Vie et opinions de Tristram Shandy/3/52

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 150-153).



CHAPITRE LII.

Suite de l’Histoire de Lefèvre.


La plupart des hommes, quand ils se trouvent renfermés entre la loi naturelle et la loi positive, ne savent à quoi se déterminer ; — bien moins encore s’ils se trouvent entre la loi et leur penchant.

Mais je dois le dire pour eux, — je dois le dire à l’honneur éternel de mon oncle Tobie ; — mon oncle Tobie n’hésita pas un instant. Quoiqu’il fût chaudement occupé à poursuivre le siége de Dendermonde parallèlement avec les alliés, qui, de leur côté, pressoient si vigoureusement leurs ouvrage, qu’ils lui laissoient à peine le temps de dîner ; — quoiqu’il eût établi un logement sur la contr’escarpe, il laissa-là Dendermonde, et tendit toutes ses pensées vers les détresses particulières de l’auberge. — Tout ce qu’il se permit, fut de faire fermer la porte du jardin au verrou, au moyen de quoi l’on pouvoit dire qu’il avoit converti le siége en blocus. — Après quoi il abandonna Dendermonde à lui même, pour être secouru ou non par le roi de France, suivant que le roi de France le jugeroit à propos ; et il ne songea plus qu’à voir comment, de son côté, il pourroit secourir le lieutenant Lefèvre et son fils.

Que l’Être souverainement bon, qui est l’ami de celui qui est sans amis, puisse un jour te récompenser !

« Tu n’as pas fait tout ce que tu aurois dû faire, dit mon oncle Tobie au caporal, en se mettant au lit ; et je vais te dire en quoi tu as manqué. En premier lieu, quand tu as fait offre de mes services à Lefèvre, comme la maladie et le voyage sont deux choses coûteuses, et que le pauvre lieutenant n’a sans doute que sa paie pour vivre et pour faire vivre son fils, — tu devois aussi lui offrir ma bourse. — Ne savois-tu pas, Trim, que, puisqu’il étoit dans le besoin, il y avoit autant de droit que moi-même ? — Monsieur sait bien que je n’avois point d’ordre, dit le caporal. — Il est vrai, dit mon oncle Tobie ; tu as, Trim, très-bien agi comme soldat, mais certainement très-mal comme homme.

» — En second lieu… mais tu as encore la même excuse, continua mon oncle Tobie… Quand tu lui as offert tout ce qui étoit dans ma maison, tu devois lui offrir ma maison aussi. — Un frère d’armes, Trim, un officier malade, n’a-t-il pas droit au meilleur logement ? Et si nous l’avions avec nous, nous pourrions, Trim, le veiller, le soigner ; tu es toi-même une excellente garde ; et avec tes soins, ceux de la servante, ceux de son fils et les miens réunis, nous pourrions peut-être le rétablir et le remettre sur pied.

» Dans quinze jours peut être, ajouta mon oncle Tobie en souriant, il pourroit marcher. — Sauf le respect que je dois à monsieur, dit le caporal, il ne marchera de sa vie. — Il marchera, dit mon oncle Tobie, se relevant de dessus son lit avec un soulier ôté. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, il ne marchera jamais que vers sa fosse. — Et moi, je soutiens qu’il marchera, s’écria mon oncle Tobie, en marchant lui-même avec le pied qui avoit encore un soulier, mais sans avancer d’un pouce ; — il marchera avec son régiment. — Il ne peut pas se porter, dit le caporal ! — Eh bien ! on le portera, dit mon oncle Tobie. — Il tombera à la fin, dit le caporal ; et que deviendra son pauvre garçon ? — Non, — il ne tombera pas, dit mon oncle Tobie d’un ton assuré. — Hélas ! reprit Trim soutenant son opinion, faisons pour lui tout ce que nous pourrons ; mais le pauvre homme n’en mourra pas moins. — Il ne mourra pas ! s’écria mon oncle Tobie. Non, par le Dieu vivant ! il ne mourra pas. » —

L’esprit délateur, qui vola à la chancellerie du ciel avec le jurement de mon oncle Tobie, rougit en le déposant ; et l’ange qui tient les registres, laissa tomber une larme sur le mot en l’écrivant, et l’effaça pour jamais.