai envie, comme la nuit est mauvaise, de m’envelopper chaudement dans ma roquelaure, et d’aller rendre visite à ce pauvre gentilhomme. — La roquelaure de monsieur, répliqua le caporal, n’a pas été mise une seule fois depuis la nuit où nous montions la garde dans la tranchée devant la porte saint-Nicolas ; — et c’étoit la veille du jour où monsieur reçut sa blessure. — D’ailleurs la nuit est si froide, si pluvieuse, que soit la roquelaure, soit le mauvais temps, il y auroit de quoi faire mal à l’aine de monsieur, et peut-être lui donner la mort. — Cela se pourroit bien, dit mon oncle Tobie. — Mais, Trim, je n’ai pas l’esprit en repos depuis ce que m’a dit l’aubergiste. — Je voudrois qu’il ne m’en eût pas tant appris, ou qu’il m’en eût appris davantage. — Comment ferons-nous pour arranger tout cela ? — Que monsieur s’en rapporte à moi, dit le caporal, et il saura bientôt tout le détail de cette affaire.

— Je vais prendre ma canne et mon chapeau ; j’irai reconnoître ce qui se passe, j’agirai d’après ce que j’aurai découvert ; et en moins d’une heure je serai de retour ici. — Va donc, Trim, dit mon oncle Tobie, et prends ce scheling que tu boiras avec son domestique. — C’est bien de lui que je compte tout savoir, dit le caporal en fermant la porte. » —

Mon oncle remplit sa seconde pipe ; — et l’on peut dire que tant qu’elle dura, il ne fut occupé que du pauvre Lefèvre et de son fils ; — excepté toutefois quelques petites excursions militaires ; comme, par exemple, pour considérer s’il n’étoit pas tout aussi bien d’avoir la courtine de la tenaille en ligne droite qu’en ligne courbe.