Vie et opinions de Tristram Shandy/4/48

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 115-136).



CHAPITRE XLVIII.

Amours de Trim.


« N’est-ce pas, monsieur, une grande pitié ?...... Mais je crains que ce que je vais dire à monsieur ne soit une sottise dans la bouche d’un soldat. » —

« Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, un soldat seroit-il plus exempt d’en dire qu’un homme de lettres ? — Il en a moins d’occasions, répondit le caporal. » Mon oncle Tobie fit un signe de tête.

— « N’est-ce donc pas une grande pitié, dit le caporal, en jetant les yeux sur Dunkerque et sur le môle, — comme Servius Sulpicius, à son retour d’Asie et de sa traversée d’Egine à Mégare, jetoit les siens sur Corinthe et le Pirée.

» N’est-ce pas, dis-je, une grande pitié, sauf le respect de monsieur, d’avoir détruit de si beaux ouvrages ? Et n’en seroit-ce pas une toute aussi grande, de les avoir laissé subsister ? » —

« Tu as raison, Trim, dans les deux cas, dit mon oncle Tobie. — Aussi, poursuivit le caporal, monsieur a pu remarquer que depuis le commencement de la démolition jusqu’à la fin, je n’ai pas une seule fois sifflé, ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos anciennes guerres, ni raconté à monsieur une seule histoire, bonne ou mauvaise. » —

« Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, rempli d’excellentes qualités ; et je ne regarde pas comme la moindre (étant conteur d’histoires comme tu l’es) d’avoir su au travers de toutes celles que tu m’a dites, soit pour me divertir dans mes travaux, soit pour me distraire dans mes chagrins, d’avoir su, dis-je, ne m’en raconter presque jamais que de bonnes. » —

« Avec la permission de monsieur, c’est qu’à l’exception du roi de Bohême et de ses sept châteaux, il n’y en a pas une qui ne soit vraie ; car elles me regardent toutes. »

« C’est ce qui fait, Trim, dit mon oncle Tobie, que je les aime davantage. — Mais quelle est cette nouvelle histoire ? tu viens d’exciter ma curiosité. »

« Je vais, dit le caporal, la raconter à monsieur. — Pourvu, dit mon oncle Tobie, en regardant tristement Dunkerque et le mole, — pourvu que ne soit pas une histoire enjouée ; car à des histoires de ce genre, il faut que l’auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir, — et la disposition où je me trouve en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton histoire. — Il n’y a, dit le caporal, rien d’enjoué dans mon histoire. Je ne voudrois pas non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu’elle fût trop triste. — Elle ne l’est pas non plus, répliqua le caporal ; — en un mot elle convient parfaitement à monsieur. — Eh bien ! je t’en remercie de tout mon cœur, s’écria mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de la commencer. » —

Le caporal fit la révérence. — Quoi qu’il ne soit pas aussi aisé que le monde l’imagine, d’ôter avec grâce un bonnet de housard qui n’a point de consistance, — ni moins difficile, à mon avis, quand on est assis par terre, de faire une révérence aussi remplie de respect que les révérences ordinaires du caporal, — cependant en faisant glisser la paulme de sa main droite, laquelle étoit du côté de son maître ; en la faisant glisser, dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu plus loin que son corps, pour donner à celle-ci plus de courbure, — saisissant en même-temps son bonnet sans effort avec le pouce et les deux premiers doigts de la main gauche, ce qui réduisoit insensiblement le diamètre du bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, et l’applatissoit presqu’entièrement, — le caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa posture ne sembloit le promettre. — Et, ayant craché deux fois, pour chercher la clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, et plairoit davantage à son maître, — il jeta sur lui un regard de tendresse qui lui fut rendu, et il commença ainsi.


Histoire du roi de Bohême et des sept châteaux.


