Vie et opinions de Tristram Shandy/3/78

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 213-216).



CHAPITRE LXXVIII.

Derniers exploits de mon oncle Tobie.


Je disois au lecteur chrétien, au commencement du chapitre qui a précédé celui de l’apologie de mon oncle Tobie, — (je le disois en termes et dans un trope différens) que la paix d’Utrecht fut au moment de faire naître, entre mon oncle Tobie et son califourchon, le même éloignement qu’entre la reine et les confédérés.

Il est des gens qui ne descendent de leur califourchon qu’avec humeur et dépit, en lui disant : Monsieur, j’aimerois mieux aller à pied toute ma vie, que de faire désormais un seul quart de lieue avec vous. — Ce n’est pas ainsi que mon oncle Tobie descendit du sien ; que dis-je ? il n’en descendit point. — Il fut jeté par terre, et même avec malice ; ce qui lui donna dix fois plus d’humeur. — Mais cette affaire est du ressort des Jockeis.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la paix d’Utrecht produisit une sorte de brouillerie entre mon oncle Tobie et son califourchon. — Depuis la signature des articles, qui se fit en mars jusqu’au mois de novembre, ils n’eurent aucun commerce ensemble. À peine mon oncle Tobie fit-il de temps en temps quelques tours de promenade avec lui, pour s’assurer si le Havre et les fortifications de Dunkerque se démolissoient suivant les termes du traité.

Mais les François s’y portèrent avec tant de lenteur pendant tout l’été, — et M. Tugghes, député des magistrats de Dunkerque, présenta à la reine des suppliques si touchantes ! — suppliant sa majesté de réserver sa foudre pour les fortifications qui pouvoient avoir encouru sa disgrâce, mais d’épargner ah ! d’épargner le môle en faveur du môle lui-même, lequel, dans sa situation dénuée de toute défense, ne pouvoit plus être qu’un objet de pitié ; — et la reine (qui étoit femme) se laissa émouvoir si facilement, ainsi que ses ministres, qui avoient leurs raisons particulières pour ne pas désirer que la ville fût démantelée. — Enfin tout alla si lentement au gré de mon oncle Tobie, que la ville fut bâtie par le caporal, et toute prête à être démolie, plus de trois mois avant que les différens commissaires, commandans, députés, médiateurs et intendans leur permissent d’y travailler. —

Fatale inaction !

Le caporal étoit d’avis de commencer la démolition par les remparts du corps même de la place. — « Non pas, caporal, disoit mon oncle Tobie. Si nous commencions par la ville, la garnison angloise n’y seroit pas en sûreté pendant une heure, en cas d’attaque. — Et si les François étoient de mauvaise foi..... — ma foi, dit le caporal, je ne m’y fierois pas. — Ces gens-là ne sont pas sûrs. — Tu me fâches toujours de parler ainsi, Trim, dit mon oncle Tobie. Le François est naturellement brave ; et dès qu’il trouve une brêche praticable, c’est le premier peuple du monde pour s’élancer dans une place et s’en rendre maître. — Qu’ils y viennent, morbleu ! s’écria le caporal, en levant sa bêche à deux mains, comme s’il alloit les renverser à ses pieds ! — Qu’ils y viennent, s’il l’osent ! » —

« Dans ces cas-là, caporal, dit mon oncle Tobie, en faisant glisser sa main jusqu’au milieu de sa canne, et l’élevant ensuite comme un bâton de commandement, le premier doigt en avant, — dans ces cas-là, un commandant ne doit pas calculer ce que l’ennemi osera ou n’osera pas ; il doit agir avec prudence. — Ainsi nous commencerons par les ouvrages extérieurs, tant du côté de la terre que du côté de la mer ; le fort Louis, le plus éloigné de tous, sera démoli le premier, — le reste sautera l’un après l’autre, de droite et de gauche, toujours en nous retirant vers la ville ; — après quoi nous détruirons le môle, nous comblerons le port ; enfin nous rentrerons dans la citadelle que nous ferons sauter, et nous voguerons pour l’Angleterre. — Où nous voilà débarqués, dit le caporal. — Tu as raison, dit mon oncle Tobie, en reconnoissant son clocher. »