Vie et opinions de Tristram Shandy/3/93

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 245-247).



CHAPITRE XCIII.

Jeanneton.


Il n’y a point à mon gré de ville en France qui se présente mieux sur la carte que Montreuil. J’avoue qu’elle ne se présente pas si bien sur le livre de poste, ni même sur le chemin ; et si vous y passez jamais, vous serez de mon avis : elle est pitoyable à voir.

Cependant Montreuil en ce moment possède une merveille ; — c’est la fille du maître de poste. Elle a passé dix-huit mois à Amiens, et six à Paris ; elle y a fait son apprentissage ; ainsi elle tricotte, elle coud, danse et joue de la prunelle en perfection.

Mais voyez l’étourdie avec ses œillades ! pendant les cinq minutes que je me suis arrêté à la regarder, elle a laissé échapper au moins une douzaine de mailles à son bas de fil blanc ! — Oui, oui, je vous vois, fine matoise, et je vois votre bas. Il est long et étroit ; il est inutile que vous l’attachiez avec une épingle sur votre genou. — Le bas est fait pour votre jambe, il vous ira le mieux du monde.

— Où cette créature a-t-elle pris ces belles proportions qui fourniroient des modèles au statuaire ? La nature lui auroit-elle révélé son secret ?

Ô nature ! tes ouvrages effacent tous ceux de l’art. — Jeanneton est belle sans connoître les faces et les tiers de face. — Elle est belle comme toi et par toi… — Mais que son attitude est heureuse ! Saisissons cet instant pour la peindre ; c’en est fait, je tire mes crayons ; — et puissé-je n’en faire usage de ma vie, si je ne viens pas à bout de vous montrer Jeanneton aussi au naturel, que si je voyois ses formes à travers un linge mouillé ! —

— Mais ces messieurs préfèrent peut-être que je leur donne la longueur, la largeur et la hauteur de l’église de Montreuil ; — ou le plan de la façade de l’abbaye de Saint-Austreberte ? — Eh, messieurs ! tout y est, je suppose, dans l’état où les charpentiers et les maçons l’ont laissé ; et tout y restera ainsi pendant cent ans encore, si la foi en Jésus-Christ dure aussi long-temps. — Vous pouvez prendre ces mesures-là à votre-aise.

— Mais pour toi, Jeanneton, celui qui veut te mesurer doit s’y prendre à l’heure même. — Tu portes en toi les principes du changement ; et quand je considère les vicissitudes de cette vie passagère, je frémis de l’avenir qui t’attend. — Avant deux ans peut-être, tes belles formes seront détruites, et ta jolie taille sera perdue. — Tu passeras comme une fleur, et ta beauté disparoîtra comme l’ombre. — Eh ! que sais-je ? cette innocence qui t’embellit encore, tu la perdras peut-être ! qui peut répondre d’une foiblesse ? — Je ne serois pas caution de ma tante Dinach, si elle vivoit encore ; — que dis-je ? je le serois à peine de son portrait, s’il eût été fait par Reynolds.

— Mais le nom seul de ce maître de l’art me fait tomber le pinceau des mains. — Je ne ferai point le portrait de Jeanneton.

Il faut, monsieur, que vous vous contentiez de l’original ; et si la soirée est belle, quand vous passerez à Montreuil, vous pourrez le voir par votre portière, tandis que vous changerez de chevaux. — Mais faites mieux : et à moins que vous ne soyez aussi pressé que moi, et par d’aussi fâcheuses raisons, arrêtez-vous une nuit, vous trouverez Jeanneton tant soit peu dévote ; — mais, monsieur, tant mieux. C’est le tiers de votre besogne de fait.

Bon Dieu ! cette fille a brouillé toutes mes idées : je ne saurois m’arrêter plus long-temps à la regarder.