Vie et opinions de Tristram Shandy/3/81

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 221-222).



CHAPITRE LXXXI.

Mon oncle Tobie devient amoureux.


Si le lecteur est curieux d’arriver à ces fameuses amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, il faut qu’il prenne patience, elles auront leur tour. — Quant à présent, je prétends seulement être dispensé de définir ce que c’est que l’amour, et tant que je pourrai me faire entendre à l’aide du mot, sans y ajouter d’autres idées que celles que j’ai en commun avec le reste des hommes ; que me serviroit de dire ce que je pense de la chose ? — Quand je ne pourrai plus aller, et que je me trouverai empêtré de tout côté dans ce labyrinthe mystique, alors je m’expliquerai avec plus de précision, et l’on verra ce que je pense sur l’amour.

Pour le moment, je me flatte d’être suffisament entendu, en disant au lecteur que mon oncle Tobie tomba amoureux. —

Ce n’est pas que la phrase soit tout-à-fait de mon goût. Car, dire qu’un homme est tombé amoureux, — ou qu’il est profondément amoureux, — ou qu’il est dans l’amour jusqu’aux oreilles, — ou qu’il y est par-dessus la tête, — (ce qui, par l’analogie du langage, semble impliquer que l’amour est au-dessous de l’homme) c’est rentrer dans le système de Platon. Or, quoique l’on ait donné à Platon l’épithète de divin, je le déclare pour cela seul hérétique et digne de l’enfer.

Mais que l’amour soit ce qu’on voudra, mon oncle Tobie n’en devint pas moins amoureux.

Et peut-être, ami lecteur, que si vous eussiez été tenté de même, vous auriez succombé comme lui. — Car jamais vos yeux n’ont vu, jamais votre concupiscence n’a convoité un objet aussi séduisant que la veuve Wadman.