« Il étoit une fois un certain roi de Bohê. — »

Le mot Bohême n’étoit pas encore tout-à-fait prononcé, que mon oncle Tobie obligea le caporal à faire halte pour un moment. — Le caporal avoit commencé son histoire nue tête, ayant laissé son bonnet par terre depuis qu’il l’avoit ôté à la fin du dernier chapitre. —

L’œil de la bonté épie tout. — Le caporal n’avoit pas achevé les quatre premiers mots de son histoire, que mon oncle Tobie avoit déjà touché son bonnet deux fois du bout de sa canne, comme pour dire : pourquoi, Trim, n’est-il pas sur votre tête ? — Trim le ramassa avec la plus respectueuse lenteur ; puis jetant un coup-d’œil humilié sur la broderie de devant, laquelle étoit terriblement ternie, et même usée dans les parties les plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet à ses pieds pour moraliser à son sujet. —

« Je t’entends trop bien, s’écria mon oncle Tobie ! et tout ce que tu dis-là n’est que trop vrai. — Mais, Trim, rien n’est fait en ce monde pour toujours durer. » —

« Ô mon cher Tom ! s’écria Trim, — quand ces gages de ton amour et de ton souvenir seront tout-à-fait usés, que dirai-je ? » —

« Il n’y a, Trim, répliqua mon oncle Tobie, autre chose à dire que ce que je t’ai dit ; rien n’est fait en ce monde pour toujours durer. On se creuseroit la cervelle jusqu’au jour du jugement, qu’on ne trouveroit rien de mieux. »

La caporal reconnut que mon oncle Tobie avoit raison, et qu’il seroit inutile, quelque esprit qu’on eût, de chercher à tirer de son bonnet une morale plus saine. Il mit donc son bonnet sur sa tête sans chercher davantage ; et, passant la main sur son front pour effacer une ride pensive que le texte et le commentaire y avoit fait naître, il retourna, avec le même regard et le même son de voix, à son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Il étoit une fois un certain roi de Bohême… — Mais sous quel règne ? c’est ce que je ne saurois dire à monsieur. » —

« Je ne te le demande en aucune sorte, s’écria mon oncle Tobie. » —

« C’étoit, sauf le respect de monsieur, un peu avant le temps où les géans cessèrent d’engendrer. — Mais en quelle année de notre Seigneur c’étoit ?… » —

« Je ne donnerois pas deux sous pour le savoir, dit mon oncle Tobie. » —

« Seulement, n’en déplaise à monsieur, cela donne meilleur air à une histoire. » —

« C’est ton affaire, Trim, de l’embellir à ta mode ; — et choisis, continua mon oncle Tobie, choisis dans tout le monde entier la date que tu voudras, et applique-là à ton histoire, c’est celle-là que je préférerai. »

Le caporal s’inclina d’un air pénétré de reconnoissance. — En effet, depuis la création du monde jusqu’au déluge de Noé, — depuis le déluge jusqu’à la naissance d’Abraham, depuis les patriarches et leur pèlerinage jusqu’à la sortie d’Égypte des Israélites ; — de-là à travers toutes les dynasties, olympiades, villes fondées et détruites, et autres époques mémorables de chaque peuple, jusqu’à la venue de Jésus-Christ, — et de cette venue au moment où Trim racontoit son histoire ; — chaque siècle, chaque année, chaque mois, chaque heure, chaque minute ; — mon oncle Tobie mettoit aux pieds du caporal le vaste empire des temps et tous ses abîmes.

Mais comme la modestie touche à peine du bout du doigt à ce que la libéralité lui présente les mains ouvertes, le caporal se contenta de ce qu’il y avoit de plus mauvais dans tous le paquet ; — et pour que nos seigneurs du parti ministériel et de celui de l’opposition ne se mangent pas le blanc des yeux en disputant sur l’époque choisie par le caporal, je la leur dirai sans me faire prier.

