Vie et opinions de Tristram Shandy/4/34

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 86-88).



CHAPITRE XXXIV.

Sur les buveurs d’eau.


Les phisiologistes anciens et modernes nous ont bien et dûment expliqué d’où vient que les tisserands, les jardiniers, les gladiateurs, et ceux dont une jambe s’est desséchée à la suite de quelque mal au pied, — d’où vient, dis-je, que tous ces gens-là ont toujours quelque nymphe dont le tendre cœur brûle en secret pour eux. —

Et bien ! un buveur d’eau, (pourvu qu’il le soit de profession, sans fraude ni supercherie) est précisément dans la même cathégorie. Non qu’au premier coup-d’œil on y aperçoive aucune conséquence, aucune logique. — En effet, dire qu’un ruisseau d’eau froide, tombant goutte à goutte dans estomac, allumera une torche en l’honneur de ma Jenny.

Cette proposition ne frappe personne ; au contraire, elle semble diamétralement opposée au cours ordinaire des effets et des causes. —

Mais c’est ce qui montre la foiblesse et l’insuffisance de la raison humaine. —

« Et vous ne laissez pas, monsieur de jouir d’une parfaite santé ? » —

« La plus parfaite, madame, que l’amitié même puisse me désirer. » —

« Quoi, monsieur ! ne buvant rien, absolument rien que de l’eau ! » —

— Impétueux fluide ! au moment que tu presses contre les écluses du cerveau, vois comme elles cèdent à ta puissance ! —

La curiosité paroît à la nage, faisant signe à ses compagnes de la suivre ! elles plongent au milieu du courant. —

L’imagination s’assied en rêvant sur la rive. — Elle suit le torrent des yeux, et change les brins de paille et de jonc en mats de misaine et de beau-pré. — À peine la métamorphose est-elle faite, que le desir, tenant d’une main sa robe retroussée jusqu’au genou, survient, les voit et s’en empare. —

Ô vous, buveurs d’eau ! est-ce donc par le secours de cette source enchanteresse que vous avez tant de fois tourné et retourné le monde à votre gré ? Foulant aux pieds l’impuissant, écrasant son visage, — et changeant même quelquefois la forme et l’aspect de la nature ! —

« Si j’étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois boire plus d’eau. — Et moi aussi, dit Eugène, si j’étois Yorick. » —

C’est ce qui prouve que tous deux avoient lu leur Longin.

— Quant à moi ; je suis résolu à ne lire de ma vie d’autre livre que le mien.