Vie et opinions de Tristram Shandy/4/Texte entier

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. np-260).
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Tome IV



ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME QUATRIÈME.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.








VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE IV


CHAPITRE PREMIER.

Le pauvre et son chien.


Détestant, comme je l’ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis mon secret au postillon, dès que nous eumes quitté le pavé. Il répondit à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux : si bien qu’au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps Ailly-le-haut-Clocher, ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde. — Mais nous la traversâmes sans musique ; tous les carillons étant dérangés, non seulement là, mais bien encore ailleurs.

Faisant donc toute la diligence possible, d’Ailly-le-haut-Clocher, je gagnai Flixcourt ; de Flixcourt, Péquigny, puis enfin Amiens, — Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage, mais où Jeanneton n’étoit plus, et où par conséquent rien n’étoit digne de m’arrêter. —

Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l’on établit mes brancards sur des tréteaux. — Quelle est cette mode, dis-je ? prétend-on par-là me faire aller plus vîte ? — J’appris que le courrier d’une berline qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois partir qu’après que les miens auroient mangé l’avoine.

« Mais si monsieur veut descendre en attendant ? » —

Monsieur préféra de rester dans sa chaise. — Mais pour l’amour de Dieu, garçon, qu’on se dépêche. — ......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai rien, mon bon-homme, lui dis-je. — C’étoit à un vieillard couvert de haillons, qui s’étoit avancé jusqu’à deux pas de la portière, son bonnet de laine rouge à la main. — Son geste et ses yeux demandaient, sa bouche ne parloit pas. — Il avoit un chien qui tenait, ainsi que son maître, ses yeux fixés sur moi, et qui semblait aussi solliciter ma charité. —

Je n’ai rien, dis-je une seconde fois. — C’étoit à-la-fois un mensonge et un acte de dureté. — Je rougis de l’avoir dit. — Mais, pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si importuns ! — Celui-là ne le fut pas. — Dieu vous conserve, dit-il ; — et il se retira humblement.

Ho-hé, ho-hé ! — vîte — les chevaux. — C’étoit la berline qui venoit d’arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien s’approchèrent, n’obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure.

Celui qui vient d’avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu’un qui, à sa place, ne l’auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline eussent donné au pauvre, je crois que j’en aurois senti quelque peine. — Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi ; et puisque… ; Bon Dieu ! m’écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne ?

Cette réflexion me mit mal avec moi-même. — Je cherchai des yeux le pauvre, comme si j’eusse voulu le rappeller. — Il s’étoit assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis de lui, et la tête appuyée entre les genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de mon côté.

Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son chapeau. — Il s’essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre haleine pour continuer sa route. — Son chien (car il avoit aussi son chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d’un air fier.

Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié pelé ; et je m’étonnois que le vieillard, réduit à la dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et souvent incertaine. — L’air dont ils se regardoient tous deux, m’éclaira sur-le-champ. — « Ô de tous les animaux le plus aimable et le plus justement aimé, m’écriai-je en moi-même ! — C’est toi qui es le compagnon de l’homme, — son ami, — son frère. — Toi seul lui restes fidèle dans le malheur ! — Toi seul ne dédaignes pas le pauvre...... Si l’habitude de vivre auprès du riche ne t’a pas corrompu ! — Ce bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui l’accueille, et qui lui sourit : et sur le lit de paille qu’il partage avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n’est pas seul au monde tant que lui restes encore. »

En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de déjeuner. Les deux chiens s’élancèrent. — La berline partit : un seul chien fut écrasé. — C’étoit celui du pauvre.

Le chien jetta un cri, — ce fut le dernier. Son maître s’étoit précipité sur lui. — Son maître dans le plus sombre désespoir ! Il ne pleuroit point. Hélas ! il ne pouvoit pleurer. — Mon bon-homme, lui criai-je. — Il retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six francs. — L’écu roula à côté de lui sans qu’il s’en mît en peine. Il ne me remercia que par un mouvement de tête affectueux ; et il reprit son chien dans ses bras. — Hélas ! son chien étoit mort, —

« Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs qu’il avoit ramassés, — ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de l’argent. Il est bienheureux ! Il est riche ! — Mais tout le monde ne l’est pas. — Je n’ai qu’un chien ; vous avez perdu le vôtre ; — celui-ci est à vous. » — En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu’il mit dans la main du pauvre, et il s’éloigna aussi-tôt.

