Vie et opinions de Tristram Shandy/3/88

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 232-234).



CHAPITRE LXXXVIII.

J’accepte le défi.


Avant de quitter Calais, diroit un voyageur écrivain, il ne sera pas mal à-propos de donner quelques détails sur cette ville. — Et moi je pense que ce seroit très-mal à-propos. — Ne peut-on traverser paisiblement une ville, et la laisser comme on l’a prise, quand on n’a rien à démêler avec elle ? — À quoi sert d’en visiter toutes les rues, et de tirer sa plume à chaque ruisseau que l’on saute (uniquement, à mon avis, pour le plaisir de la tirer) ? — En effet, si nous pouvons en juger d’après tout ce qui a été écrit dans ce genre, par tous ceux qui ont écrit et puis galopé, — ou qui ont galopé et puis écrit, ce qui est encore différent ; — ou qui, comme je fais en ce moment, ont écrit en galopant ; — depuis le grand Adisson, qui fit ce métier avec ses livres d’école sous le bras, jusqu’à ceux qui le font encore sans avoir jamais été à l’école, — nous trouverons qu’il n’y a pas un galopeur d’entre nous, qui n’eût mieux fait de se promener au pas autour de son champ (en supposant qu’il eût un champ) et d’écrire à pied sec ce qu’il avoit à écrire, plutôt que de courir les mers pour n’écrire que les mêmes choses. —

Quant à moi, comme le ciel est mon juge (et c’est toujours à lui que je porte mon dernier appel) excepté le peu que m’en a dit mon barbier en repassant mes rasoirs, je ne connois non plus Calais que le Grand-Caire. — Il étoit nuit close quand j’y arrivai, et il n’étoit pas jour quand j’en repartis.

— Cependant, avec le peu que j’en sais, avec ce que ramasserai de droite et de gauche, et que je coudrai ensemble, — je gage dix contre un que je m’en vais écrire sur Calais un chapitre aussi long que mon bras, et que j’en ferai un détail si circonstancié et si satisfaisant, sans omettre une seule particularité digne de la curiosité d’un voyageur que l’on me prendra pour un clerc de ville de Calais. — Et où seroit la merveille, monsieur ? Démocrite qui rioit dix fois plus que je n’ose faire, n’étoit-il pas clerc de ville d’Abdère ? — Et cet autre dont j’ai oublié le nom, et qui étoit plus sage que Démocrite et que moi, n’étoit-il pas clerc de ville d’Ephèse ?

— Et de plus, monsieur, ce que je dirai de Calais aura tant de bon sens, d’érudition, de vérité et de précision….

Mais je vois à votre air que vous ne m’en croyez pas. — Eh bien ! monsieur, lisez pour votre peine le chapitre suivant.