Vie et opinions de Tristram Shandy/4/28

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 72-74).



CHAPITRE XXVIII.

Plaines sans fin.


J’avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, tout à mon aise, car j’avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu tout seul, sait à quelle distance.

« J’ai poursuivi plus d’un homme en France, dit-elle, mais jamais un train si enragé. » Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la fuyois ; mais je la fuyois gaîment : elle me poursuivoit encore, mais comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l’atteindre. Elle s’amusoit en chemin, et chaque pas quelle perdoit la rendoit plus traitable. « Eh ! pourquoi, m’écriai-je, me presserois-je si fort ? »

Ainsi, malgré ce que m’avoit dit le commis de la poste, je changeai encore une fois mon allure ; et après une course aussi rapide, aussi précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au plaisir que j’allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc, aussi lentement que ma mule voudroit laisser tomber son pied. —

Rien n’est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme qui écrit son voyage, qu’une plaine vaste et riche, surtout si elle ne présente ni pont ni grande rivière, et si elle n’offre à l’œil que le tableau d’une abondance monotone. — Après nous avoir dit que le pays est superbe, charmant, — que le sol est fertile, et que la nature y étale tous ses trésors, — il lui reste éternellement sur les bras une grande plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à quelque ville. — Foible ressource ! Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine, et puis encore une autre. —

Quel supplice ! — voyons si je viendrai à bout de m’y faire soustraire. —