Vie et opinions de Tristram Shandy/3/51

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 141-149).



CHAPITRE LI.

Suite de L’Histoire de Lefèvre.


Mon oncle Tobie n’avoit pas encore secoué les cendres de sa troisième pipe, quand le caporal Trim revint de l’auberge, et lui fit le récit suivant.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucun détail sur le pauvre lieutenant malade. — C’est donc un officier, dit mon oncle Tobie ? — C’est un officier, dit le caporal. — Et de quel régiment, dit mon oncle Tobie ? — Si monsieur veut me laisser dire, répliqua le caporal, je lui raconterai chaque chose à son rang, dans le même ordre que je l’ai apprise. — Eh bien ! Trim, dit mon oncle Tobie, je ne t’interromprai point que tu n’aies fini. — Je vais remplir une autre pipe ; et toi, Trim, tu vas t’asseoir à ton aise sur la banquette de la fenêtre, et tu recommenceras ton histoire. » Le caporal fit sa révérence accoutumée, laquelle disoit, aussi intelligiblement qu’une révérence peut dire quelque chose : monsieur a bien de la bonté. — Il s’assit ensuite comme on le lui avoit ordonné, et reprit son histoire à-peu-près dans les mêmes termes.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucune lumière sur le lieutenant et sur son fils. — Car quand j’ai demandé où étoit son domestique, (duquel je m’étois promis de savoir tout ce qu’il étoit convenable de demander) — sage distinction ! dit mon oncle Tobie ; — on m’a répondu, sauf le respect de monsieur, qu’il n’avoit point de domestique, qu’il étoit arrivé à l’auberge avec des chevaux de louage, et que ne se trouvant pas en état d’aller plus loin, il les avoit renvoyés le matin d’après son arrivée. — Si je me porte mieux, mon cher, avoit-il dit à son fils, en lui donnant sa bourse pour payer l’homme, nous pourrons en louer d’autres ici. — Mais, hélas ! m’a dit la maîtresse de l’auberge, ce pauvre gentilhomme ne se tirera jamais de là ; car j’ai entendu l’oiseau de mort toute la nuit. — Et quand il mourra, son malheureux enfant mourra aussi. — Il a déjà le cœur brisé. —

» J’écoutois ce récit, continua le caporal, quand le jeune homme est entré dans la cuisine pour ordonner la petite rôtie dont l’aubergiste avoit parlé. — Mais je veux, a-t-il dit, je veux la faire moi-même. — Permettez, lui ai-je dit, en lui offrant ma chaise pour le faire asseoir auprès du feu, — permettez, mon jeune gentilhomme, que je vous en évite la peine. — En même-temps j’ai pris une fourchette pour faire griller la rôtie. — Je crois, monsieur, a dit le jeune homme d’un air tout-à-fait modeste, que mon père l’aimera mieux de ma façon. — Je suis sûr, ai-je répondu, que sa seigneurie ne trouvera pas la rôtie plus mauvaise de la façon d’un vieux soldat. — Le jeune homme m’a pris la main, et aussitôt a fondu en larmes. » —

« Pauvre enfant ! dit mon oncle Tobie, il a été élevé dans l’armée depuis le berceau ; et le nom d’un soldat, Trim, sonne à ses oreilles comme le nom d’un ami. — Je voudrois l’avoir ici. —

» Dans les plus longues marches de l’armée, continua le caporal, dans le besoin le plus pressant, je n’ai jamais eu autant d’impatience pour mon dîner, que j’en ai ressenti aujourd’hui pour pleurer de compagnie avec ce jeune homme. — Mais, je le demande à monsieur, en quoi la chose me touchoit-elle ? — En rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie en se mouchant ; mais la bonté de ton cœur te fait ressentir vivement la peine d’autrui. —

