Vie et opinions de Tristram Shandy/3/85

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 226-229).



CHAPITRE LXXXV.

Je prends la poste.


J’ai promis quelque part au lecteur que je lui donnerois deux volumes de cet ouvrage par an, pourvu que mon maudit asthme, que je redoute à présent plus que le diable, voulût me le permettre. — Et, dans un autre endroit (je veux être pendu si je sais où) j’ai posé ma plume et ma règle en croix sur ma table, pour donner plus de poids à mon serment ; et j’ai juré que je soutiendrais cette allure quarante ans de suite, s’il plaisoit à la fontaine de la vie de me fournir aussi longtemps bonne santé, bon courage, et joyeuse humeur.

Pour mon humeur, je n’ai qu’à m’en louer ; quoiqu’il lui arrive de me promener à cheval sur un bâton dix-neuf heures sur les vingt-quatre, je n’ai que des remercîmens à lui faire. — Ô mon humeur, que ne vous dois-je pas ! — c’est vous qui m’avez fait parcourir joyeusement l’âpre sentier de la vie, et qui, parmi tous les maux qu’elle entraîne, ne m’avez jamais laissé connoître les soucis. — Jamais vous ne m’avez abandonné ; jamais vous ne m’avez teint les objets en noir ni en pâles couleurs. — Au contraire, dans les dangers, vous avez toujours doré mon horizon avec les rayons de l’espérance ; et quand la mort elle-même est venue frapper à ma porte, vous l’avez congédiée d’un ton si gai et d’un air si dégagé, qu’elle a cru s’être trompée. —

« — Il y a ici quelque méprise, a-t-elle dit. » —

— Je ne crains rien tant au monde que d’être interrompu au milieu d’une histoire ; et quand la mort se présenta, je racontois à mon ami Eugène le vieux conte d’une religieuse qui se croyoit changée en poisson, et celui d’un moine condamné juridiquement pour avoir mangé un missel ; — et je discutois plaisamment l’importance du cas et la justice de la procédure. —

« Ce ne sauroit être, dit-elle, le grave personnage que je cherche ; voyons ailleurs. »

« — Tu l’as échappé belle, Tristram, me dit Eugène, en me prenant la main, après que j’eus fini mon histoire. » —

« Je ne tiens rien encore, Eugène, répliquai-je ; et puisque l’infâme bâtarde a découvert mon logis… » —

« Bâtarde est le mot, interrompit Eugène ; car c’est par le péché qu’elle est entrée dans le monde. — Il ne m’importe guère, lui dis-je, par où elle y est entrée ; ce que je lui demande, c’est de ne pas m’en faire sortir si brusquement. — J’ai quarante volumes à écrire, et quarante mille choses à dire et à faire, que toi seul au monde, mon cher Eugène, pourrois dire et faire pour moi. Tu vois comme elle m’a déjà pris à la gorge ; (en effet, je pouvois à peine me faire entendre d’Eugène à travers une petite table). — Tu vois que je ne suis pas un champion de sa force en champ clos. — Ne ferois-je pas mieux, tandis qu’il me reste encore quelques esprits épars, et que ces deux jambes (soulevant une des miennes) et que ces deux jambes d’araignée peuvent encore me porter, — ne ferois-je pas mieux de gagner pays, et de chercher mon salut dans la fuite ? — C’est mon avis, mon cher Tristram, dit Eugène. — Eh bien ! dis-je, par le ciel ! je vais la mener un train dont elle ne se doute guère. Je galoperai sans retourner la tête jusqu’aux bords de la Garonne ; — je m’enfuirai au plus haut du Vésuve, — et delà à Joppé, — et de Joppé au bout du monde. — Viens, mon ami, dit Eugène, en me tendant la main. »

Le mouvement d’Eugène et sa tendre affection pour moi, rappelèrent dans mes joues le sang qui en avoit été banni si longtemps. — C’étoit un cruel moment pour lui dire adieu. Il me conduisit à ma chaise ; je montai en le regardant : — il me tendit encore la main. — Allons ! m’écriai-je. — Le postillon enleva ses chevaux d’un coup de fouet : nous partîmes comme l’éclair ; et en six tours de roue nous fûmes à Douvres.