Vie et opinions de Tristram Shandy/4/27

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 70-72).



CHAPITRE XXVII.

Je suis sur le pont d’Avignon.


Du tombeau des amans, — ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je n’en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j’eus à peine le temps d’arriver. — Nous partîmes ; et dès que nous eûmes parcouru une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous firent voguer le plus agréablement du monde.

Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d’avance.

Me voici à Avignon ; — et comme cette ville n’offre rien d’intéressant qu’une vieille maison où a demeuré le duc d’Ormond, et ne me donne lieu qu’à une seule remarque qui sera faite en peu de mots, — dans trois minutes vous allez me voir traverser le pont d’Avignon, affourché sur une mule, — François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en croupe, — et devant nous, entamant fièrement le chemin, un homme en guêtres, avec une longue carabine sur l’épaule et une grande rapière sous le bras. C’est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans doute est bien aise de s’assurer de nous et d’elles.

À dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j’entrai dans Avignon ; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma mule, vous n’auriez pas trouvé la précaution de l’homme si déplacée, et vous n’auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi, je trouvai son procédé tout naturel ; et voyant bien que l’état délabré de mes culottes pouvoit l’avoir porté à s’armer ainsi de toutes pièces, je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre voyage.

Mais avant d’aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici : — Quoi ! parce que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d’un homme en entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir, qu’Avignon est la ville de France la plus exposée au vent ; rien n’est plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident, jusqu’à ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, m’eût assuré qu’en effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela même avoit passé en proverbe. — J’en fais la remarque, surtout afin que les savans puissent m’expliquer la cause de ce phénomène ; quant à la conséquence, je la vis d’abord. — Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs et marquis ; le menu peuple est baron. — On ne sauroit s’en faire entendre, pour peu qu’il y ait de vent.

« Oh ! l’ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment. Il faut que j’ôte une de mes bottes qui me blesse le pied. » L’homme se tenoit les bras croisés à la porte de l’auberge ; et moi, persuadé qu’il avoit quelque emploi dans la maison ou dans l’écurie, je lui mis la bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j’eus fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le marquis. —

Monsieur le marquis étoit déjà rentré.