» En lui donnant la rôtie, poursuivit le caporal, j’ai pensé qu’il étoit à propos de lui dire que j’étois domestique du capitaine Shandy ; — et que monsieur (sans connoître son père) étoit fort touché de son état ; — et que tout ce qui étoit dans la cave ou dans la maison de monsieur étoit fort à son service. — Tu pouvois ajouter, dans ma bourse, dit mon oncle Tobie. — Le jeune homme, reprit le caporal, a fait une profonde révérence, (laquelle sûrement se rapportoit à monsieur) ; mais son cœur étoit trop plein : il n’a rien répondu. — Il a monté l’escalier avec la rôtie ; et, comme je lui ouvrois la porte, prenez courage, lui ai-je dit ; et soyez sûr, mon brave jeune homme, que monsieur votre père sera bientôt guéri. —

» Le vicaire de monsieur Yorick fumoit une pipe au coin du feu ; mais il n’a pas adressé à ce pauvre jeune homme un seul mot de consolation. — J’ai trouvé cela fort mal. » — Je le trouve de même, dit mon oncle Tobie. —

« Le lieutenant a pris son verre de vin et sa rôtie, et s’est trouvé un peu ranimé. Il m’a fait dire que, si je voulois monter dans dix minutes, je lui ferois plaisir. — Je pense, a ajouté l’aubergiste, qu’il va dire ses prières, car il y avoit un livre posé sur la chaise auprès du lit ; et comme je fermois la porte, j’ai vu son fils prendre un coussin. » —

« Bon ! a dit le vicaire, est-ce qu’un militaire, monsieur Trim, prie Dieu quelquefois ? J’aurois parié que non. — Oh ! celui-ci, a répliqué la maîtresse de l’auberge, dit ses prières, et même très-dévotement. Je l’ai encore entendu hier au soir de mes propres oreilles ; sans cela, je n’aurois pu le croire. — Mais en êtes-vous bien sûre, a répliqué le vicaire ? » —

« Monsieur le vicaire, ai-je dit, apprenez qu’un soldat prie, ne vous en déplaise, et de son propre mouvement, tout aussi souvent qu’un prêtre. — Et quand il se bat pour son roi, pour sa vie, pour son honneur, — il a plus de raisons de prier Dieu, que qui que ce soit au monde. » —

« Tu as parlé à merveille, Trim, dit mon oncle Tobie. — Mais, ai-je dit, reprit le caporal, quand ce même soldat vient de passer douze heures de suite dans la tranchée, et jusqu’aux genoux dans l’eau froide, — quand il se trouve embarqué pendant des mois entiers dans des marches longues et périlleuses, harcelé aujourd’hui par les ennemis, — les harcelant demain, — détaché ici, — contremandé-là, — passant sous les armes cette nuit, — surpris en chemise celle d’après, — transi jusques dans ses jointures, — sans paille peut-être dans sa tente pour s’agenouiller ; — il n’est pas toujours le maître de choisir le lieu et l’heure pour prier. — Mais quand il en trouve le moment, je crois, ai-je ajouté, (car j’étois piqué pour la réputation de l’armée) je crois crois, ne vous en déplaise, qu’un soldat prie d’aussi bon cœur qu’un prêtre, quoique avec moins d’étalage et d’hypocrisie. » —

