Vie et opinions de Tristram Shandy/4/17

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 47-51).



CHAPITRE XVII.

Les deux amans.


Oh ! il y a dans la vie de l’homme une époque charmante. — C’est lorsque son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations promptes et faciles, — l’histoire de deux amans passionnés, séparés l’un de l’autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle encore…

Paulin, c’est l’amant ;
Pauline, c’est son amante :

Chacun ignorant le sort de l’autre…

Lui — à l’est ; — l’autre — à l’ouest. —

Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l’empereur de Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour Pauline. —

Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son amant : — Paulin ! cher Paulin ! — Et faisant redire son nom aux échos des collines et des vallées : — Paulin ! — Paulin ! Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir, — assise à la porte de chaque ville, de chaque village : — Mon cher amant, mon cher Paulin a-t-il passé là ? Personne n’a-t-il vu mon cher Paulin ? Et parcourant ainsi tout ce vaste univers : jusqu’à ce qu’enfin un hasard inespéré les ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d’eux s’écriant à-la-fois avec un accent trop bien connu :

Mon cher Paulin, — ma chère Pauline, — vit-il, vit-elle — encore ?

Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l’un de l’autre, et meurent de joie en s’embrassant.

— Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de toute homme sensible. — C’est quand une pareille histoire lui plait, le touche, l’intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de l’antiquité, qu’il rencontre en foule chez tous les voyageurs.

C’étoit tout ce qui m’avoit frappé en lisant les détails que Spon et les autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel) qui rapporte qu’un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et de Pauline ; et placé près de cette même porte qu’ils avoient consacrée par leur mort touchante. — Et sur ce tombeau, ajoute l’auteur, les amans vont encore aujourd’hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de leurs sermens. —

Je doute qu’en aucun temps de ma vie j’eusse pu me soumettre à un tel genre d’épreuves ; Mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser, — que dis-je ? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux monument de fidélité antique me revînt à l’idée. — Et j’ai souvent dit dans ma manière libre de m’exprimer(peut-être même avec quelque irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu’il étoit, me sembloit d’un aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette, à la richesse près. — Je m’étois même promis, quoique je n’eusse aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pèlerinage. —

Ainsi, quoique sur la liste des choses que j’avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier ; on peut voir qu’il n’étoit pas le moins intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une douzaine ou deux d’enjambées plus longues que de coutume ; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein de sortir : — Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma carte à l’hôte, je le payai ; je donnai, de plus, dix sous à la fille ; et je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte. —