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Vie et opinions de Tristram Shandy/4/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 44-47).



CHAPITRE XVI.

Vexation.


Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante, la plus riche en restes précieux de l’antiquité, — et ne pouvoir la visiter, — en être empêché par quelque cause que ce soit, c’est déjà une vexation ; mais en être empêché par une vexation, c’est ce que tout philosophe appellera à bon droit : vexation sur vexation.

J’avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse, est excellent pour la consomption ; mais il faut que le café et le lait aient bouilli ensemble, — autrement ce n’est que du café et du lait.) — Il étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu’à midi, et j’avois le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde. —

— « J’irai d’abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de Bâle. » —

Il faut que j’avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde, (desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le moins, c’est la mécanique, — Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout s’y refuse : et mon cerveau est si entièrement bouché pour tout ce qui y a rapport, que je déclare solemnellement que je n’ai jamais pu concevoir le mécanisme d’une cage d’écureuil, ni de la roue d’un gagne-petit, quoique j’aie étudié l’une à plusieurs reprises avec la plus grande attention, et que je me sois tenu auprès de l’autre des heures entières avec une patience angélique.

— « N’importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse horloge, et c’est par-là que je commencerai. J’irai ensuite visiter la grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s’il est possible, les trente volumes de l’Histoire de la Chine, écrite, (non en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères chinois. »

Or, j’entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la sonnerie de Lippius ; — et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste. — C’est encore ici un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame capricieuse ; — et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en deviner la source.

« Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi, — il n’y aura pas de mal que nous allions à l’église de saint Irénée, pour voir le pilier auquel Jésus-Christ fut attaché ; — et nous verrons ensuite la maison où demeuroit Ponce-Pilate. — Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne se voient qu’à la ville voisine, — à Vienne. — Tant mieux, dis-je, en me levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire. — Je verrai d’autant plutôt le tombeau des deux amans. » —

Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en prononçant ces mots ; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique moi-même.