« Voilà, Trim, ce que tu n’aurois pas dû dire, reprit mon oncle Tobie. — Dieu seul, caporal, connoît celui qui est hypocrite, et celui qui ne l’est pas. À la grande et générale revue, au jour du jugement, mais non pas plutôt, — on verra ceux qui auront fait leur devoir en ce monde, et ceux qui ne l’ont pas fait ; et chacun sera traité selon ses œuvres. — Je l’espère ainsi, répondit Trim. Cela est dans l’écriture, dit mon oncle Tobie, et je te le montrerai demain. — Mais, Trim, il est une chose sur laquelle nous pouvons compter pour notre consolation ; c’est que Dieu est un maître si bon et si juste, que, si nous avons toujours fait notre devoir sur la terre, il ne s’informera pas si nous nous en sommes acquittés en habit rouge ou en habit noir. — Oh ! non, sans doute, dit le caporal. — Mais poursuis ton histoire, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« J’ai attendu, continua le caporal, que les dix minutes fussent expirées, pour monter dans la chambre du lieutenant. Je l’ai trouvé dans son lit, la tête appuyée sur sa main, et le coude sur son oreiller ; il avoit un mouchoir blanc à côté de lui. — Le jeune homme étoit encore baissé pour ramasser le coussin sur lequel je suppose qu’il avoit été à genoux ; et comme il se relevoit en tenant le coussin d’une main, il essayoit avec l’autre de prendre le livre qui étoit posé sur le lit. — Laisse-le là, mon ami, a dit le lieutenant.

» Je me suis avancé tout prêt du lit. — Si vous êtes le domestique du capitaine Shandy, a dit le lieutenant, faites-lui, je vous prie, tous mes remercîmens et ceux de mon fils, pour sa politesse envers moi. — S’il étoit de Leven, a-t-il ajouté… (je lui ai dit que monsieur avoit servi dans ce régiment.) Et bien ! a-t-il dit, nous avons fait trois campagnes ensemble, et je me rappelle fort bien le capitaine ; mais, comme je n’avois pas l’honneur d’être lié avec lui, il y a toute apparence qu’il ne me connoît pas. — Vous lui direz pourtant que celui qui vient de contracter tant d’obligations envers lui, et qui est touché de ses bontés comme il le doit, est un Lefèvre, lieutenant dans Angus. — Mais il ne me connoît pas, a-t-il répété, après avoir un peu rêvé. — Il se pourroit pourtant, a-t-il ajouté, que mon histoire… Je vous prie, dites au capitaine que je suis l’enseigne, dont la femme fut si malheureusement tuée à Bréda, d’un coup de mousquet qui l’atteignit dans la tente de son mari, comme elle reposoit dans ses bras.

» Avec la permission de monsieur, ai-je dit, je me rappelle très-bien cette histoire. — Vous vous la rappeliez, a-t-il dit en s’essuyant les yeux avec son mouchoir ; — jugez si je puis jamais l’oublier !

» En disant cela, il a tiré de son sein une petite bague, qui paroissoit attachée autour de son cou avec un ruban noir ; et il l’a baisée deux fois. — Voilà Billy, a-t-il dit. — L’enfant est accouru du bout de la chambre, et tombant à genoux, il a pris la bague et l’a baisée aussi. Ensuite il a embrassé son père ; il s’est assis sur le lit, et s’est mis à pleurer. »

« — Je voudrois, dit mon oncle Tobie avec un profond soupir, — je voudrois, Trim, être déjà à demain. »

« En vérité repliqua le caporal, monsieur s’afflige trop. — Monsieur veut-il que je lui verse un verre de vin sec, qu’il boira en fumant sa pipe ? — À la bonne heure, Trim, dit mon oncle Tobie. »

« Je me rappelle très-bien, dit mon oncle Tobie en soupirant encore, l’histoire de l’enseigne et de sa femme. Il y a même une circonstance qui est en sa faveur, et que sa modestie a passée sous silence. — C’est qu’ils furent plaints l’un et l’autre par tout le régiment et par toute l’armée. — Mais achève ton histoire, caporal. — Elle est achevée, dit le caporal. — Je n’ai pas voulu rester plus long-temps ; j’ai souhaité une bonne nuit au pauvre lieutenant : son fils s’est levé de dessus le lit, et m’a éclairé jusqu’au bas de l’escalier ; et comme nous descendions ensemble, il m’a dit qu’ils venoient d’Irlande, et qu’ils étoient en route pour réjoindre le régiment en Flandre. — Mais hélas ! dit le caporal, tous les voyages du lieutenant sont finis. — Et que deviendra son pauvre enfant, s’écria mon oncle Tobie ? »