Vie et opinions de Tristram Shandy/3/92

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 242-244).



CHAPITRE XCII.

Il y a toujours quelque fer qui cloche.


Quand l’impatience des desirs d’un homme précipite ses idées quatre-vingt-dix fois plus vîte que le véhicule qui le porte, il perd toute retenue ; et malheur au véhicule, malheur à tous ses accessoires, de quelque nature qu’ils soient, sur lesquels il exhale le mécontentement de son ame.

J’évite le plus qu’il m’est possible de porter un jugement définitif sur les hommes et sur les choses, quand je suis dans un mouvement de colère. —

Ainsi la première fois que la chose m’arriva, je me contentai de dire : Plus on se presse, plus on fait de sottises. La seconde, troisième, quatrième et cinquième fois, je m’en tins à cette réflexion, et je ne m’en pris qu’au second, troisième, quatrième et cinquième postillon. — Mais la même marotte durant toujours, et durant sans exception de la cinquième à la sixième, septième, et jusqu’à la dixième fois, je ne pus m’abstenir d’englober toute la nation dans une réflexion générique que je fis en ces termes :

Il y a toujours dans une voiture françoise quelque chose qui va mal à la sortie de chaque poste.

Ou bien en changeant la proposition :

Un postillon François ne sauroit faire un quart de lieue sans avoir besoin de descendre.

Et quoi encore de nouveau ? — Diable ! une soupente cassée ! une dent de loup rompue ! un trait défait ! une bande, un écrou, une courroie, une boucle, un ardillon…

N’imaginez pas pourtant que je me croie en droit de maudire la chaise de poste ni le postillon pour des accidens de cette espèce ; — ni que je jure par le Dieu vivant que je ferai plutôt le reste du chemin à pied ; — ni que je consente à être damné si l’on me voit remonter dans une pareille voiture, — non, je m’arme du plus beau sang froid, et je reconnois qu’en quelque pays que je voyage, il y aura toujours quelque écrou, courroie, boucle, ou ardillon qui viendra à manquer. — Ainsi je ne m’échauffe jamais, je prends le bon et le mauvais selon qu’ils se présentent, et je poursuis mon chemin. —

— « Fais-en de même, mon garçon, lui dis-je. » Il avoit déjà perdu cinq minutes en descendant de cheval pour prendre un morceau de pain bis qu’il avoit fourré dans une des poches de la voiture : puis il étoit remonté, et cheminoit à son aise pour le mieux savourer. « Allons, postillon, dis-je, plus vivement. » Mais pour cela je pris un ton tout-à-fait persuasif ; je fis sonner une pièce de vingt-quatre sols contre la glace, prenant soin de lui en présenter le côté plat, comme il retournoit la tête. — Le drôle, pour me montrer qu’il me comprenoit, me fit une grimace qui s’étendit d’une oreille à l’autre, et qui, derrière son museau de suie, me découvrit une rangée de perles, telles qu’une reine auroit donné tous les joyaux de sa couronne pour en avoir autant.

— Juste ciel ! à qui dépars-tu de tels trésors ! quelles dents pour du pain bis !

Et comme il finissoit sa dernière bouchée, nous entrâmes à Montreuil.