Vie et opinions de Tristram Shandy/4/35

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 88-91).



CHAPITRE XXXV.

Je m’embrouille.


Je voudrois que mon oncle Tobie eût été buveur d’eau, on auroit compris pourquoi, du premier moment que la veuve Wadman le vit, elle sentit quelque chose en sa faveur. —

Quelque chose peut-être au-dessus de l’amitié, au-dessous de l’amour, pourtant, — quelque chose, — n’importe quoi, — n’importe où, — je ne donnerois pas un seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement n’en a guère à perdre) pour être mis dans le secret. —

Mais mon oncle Tobie n’étoit rien moins que buveur d’eau. Il ne la buvoit ni pure, ni mêlée, ni d’aucune manière, ni en aucun lieu, — excepté peut-être dans quelque poste avancé où l’on ne pouvoit avoir de meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le temps de sa blessure, lorsque le chirurgien ne cessant de lui dire qu’il falloit détendre ses fibres, et que la réunion de la plaie s’en feroit plus vîte ; — mon oncle Tobie consentoit à en boire pour l’amour de la paix.

— Tout le monde sait que dans la nature il n’y a point d’effet sans cause. — Et l’on, sait également que mon oncle Tobie n’étoit ni tisserand, ni jardinier, ni gladiateur, à moins que vous prétendiez que capitaine soit l’équivalent de gladiateur ; mais il étoit simplement capitaine d’infanterie. D’ailleurs, ceci est une explication forcée. — Nous n’avons donc rien à supposer que cette malheureuse jambe. Mais dans la présente hypothèse, elle ne nous serviroit qu’autant que son accident auroit été la suite de quelque mal au pied ; mais la jambe de mon oncle Tobie n’avoit maigri par l’effet d’aucun désordre dans le pied. — Que dis-je ? La jambe de mon oncle Tobie n’avoit pas maigri du tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, ce qui pouvoit venir du défaut total d’exercice, où elle étoit restée, pendant les trois ans que mon oncle Tobie avoit passés à la ville dans la maison de mon père ; mais elle étoit forte, nerveuse, et au total c’étoit une jambe aussi bien faite et d’aussi bon augure que toute autre. —

Je déclare que je ne me rappelle aucune occasion, aucun passage du livre que j’écris, où je me sois trouvé aussi embarrassé qu’au cas présent, à faire joindre les deux bouts, et à faire cadrer de force le chapitre que j’écrivois au chapitre qui devoit suivre. — On diroit que j’ai pris plaisir à rassembler les difficultés de toute espèce, uniquement pour voir comment je pourrois en sortir. —

— Insensé que tu es ! quoi ! ces détresses inévitables qui n’ont cessé de t’affliger comme homme et comme auteur ; — ces détresses, Tristram, ne te suffisent pas ! et tu veux te jetter dans de nouveaux embarras ! —

— N’est-ce pas assez que tu sois endetté de tous côtés ? N’as-tu pas dix tombereaux chargés des premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont pas encore vendus ? Et n’es-tu pas presque à bout de ton esprit pour trouver le moyen de t’en défaire ? —

— N’es-tu pas à l’heure qu’il est, tourmenté de ce maudit asthme que tu as gagné en Flandre en patinant contre le vent ? — Il n’y a pas plus de deux mois, qu’à force de rire de la posture ridicule d’un cardinal, tu te rompis un vaisseau dans la poitrine, et en deux heures tu perdis tant de sang, qu’à en croire les médecins, si l’hémorrhagie eût duré une fois autant, tu en aurois perdu plus de quatre pintes ! —