Il prit l’année de notre Seigneur mil sept cent douze, qui fut celle où le duc d’Ormond se comporta si mal en Flandre ; et il reprit ainsi son expédition de Bohême.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« En l’an de notre Seigneur mil sept cent douze, il étoit, comme je le disois à monsieur..... » —

« À te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, toute autre date m’auroit plu davantage ; non-seulement à cause de la tache honteuse qui souille notre histoire de cette année-là, quand nos troupes se débandèrent, et refusèrent de couvrir le siège du Quesnoy, où Fayel cependant poussoit les ouvrages avec une vigueur incroyable ; — mais encore, Trim, pour l’intérêt même de ton histoire ; parce que s’il y a (et ce qui t’est échappé à ce sujet m’en laisse quelque soupçon) — s’il y a, dis-je, quelques géans..... » —

« En vérité, monsieur, il n’y en a qu’un. — C’est tout comme vingt, s’écria mon oncle Tobie ! — mais alors tu aurois dû te reculer de quelque sept ou huit cents ans, pour te mettre hors de la portée des critiques. Et je te conseille, pour l’honneur de ton histoire, si tu dois jamais la raconter encore… » —

« Si je peux l’achever une bonne fois, dit Trim, je jure à monsieur que je ne la raconterai de ma vie, ni à homme, ni à femme, ni à enfant. À d’autres, s’écria mon oncle Tobie ! » mais d’un ton de voix si bon, si encourageant, que le caporal reprit son histoire avec plus d’allégresse que jamais. —


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit le caporal, en élevant la voix et frottant joyeusement les deux paumes de ses mains l’une contre l’autre, — il étoit une fois un certain roi de Bohême..... » —

« Laisse la date entièrement, Trim, dit mon oncle Tobie, en se penchant vers le caporal, et appuyant doucement sa main sur son épaule pour adoucir la petite peine qu’il pouvoit lui faire en l’interrompant, — laisse la date entièrement, Trim. Une histoire passe à merveille sans tant de précision ; et à moins qu’on n’en soit bien sûr… — Bien sûr, dit le caporal, en secouant la tête ! — J’en conviens, répondit mon oncle Tobie. — Il n’est pas aisé, Trim, qu’un homme comme toi et moi, nourri dans les armées, qui a rarement regardé devant lui plus loin que le bout de son fusil, et derrière lui au-delà de son havresac, en sache beaucoup sur cette matière. »

« Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière de raisonner de mon oncle Tobie, autant que par le raisonnement lui-même ! — un soldat a bien autre chose à faire ; — car, sans parler des batailles, des marches, ni du service de garnison, n’a-t il pas son fusil à éclaircir, — son habit à nétoyer, — ses moustaches à cirer ; lui-même enfin à raser et à tenir propre, de manière à paroître toujours comme à la parade ? — Quel besoin, ajouta le caporal, d’un air triomphant, quel besoin, (je le demande à monsieur) — un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot de géographie ? » —

« Tu devois dire, chronologie, Trim, dit mon oncle Tobie ; car pour la géographie, elle est pour lui d’un usage indispensable. Il faut qu’il connoisse parfaitement tous les pays où son métier l’entraîne, et les confins de ces pays ; — il faut qu’il en connoisse chaque ville, village, bourg, hameau, avec les routes, les canaux et les chemins creux qui y aboutissent. — S’il passe une rivière ou un ruisseau, il faut, Trim, qu’à la première vue il puisse en dire le nom, — dans quelle montagne il prend sa source, — quel est son cours, — à quelle distance il est navigable, — où il est guéable, où il ne l’est pas. — Il faut que le sol de chaque vallée lui soit aussi connu qu’au laboureur qui la cultive, et qu’il soit en état, si le cas le requiert, de donner un plan exact de toutes les plaines et défilés, des forts, des collines, des bois et des marais, à travers lesquels son armée doit marcher. — Il faut enfin qu’il connoisse leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs eaux thermales, leurs animaux, leurs saisons, leurs climats, leurs degrés de froid et de chaud, leurs habitans, leurs coutumes, leurs langages, leur politique, et même leur religion. — Autrement, caporal, continua mon oncle Tobie, se levant dans la guérite, et commençant à s’échauffer à cet endroit de son discours, — concevroit-on comment Malborough a pu faire marcher son armée, des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg à Kerpenord, — (Il fut impossible au caporal de rester assis plus long-temps) de Kerpenord, Trim, à Kalsaken, de Kalsaken à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, de Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim à Elchingen, d’Elchingen à Gingen, de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen à Skellenbourg, — où il fondit sur les retranchemens des ennemis, les força à passer le Danube, traversa la Lech, poussa ses troupes jusques dans le cœur de l’empire, — et marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert et Schonevelt, il arriva aux plaines de Blenheim et d’Hochstet. — Ce grand homme, caporal, malgré tout son talent, n’auroit pas fait un pas ni un seul jour de marche, sans le secours de la géographie ».

