Vie et opinions de Tristram Shandy/3/68

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 190-194).



CHAPITRE LXVIII.

Présens de noce.


On n’a pas oublié sans doute le pauvre Tom, ce malheureux frère de Trim, qui avoit épousé la veuve d’un Juif. — En faisant part de son mariage au caporal, il lui avoit envoyé quelques bagatelles, de peu de valeur en elles-mêmes, mais d’un grand prix par l’intention, et dans le nombre desquelles il se trouvoit :

Un bonnet de houssard et deux pipes turques.

Je décrirai le bonnet de houssard dans un moment. — Les pipes turques n’avoient rien de particulier. Le corps de la pipe étoit un long tuyau de maroquin, orné et rattaché avec du fil d’or ; et elles étoient montées, l’une en ivoire, l’autre en ébène garni d’argent.

Mon père ne voyoit rien comme le commun des hommes. — « Le cadeau de ton frère, disoit-il au caporal, n’est qu’une formalité d’usage, dont tu dois lui savoir peu de gré. — Il ne se soucioit pas mon cher Trim, de porter le bonnet d’un Juif, ni de fumer dans sa pipe. — Eh ! monsieur, disoit le caporal, il n’a pas craint d’épouser sa veuve. »

Le bonnet étoit écarlate, et d’un drap d’Espagne superfin, avec un rebord de fourrure tout autour, excepté sur le front, où l’on avoit ménagé un espace d’environ quatre pouces, dont le fond étoit bleu-céleste, recouvert d’une légère broderie. Il sembloit que le tout eût appartenu à quelque quartier-maître Portugais.

Le caporal, soit pour la chose en elle-même, soit pour la main de qui il la tenoit, étoit extrêmement vain de son bonnet. — Il ne le portoit guère qu’aux grands jours, aux jours de gala ; et cependant jamais bonnet de houssard n’avoit servi à tant d’usages. Car dans tous les points de dispute qui s’élevoient dans la cuisine, soit sur la guerre, soit sur autre chose, le caporal (pourvu qu’il fût assuré d’avoir raison) n’avoit que son bonnet à la bouche. — Il parioit son bonnet, — il consentoit à donner son bonnet, — il juroit sur son bonnet ; — enfin, c’étoit son enjeu, son gage, ou son serment.

Ce fut son gage dans le cas présent.

— Oui, dit-il en lui-même, je donne mon bonnet au premier pauvre qui viendra à la porte, si je ne viens pas à bout d’arranger la chose à la satisfaction de monsieur. —

L’exécution de son projet ne fut différée que jusqu’au lendemain matin.

Or, ce lendemain étoit le jour de l’assaut de contr’escarpe, entre la porte Saint-André et le Lowerdeule par la droite, et par la gauche entre la porte Sainte-Magdeleine et la rivière.

Comme ce fut la plus mémorable attaque de toute la guerre, — la plus vive, — et la plus opiniâtre de part et d’autre, — (il faut même ajouter la plus sanglante, car cette matinée coûta aux alliés seuls plus de douze cents hommes) mon oncle Tobie s’y prépara avec plus de solennité que de coutume.

À côté de son lit, et tout au fond d’un vieux bahut de campagne, gissoit depuis longues années la perruque à la Ramillies de mon oncle Tobie. — Mon oncle Tobie, en se mettant au lit la veille de ce fameux assaut, ordonna que sa perruque fût tirée du bahut, posée sur la table de nuit, et prête pour le lendemain matin. — À son réveil, à peine hors du lit et tout en chemise, il la retourna du beau côté et la mit sur sa tête. — Il procéda ensuite à mettre ses culottes ; et à peine en eut-il attaché le dernier bouton, qu’il ceignit son ceinturon ; — et il y avoit déjà engagé son épée plus d’à-moitié, quand il s’aperçut que sa barbe n’étoit pas faite. — Or, comme il n’est guère d’usage de se raser l’épée au côté, mon oncle Tobie ôta son épée. — Bientôt après, en voulant mettre son habit uniforme et sa soubreveste, il se trouva gêné par sa perruque ; et il fut obligé de la quitter aussi. — Enfin, soit un embarras, soit un autre (ainsi qu’il en arrive toujours quand on se presse trop), il étoit près de dix heures, c’est-à-dire une demi-heure plus tard qu’à l’ordinaire, quand mon oncle Tobie eut achevé sa toilette, et qu’il s’avança enfin vers son boulingrin.