Vie et opinions de Tristram Shandy/3/73

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 201-203).



CHAPITRE LXXIII.

La scène change.


À Présent, mon cher lecteur, aidez-moi, je vous prie, à traîner l’artillerie de mon oncle Tobie hors de la scène. — Transportons sa guérite ailleurs, et débarrassons le théâtre, s’il est possible, des ouvrages à corne, des demi-lunes, et de tout cet attirail de guerre. —

Cela fait, mon ami Garrick, nous moucherons les chandelles, nous balaierons la salle, nous lèverons la toile, et nous ferons voir mon oncle Tobie revêtu d’un nouveau caractère, d’après lequel personne sûrement ne se doute comment il agira.

Et cependant, — si la pitié est parente de l’amour, — et si le courage ne lui est point étranger, vous avez assez connu mon oncle Tobie sous ces deux rapports, pour en suivre la trace plus loin, et pour démêler dans sa nouvelle passion ces ressemblances de famille.

Vaine science ! de quoi nous sers-tu dans une telle recherche ? — Tu n’es le plus souvent propre qu’à nous égarer.

Il y avoit, madame, dans mon oncle Tobie une telle simplicité de cœur, — elle le tenoit si loin de ces petites voies détournées, que les affaires de galanterie ont coutume de prendre, que vous n’en avez, que vous ne pouvez en avoir la moindre idée. — Sa façon de penser étoit si droite et si naturelle, — il connoissoit si peu les plis et les replis du cœur d’une femme, — il étoit si loin de s’en méfier, et (hors qu’il ne fût question de siéges) il se présentoit devant vous tellement à découvert et sans défense, — que vous auriez pu, madame, vous tenir cachée derrière une de ces petites voies détournées dont j’ai parlé, et de-là lui tirer dix coups de suite à bout portant, si neuf ne vous avoient pas suffi.

Ajoutez encore, madame (et c’est ce qui d’un autre côté faisoit échouer tous vos projets), ajoutez cette modestie sans pareille dont je vous ai une fois parlé, et que mon oncle Tobie avoit reçue de la nature, cette modestie qui veilloit sans cesse sur ses sensations, et le tenoit toujours en garde…

Mais où vais-je ? et pourquoi me permettre des réflexions qui se présentent au moins dix pages trop tôt, et qui me prendroient tout le temps que je dois employer à raconter les faits ?