Vie et opinions de Tristram Shandy/4/77

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 209-211).



CHAPITRE LXXVII.

Demandez à ma blanchisseuse.


Je dis donc que dans les occasions ordinaires, — c’est-à-dire, quand je me trouve stupide, que mes idées s’enfantent pesamment, et se débrouillent avec peine. —

Ou que je me trouve, je ne sais comment, dans une veine de licence et de libertinage, et que je fais de vains efforts pour en sortir. —

Dans tous ces cas et autres semblables, je ne dispute pas un moment avec ma plume. — Si une prise de tabac, si un tour ou deux par la chambre ne me suffisent pas, — je prends mon rasoir, j’en essaie le tranchant sur la paume de ma main, je me savonne le menton, et sans plus de cérémonie je me fais la barbe ; et si par malheur je laisse un poil, j’ai soin du moins que ce n’en soit pas un blanc. — Cela fait, je passe ma chemise, je change d’habit, je mets ma perruque, je prends ma bague de topaze ; en un mot, je m’habille de la tête aux pieds. —

Or, il faut que le diable s’en mêle, si je n’y gagne rien. — Car considérez, monsieur, que tout le monde voulant être présent quand on le rase, (quoiqu’il n’y ait aucune règle sans exception) et personne ne voulant se raser sans miroir, crainte d’accident, — cette situation, comme toute autre, laisse nécessairement des impressions particulières sur le cerveau. —

Oui, je le maintiens. Les idées d’un homme dont la barbe est forte, deviennent sept fois plus nettes et plus fraîches sous le rasoir ; — et si cet homme pouvoit, sans inconvénient, se raser du matin au soir, ses idées parviendroient au plus haut degré du sublime. — Je ne sais comment Homère a pu si bien écrire avec une barbe de capucin ; — mais comme son talent contredit mon système, je ne veux pas m’y arrêter, et je retourne à ma toilette.

Louis de Sorbonne dit que la toilette n^est qu’une affaire de corps ; mais il se trompe. L’ame et le corps ne sauroient se séparer ; un homme ne sauroit s’habiller, sans que ses idées se portent sur son habillement ; et s’il se met en gentilhomme, ses idées s’ennoblissent ; de sorte qu’il n’a qu’à prendre la plume et se peindre dans son style.

Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir si ce que j’écris peut se lire, et si rien n’a sali ma plume, voyez le mémoire de ma blanchisseuse ; c’est comme si vous lisiez mon livre. — Il y a un certain mois où je suis en état de prouver que j’ai sali trente et une chemises. On ne sauroit pousser la propreté plus loin. — Eh bien ! j’ai été plus maudit, plus vexé, plus critiqué, pour ce que j’ai écrit dans ce mois-là, que par tout ce que j’ai écrit dans le reste de l’année.

Mais je n’avois pas montré à ces messieurs les mémoires de ma blanchisseuse.