« Car pour la chronologie, j’avoue, Trim, continua mon oncle Tobie, en se rasseyant froidement dans sa guérite, que de toutes les sciences, il me semble que c’est celle dont un soldat peut le mieux se dispenser ; — à moins que ce ne soit pour les éclaircissemens qu’il peut un jour en retirer, relativement à l’époque de l’invention de la poudre, car les terribles effets de cette composition, pareille à la foudre et renversant tout devant elle, l’ont rendue pour nous une espèce d’ère militaire. Elle a si totalement changé la nature de l’attaque et de la défense, soit pour la guerre de terre, soit pour la guerre de mer, elle a tellement étendu les bornes de l’art et de la science militaire, qu’on ne sauroit être trop exact à fixer le temps précis de sa découverte, et trop soigneux à rechercher le nom de son inventeur, et les circonstances qui lui ont donné naissance.

» Je suis loin de contester, continua mon oncle Tobie, ce dont les historiens conviennent ; savoir qu’en l’an de Notre Seigneur treize cent quatre-vingt, sous le règne de Vinceslas, fils de Charles IV, un certain prêtre, nommé Schwartz, apprit aux Vénitiens l’usage de la poudre dans leurs guerres contre les Génois. Mais il est certain qu’il ne fut pas le premier ; — car si nous en croyons dom Pèdre, évêque de Léon..... — Bon Dieu, dit Trim, qu’est-ce que des prêtres et des évêques avoient à faire de se creuser la tête pour la poudre à canon ? — Dieu le sait, dit mon oncle Tobie, sa providence opère le bien par qui il lui plaît. — Dom Pèdre donc affirme, en sa chronique du roi Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu’en l’an treize cent quarante-trois, (c’est-à-dire trente-sept avant l’autre époque,) le secret de la poudre étoit bien connu, et qu’elle étoit dès-lors employée avec succès, tant par les Maures que par les Chrétiens, non-seulement sur mer, mais dans plusieurs de leurs sièges les plus mémorables en Espagne et en Barbarie. — Et tout le monde sait que le moine Bacon a écrit expressément sur la poudre à canon, et en a généreusement donné la recette au public, plus de cent cinquante ans avant la naissance de Schwartz. — Mais, ajouta mon oncle Tobie, ce qui nous embarrasse bien davantage, et ce qui confond toutes nos relations, ce sont les Chinois qui prétendent avoir connu la poudre plusieurs centaines d’années avant Bacon. » —

« Je gage, s’écria Trim, qu’il n’y a pas un mot de vrai. » —

« Je croirois volontiers qu’ils se trompent, reprit mon oncle Tobie ; du moins si l’on peut en juger par le misérable état de leur tactique actuelle, surtout en ce qui regarde les fortifications. — Les leurs ne consistent que dans un fossé revêtu d’un mur de brique, et entièrement dépourvu de flancs. Quant à ce qu’ils placent dans les angles, et qu’ils nous donnent pour des bastions, ils sont construits d’une manière si barbare, qu’on les prendroit..... — pour un de mes sept châteaux, interrompit le caporal. » —

Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même à trouver une comparaison, ne fut pas content de celle de Trim. Mais Trim lui disant qu’il lui restoit en Bohême une demi-douzaine de châteaux pareils, dont il ne savoit comment se défaire. Mon oncle Tobie fut si touché de la plaisanterie naïve du caporal, qu’il cessa sa dissertation sur la poudre à canon, et pria le caporal de continuer son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Ce malheureux roi de Bohême, dit Trim… » —

« Il étoit donc malheureux, dit mon oncle Tobie ! » Car ses dissertations sur la poudre à canon et sur les autres parties de l’art militaire, l’avoient rudement embrouillé ; et quoiqu’il eût prié le caporal de poursuivre son histoire, les fréquentes interruptions qu’il avoit faites ne lui avoient pas laissé ses idées assez présentes pour expliquer l’épithète. —

« Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon, oncle Tobie, d’un ton pathétique ? » Le caporal qui auroit voulu que le mot et tous ses synonimes fussent à tous les diables, commença à repasser dans son esprit les principaux évènemens de l’histoire du roi de Bohême, lesquels prouvoient tous que jamais homme n’avoit été plus heureux que lui, — Le pauvre caporal se trouva alors dans un embarras extrême ; et ne se souciant pas de rétracter son épithète, encore moins de l’expliquer, — et moins que tout cela d’ériger son conte en système à la manière des savans, — il regarda mon oncle Tobie, espérant qu’il viendroit à son secours ; mais voyant que mon oncle Tobie restoit assis en attendant un explication, il hésita un moment et continua ainsi :

« Monsieur me permettra de lui dire que le roi de Bohême étoit malheureux, en ce qu’aimant la navigation et tout ce qui y a rapport, il ne se trouvoit pas un seul port de mer dans toute la Bohême. » —

« Et comment diable y en auroit-il eu, Trim, s’écria mon oncle Tobie ? — La Bohême ne touchant à la mer d’aucun côté, cela ne pouvoit être autrement. — Cela se pouvoit, dit Trim, si Dieu l’avoit voulu. »

— Mon oncle Tobie ne parloit jamais de l’essence de Dieu et de ses attributs, qu’avec respect et retenue. —

« Je ne le crois pas, répliqua mon oncle Tobie, après une pause ; — car ne touchant à la mer d’aucun côté, — ayant la Silésie et la Moravie à l’est, — la Lusace et la Haute-Saxe au nord, la Franconie à l’ouest, et la Bavière au sud ; — la Bohême ne pouvoit se rapprocher de la mer sans cesser d’être Bohême ; et la mer d’un autre côté, ne pouvoit arriver à la Bohême sans couvrir une grande partie de l’Allemagne, et noyer des millions de malheureux habitans qui se seroient trouvés sans défense contre un tel déluge. À Dieu ne plaise, s’écria Trim ! — Un tel déluge, ajouta mon oncle Tobie avec bonté, montreroit un tel manque de compassion dans celui qui est notre père commun, que je pense, Trim, qu’il étoit réellement impossible que la Bohême eût des ports de mer. »

Le caporal fit sa révérence en homme intimement convaincu, et continua.

« Or, il arriva que par une belle soirée d’été, le roi de Bohême sortit avec la reine et ses courtisans. — Tu as raison, Trim, dit mon oncle Tobie, de dire qu’il arriva ; car le roi de Bohême, ainsi que la reine, pouvoient également sortir ou rester chez eux. — Et c’est là une matière de futur contingent, qui peut arriver ou ne pas arriver, suivant que le hasard en ordonne. » —

« Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus une opinion particulière. Il pensoit qu’il ne nous arrivoit rien en ce monde qui ne fût arrêté de toute éternité. Aussi, disoit-il souvent à ses soldats : que chaque balle avoit son billet. — C’étoit un grand homme, dit mon oncle Tobie ! — Et je crois à présent, continua Trim, que le coup qui me mit hors de combat à Landen ne fût visé à mon genou, que pour m’ôter du service du roi et me mettre à celui de monsieur, où je serai sûrement mieux soigné dans ma vieillesse. — Tu peux y compter, Trim, s’écria mon oncle Tobie avec la dernière vivacité. »

Le cœur du maître et celui du valet étoient également sujets à ces épanchemens imprévus. — Le caporal voulut parler, il voulut remercier son maître ; — les larmes l’inondèrent, — il resta sans parole, sans mouvement ; — il resta les yeux fixés sur mon oncle Tobie ; mais son visage exprimoit sa reconnoissance, et payoit les marques de bonté de son maître. Une larme alors coula sur la joue de mon oncle Tobie, et paya l’attachement du serviteur. —

Cette scène fut suivie d’un long silence. — Trim le rompit le premier, et s’efforçant de prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire son maître : — « D’ailleurs, monsieur, dit-il, sans cette blessure que j’ai reçue à Landen, je n’aurois jamais été amoureux ? » —

