Vie et opinions de Tristram Shandy/3/69

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 194-196).



CHAPITRE LXIX.

Pompe funèbre.


À peine mon oncle Tobie eut-il tourné le coin de la haie d’ifs qui séparoit le potager du boulingrin, qu’il apperçut le caporal, et qu’il vit que l’attaque étoit déjà commencée.

Souffrez que je m’arrête un moment pour vous dépeindre l’appareil du caporal, et le caporal lui-même dans la chaleur de son attaque, tel qu’il parut aux yeux de mon oncle Tobie, quand mon oncle Tobie tourna vers la guérite où se passoit la scène. Il n’y eut jamais rien de pareil au monde ; — et aucune combinaison de tout ce qu’il y a de bizarre et de grotesque dans la nature ne sauroit en approcher. —

Le caporal —

Marchez légérement sur ses cendres, vous, hommes de génie. — Il étoit votre parent.

Arrachez soigneusement les herbes qui croissent sur sa fosse, vous hommes de bonté. — Il étoit votre frère.

Ô caporal ! si je t’avois aujourd’hui ! — aujourd’hui que je pourrois t’offrir un asyle et pourvoir à tes besoins ! combien tu me serois cher ! — tu porterais ton bonnet de houssard chaque heure du jour et chaque jour de la semaine ; — et quand ton bonnet de houssard seroit usé, je le remplacerois par deux autres tout pareils. Mais, hélas ! hélas ! maintenant que je pourrois être ton ami, ton protecteur ; — il n’est plus temps : car tu n’es plus… Hélas ! tu n’es plus : ton génie a revolé au ciel, sa patrie ; et ton cœur généreux et bienfaisant, ton cœur que dilatoit sans cesse l’amour de tes semblables, est humblement resserré sous le monceau de terre qui te couvre au fond de la vallée. —

Mais qu’est-ce, grand dieux ! qu’est-ce que cette image, auprès de cette scène de terreur que je découvre avec effroi dans l’éloignement !… — de cette scène, où j’aperçois le poële de velours, décoré des marques militaires de ton maître ! — de ton maître ! le premier, — le meilleur des êtres créés ! — où je te vois, fidèle serviteur, poser d’une main tremblante son épée et son fourreau sur le cercueil ; puis retourner plus pâle que la mort vers la porte ; et abîmé dans ta douleur, prendre par la bride son cheval de deuil, et marcher lentement à la suite du convoi ! — Là, tous les systèmes de mon père sont renversés par la douleur. — Là, je le vois, en dépit de sa philosophie, deux fois jeter les yeux sur l’écusson funèbre, — et deux fois ôter ses lunettes, pour essuyer les larmes que lui arrache la nature. — Là, enfin, je le vois jeter le romarin d’un air de désespoir, qui semble dire : — ô Tobie ! dans quel coin de la terre pourrois-je trouver ton semblable ? —

— Puissances célestes, vous qui jadis avez ouvert les lèvres du muet dans sa détresse, et délié la langue du bègue, — quand j’arriverai à cette page de terreur, faites pour moi un nouveau miracle, et répandez sur mes lèvres tous les trésors de l’éloquence.