Vie et opinions de Tristram Shandy/4/86

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 222-224).



CHAPITRE LXXXVI.

Prestige du démon.


Nous vivons dans un monde tout est énigme et mystère ; ainsi, nous y sommes accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange que la nature, qui fait chaque chose si conforme à sa destination, — qui ne se trompe jamais ou presque jamais, à moins qu’elle n’ait le projet de s’amuser, — qui dispose si bien les formes et les propriétés de la matière qu’elle emploie, soit qu’elle en veuille faire une charrue, un vilebrequin ou une perruque ; — qui modèle chaque créature, fût-ce un oison, de manière qu’il ne lui manque rien ; — il sembleroit étrange, dis-je, que cette nature, si habile en toute autre chose, ne fît que des balourdises quand il s’agit d’une affaire aussi simple que celle d’assortir un homme et une femme.

Cela viendroit-il du choix de l’argile, qui se gâte souvent au feu ? d’où il résulte qu’un homme a trop d’un côté ce qui lui manque de l’autre, et pèche par trop ou par trop peu de chaleur. — Cette grande ouvrière donneroit-elle trop peu d’attention à ces petits détails platoniques de la moitié de l’espèce pour laquelle elle a fabriqué l’autre ? — Peut-être aussi que souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari on lui demande. Mais laissons ces hypothèses ; nous en raisonnerons après souper. —

Il suffit que l’observation en elle-même, et les raisonnemens auxquels elle donne lieu, loin de rien expliquer, ne servent qu’à tout embrouiller.

En effet, à considérer attentivement mon oncle Tobie, y avoit-il jamais eu quelqu’un mieux taillé pour le mariage ? La nature l’avoit pétri de son argile la plus pure et la plus douce ; — elle avoit rempli ses vaisseaux de lait ; — elle avoit animé ses poumons du souffle le plus épuré ; — tout en lui étoit bon, humain, généreux. — La vérité et la confiance habitoient dans son cœur, dont toutes les avenues étoient une communication toujours ouverte, toujours active des services les plus obligeans, des bienfaits les plus tendres. — Enfin la nature, en le comblant de ses dons, n’avoit point oublié pour quelles fins le

mariage étoit institué. — En conséquence…

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Et la blessure de mon oncle Toble n’avoit point annullé la donation. —

Cependant ce dernier article avoit je ne sais quoi de louche et d’apocryphe. Or le diable qui, comme on sait, est l’ennemi de la foi, avoit élevé à ce sujet quelques scrupules dans l’esprit de Mistriss Wadman ; et d’un autre côté (en vrai diable qu’il étoit) il avoit changé aux yeux de la veuve les autres vertus de mon oncle Tobie en bouteilles vides, en vieilles guenilles, en pantoufles et en vieilles culottes. —