« Tu as donc été amoureux, Trim, dit mon oncle Tobie en souriant ? » —

« Amoureux, dit le caporal, par-dessus la tête. — Et je te prie, Trim, dit mon oncle Tobie, où, quand et comment cela s’est-il passé ? — tu ne m’en as jamais dit un mot. — J’ose dire à monsieur, répondit Trim, qu’il n’y avoit pas dans tout le régiment un tambour ni un fils de sergent qui ne sût cette histoire. — Et comment ne la sais-je pas encore, dit mon oncle Tobie ? » —

« Monsieur doit se rappeller, et sûrement avec douleur, dit le caporal, notre déroute totale à Landen, et la confusion horrible au camp et de l’armée. Il fallut que chacun songeât à soi ; et sans les régimens de Wyndham, de Lumley et de Galway qui couvrirent la retraite sur Neerspeeken, le roi lui-même auroit eu de la peine à gagner le pont. — Il fût pressé vivement, comme monsieur le sait mieux que moi. » —

« Vaillant prince ! s’écria mon oncle Tobie avec enthousiasme ! au moment où tout est perdu, je le vois passer devant moi à toute bride. — Il court à la gauche chercher le reste de la cavalerie angloise, et revient avec elle pour soutenir la droite, et arracher, s’il en est encore temps, le laurier des mains de Luxembourg. — Je le vois avec son écharpe flottante ranimant le courage de ce pauvre régiment de Galway. Je le vois courant le long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et chargeant Conti à la tête des siens. — Brave, — brave prince, s’écria mon oncle Tobie ! par le ciel, il mérite la couronne ! — Comme un voleur mérite la corde, s’écria Trim. »

Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté du caporal, autrement la comparaison n’auroit pas été de son goût. Mais le caporal n’y avoit pas songé en la faisant. — Au reste, il n’y avoit pas moyen de revenir sur ses pas ; ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit de continuer son récit.

« Le nombre des blessés étoit prodigieux ; chacun ne pensoit qu’à sa propre sûreté. — Cependant, dit mon oncle Tobie, Talmash fit la retraite de l’infanterie avec beaucoup d’ordre. — Je n’en restai pas moins sur le champ de bataille, dit le caporal. — Misérable garçon, répliqua mon oncle Tobie ! — Tellement qu’il étoit midi du lendemain, continua le caporal, avant que je fusse échangé et mis dans une charrette avec trente ou quarante autres blessés, pour être conduit à notre hôpital.

» Il n’y a aucune partie du corps, sauf le respect de monsieur, où une blessure cause une douleur plus insupportable qu’au genou. » —

« Excepté l’aîne, dit mon oncle Tobie. — Avec la permission de monsieur, répliqua le caporal, le genou, à mon avis, doit être plus sensible, — ayant beaucoup plus de tendons et de tout ce qu’ils appellent..... qu’il appellent..... —

« C’est pour cette raison, dit mon oncle Tobie, que l’aîne est infiniment plus sensible ; non-seulement parce qu’elle a autant de tendons, et de ces autres choses dont je ne sais pas plus le nom que toi ; mais parce que… » —

Ici la veuve Wadman, qui s’étoit tenue cachée dans son arbre pendant toute la conversation, retint son haleine, détacha sa coiffe de dessous son menton, se tint le corps en avant porté sur une jambe, et prêta l’oreille plus attentivement que jamais. —

La dispute se soutint amicalement et à forces égales pendant quelque temps entre mon oncle Tobie et Trim, — jusqu’à ce qu’enfin Trim se ressouvenant qu’il avoit souvent pleuré pour les souffrances de son maître et jamais pour les siennes, abandonna son opinion. Mais mon oncle Tobie n’accepta pas son désistement ; « cela ne prouve autre chose, Trim, que la bonté de ton cœur. »

Tellement qu’on ne sait pas encore si la douleur d’une blessure à l’aîne est plus forte, toutes choses égales d’ailleurs, que la douleur d’une blessure au genou. —

Ou si la douleur d’une blessure au genou est plus forte que la douleur d’une blessure à l’aîne.