Vie et opinions de Tristram Shandy/3/66

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 182-186).



CHAPITRE LXVI.

Il se met dans ses meubles.


Aussitôt, dis-je, que la ville étoit ainsi achevée avec tous ses ouvrages, mon oncle Tobie et le caporal Trim commençoient à ouvrir leur premiere parallèle. — Non pas au hasard, ni suivant leur caprice ; mais des mêmes points et des mêmes distances que les alliés avoient commencé les leurs. Ils régloient leurs approches et leurs attaques sur les détails que mon oncle Tobie recevoit par la voie des journaux ; et pendant toute la durée du siége ils suivoient les alliés pas à pas.

Le duc de Malborough établissoit-il un logement ? mon oncle Tobie établissoit un logement aussi. — Le front d’un bastion étoit-il renversé, ou une défense ruinée ? le caporal prenoit sa pioche, et en faisoit autant. — C’est ainsi que, gagnant sans cesse du terrein, ils se rendoient successivement maîtres de tous les ouvrages, jusqu’à ce qu’enfin la place tombât entre leurs mains. —

Où sont-ils ces hommes rares, ces bons cœurs que le bonheur des autres rend heureux ? — Je les invite à me suivre derrière la haie d’épine du boulingrin de mon oncle Tobie. La poste est arrivée ; — il a reçu la gazette : — la brêche est praticable ; — le duc de Malborough va tenter l’assaut. — Mon oncle Tobie et le caporal paroissent. — Avec quelle ardeur ils s’avancent, l’un avec la gazette à la main, l’autre avec la bêche sur l’épaule ! — Quel triomphe modeste se glisse dans les regards de mon oncle Tobie, au moment qu’il monte sur les remparts ! — quel excès de plaisir brille dans ses yeux, lorsque debout devant le caporal, l’animant de la voix et du geste, il lui relit dix fois le paragraphe, de crainte que la brêche ne soit d’un pouce trop large ou trop étroite ! — Mais, dieux ! la chamade est battue ; — mon oncle Tobie s’élance sur la brêche, soutenu du caporal ; — le caporal lui-même s’avance les drapeaux à la main ; — il les arbore sur les remparts. — Quel moment ! quelle délice ! ciel ! terre ! mer ! — Mais à quoi servent les apostrophes ? avec tous les élémens, on ne parviendra jamais à composer une liqueur aussi enivrante.

C’est ainsi, c’est au milieu de ces extases répétées, c’est dans cette route délicieuse, que mon oncle Tobie et le caporal passèrent les plus douces années de leur vie. Si quelquefois leur bonheur étoit troublé par le vent d’ouest, qui venant à souffler une semaine de suite, retardoit la malle de Flandre, et tenoit mon oncle Tobie à la torture, — c’étoit encore là la torture du bonheur. — C’est ainsi, dis-je, que pendant longues années, et chaque année de ces années, et chaque mois de chaque année, mon oncle Tobie et Trim s’exercèrent dans l’art des siéges ; — variant sans cesse leurs plaisirs par de nouvelles inventions, s’excitant à l’envi à de nouveaux moyens de perfection, et trouvant dans chacune de leurs découvertes une nouvelle source de délices. —

La première campagne s’exécuta du commencement à la fin, suivant la méthode simple et facile que j’ai rapportée.

— Dans la seconde campagne, qui fut celle où mon oncle Tobie prit Liège et Ruremonde, il se décida à faire la dépense de quatre beaux pont-levis, de deux desquels j’ai donné une description si exacte dans la première partie de cet ouvrage.

— Tout à la fin de la même année, il ajouta deux portes avec des herses. (Ces dernières furent dans la suite remplacées par des orgues, comme préférables aux herses.) Et vers Noël de cette même année, mon oncle Tobie, qui avoit coutume de se donner un habit complet à cette époque, préféra de se refuser cette dépense, et de traiter pour une belle guérite. —

Il y avoit dans le boulingrin une espèce de petite esplanade, que mon oncle Tobie s’étoit ménagée entre la naissance du glacis, et le coin de la haie d’ifs ; c’est là qu’il tenoit ses conseils de guerre avec le caporal. La guérite fut placée au coin de la haie d’ifs, et devoit servir de retraite en cas de pluie. — Les pont-levis, les portes, la guérite, tout fut peint en blanc, et à trois couches, pendant le printemps suivant ; ce qui mit mon oncle Tobie en état d’entrer en campagne avec la plus grande splendeur. —

Mon père disoit souvent à Yorick, que si dans toute l’Europe, tout autre que mon oncle Tobie se fût avisé d’une chose pareille, on l’auroit regardée comme une des satyres les plus amères et les plus raffinées de la manière fanfaronne dont Louis XIV, au commencement de la guerre, mais principalement cette même année, étoit entré en campagne. — « Mais, ajoutoit mon père, mon frère Tobie ! il n’est pas dans sa nature d’insulter qui que ce soit. — Rare et excellent homme ! »

— Revenons à ses campagnes. —