Vie et opinions de Tristram Shandy/3/65

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 179-182).



CHAPITRE LXV.

Campagne de mon oncle Tobie.


Si le lecteur n’a pas l’idée la plus parfaite de ce demi-arpent de terre qui se trouvoit au fond du jardin potager de mon oncle Tobie, et qui fut pour lui le théâtre de tant d’heures délicieuses, je déclare que c’est entièrement la faute de son imagination, et non pas la mienne. Je suis certain d’en avoir donné une description si exacte, que j’en avois presque honte. —

Un jour dans ses momens de loisir, le destin s’amusoit à regarder dans le vaste dépôt où sont inscrits tous les événemens des temps futurs. — En jetant les yeux sur un gros livre relié en fer, il vit à quels grands projets étoit destiné ce petit coin de terre, qui devoit être un jour le boulingrin de mon oncle Tobie. — Il fit aussitôt signe à la nature ; c’en fut assez. — La nature y répandit une demi-pelletée de ses engrais les plus doux, auxquels elle joignit justement assez d’argile pour Conserver la forme des angles et de tous les points saillans, et en même-temps trop peu pour que la terre pût coller à la bêche, et rendre le théâtre de tant de gloire impraticable par le mauvais temps.

Quand mon oncle Tobie se retira à la campagne, il y porta, comme on a pu voir, les plans de presque toutes les places fortifiées d’Italie et de Flandre. Ainsi devant quelque ville que le duc de Malborough ou les alliés allassent se placer, ils y trouvoient mon oncle Tobie tout préparé. — Et voici quelle étoit sa méthode ; elle paroîtra au lecteur la plus simple du monde. —

— Tout aussitôt qu’une ville étoit investie, — plutôt même, si le projet étoit connu, mon oncle Tobie prenoit son plan ; et, au moyen d’une échelle, il lui étoit facile de l’adapter à la grandeur exacte de son boulingrin. — Il s’agissoit ensuite de transporter les lignes du papier sur le terrein ; c’est ce qui s’exécutoit au moyen d’un gros peloton de ficelle, et d’un certain nombre de petits piquets que l’on enfonçoit en terre à tous les angles saillans et rentrans. — Ensuite, prenant le profil de la place et de ses ouvrages, pour déterminer la profondeur et l’inclinaison des fossés, le talus du glacis, et la hauteur précise de toutes les banquettes, parapets, etc. — mon oncle Tobie mettoit le caporal à l’ouvrage, et l’ouvrage se poursuivoit tranquillement. —

La nature du sol, la nature de l’ouvrage lui-même, et par-dessus tout l’excellente nature de mon oncle Tobie, assis près du caporal du matin au soir, et causant familiérement avec lui sur les faits du temps passé ; — tout cela réduisoit le travail à n’en avoir presque que le nom. —

Dès que la place étoit ainsi achevée, et mise en un état de défense convenable, elle étoit investie ; et mon oncle Tobie, aidé du caporal, commençoit à ouvrir la première parallèle. — De grâce, qu’on ne vienne pas m’interrompre ici ; qu’un demi-savant ne vienne pas me dire que j’ai fait occuper tout le terrein par le corps de la place et de ses ouvrages, et qu’il ne m’en reste plus pour cette première parallèle, qui ne doit s’ouvrir qu’à trois cents toises au moins du corps principal de la place ! — Ne restoit-il pas à mon oncle Tobie tout son potager adjacent ? C’est là, et ordinairement entre deux planches de choux, qu’il établissoit ses première et seconde parallèles. — Je considérerai tout au long les avantages et les inconvéniens de cette méthode, quand j’écrirai plus en détail l’histoire des campagnes de mon oncle Tobie et du caporal, dont ceci n’est, à proprement parler, qu’un extrait ; et ce seul examen occupera au moins trois pages. On peut juger par-là de l’importance et de l’étendue des campagnes elles-mêmes. — Aussi j’appréhende que ce ne soit en quelque sorte les profaner, que d’en donner, comme je fais, des lambeaux, dans un ouvrage aussi frivole que celui-ci ; ne vaudroit-il pas cent fois mieux les faire imprimer à part ? J’y songerai ; et, en attendant, reprenons notre esquisse.