Ô monsieur le soldat, s’écria le bon vieillard en lui tendant les bras ! — Le soldat s’éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l’extase de la surprise et de la reconnoissance.

Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par tout. — Brave et galant homme, m’écriai-je ! Eh ! qui suis-je auprès de toi ? Je n’ai donné à ce malheureux que de l’argent : tu viens de lui rendre un ami. —

Mais, ô ciel ! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie ? Le sommeil me gagne. — Oh ! garçon ! — Le garçon amenoit mes chevaux.



CHAPITRE II.

Sommeil dérangé.


Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres ; et celui-là, à moins que n’ayez un courrier qui vous précède, je vous défie de l’éviter. — Et quel est ce chagrin ? — Le voici.

C’est que — fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour dormir ; — courussiez-vous dans le plus beau pays, — sur la plus belle route, — et dans la voiture la plus douce possible ; — fussiez-vous assuré de pouvoir dormir l’espace de vingt lieues sans ouvrir l’œil une seule fois : — bien plus — vous fût-il démontré aussi clairement qu’une proposition d’Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et peut-être mieux endormi qu’éveillé ; — l’obligation de payer, qui revient à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les guides, — s’opposent tellement à l’envie que vous auriez, que (quand il iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu’il y ait poste et demie.

« Parbleu ! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le chemins. — Là-dessus, je m’arrangerai pour dormir. — « Je n’aurai, dis-je, autre chose à faire qu’à glisser doucement mon argent dans le chapeau du postillon, sans proférer un seul mot. »

Bon ! — Il lui faut deux sous de plus pour boire ! — Ou bien il y a une pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas. — Ou bien, il y a une livre et quelques sous, que Monsieur redoit de la dernière poste, et que Monsieur a oublié. — On ne sauroit disputer en dormant, et cette altercation vous réveille. — Cependant, on peut encore retrouver son sommeil ; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle, et il y a moyen de revenir de cette secousse. —

— Mais quoi encore ? — Ciel ! vous n’avez payé que pour une poste, tandis qu’il y a poste et demie ! Cela vous oblige à sortir votre livre de poste, — et l’impression en est si petite, qu’il faut bien ouvrir les yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une prise de tabac, — un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée, — un P. Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son couvent. — Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos roues ; — elles n’en ont que faire, — mais elle jette l’eau sur les roues de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre. — Un pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles, — et qu’il retrouve ensuite son sommeil, s’il le peut !

Sans un accident de cette espèce qui m’arriva, je passois tout de bout à Chantilly sans voir les écuries. —

Mais le postillon, affirmant d’abord, et osant ensuite me soutenir en face, que la pièce de deux sous n’étoit pas bien marquée, — j’ouvris les yeux pour m’en assurer : — et voyant la marque aussi clairement que son nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly malgré moi.

Je n’avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur principe en voyageant, c’est de faire diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d’objets sur sa route dignes de le détourner, et il ne s’arrête guère. — C’est ce qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la tête du côté de l’abbaye. — Tous les diamans que l’on y montre sont faux. Ce trésor si vanté n’est rempli que d’oripeaux ridicules : et je ne donnerois pas trois sous de tout ce qu’il renferme, si ce n’est de la lanterne de Judas. — Encore est-ce, parce qu’il fait nuit, et qu’elle pourroit m’éclairer en entrant à Paris.


CHAPITRE III.

Entrée à Paris.


Clic-clac — clic-clac — clic-clac. Voilà donc Paris, dis-je, en ouvrant de grands yeux ! — C’est-là Paris ! — diable ! Paris, m’écriai-je, répétant le nom une troisième fois !

La première, la plus belle, la plus brillante… — Les rues sont pourtant bien sales. —

Mais je suppose qu’elles n’en sont pas moins belles.

Clic-clac — clic-clac. — Quel train tu fais ! Comme s’il importoit à ces bonnes gens d’être avertis qu’un homme pâle et vêtu de noir a l’honneur d’entrer à Paris, vers les neuf heures du soir, conduit par un postillon en veste bleue avec des revers de calemande rouge ! — Clic-clac — clic-clac. — Je voudrois que ton fouet…

Mais c’est le génie de la nation : ainsi claque, claque à ton aise.

Ah ! personne ne cède le haut du pavé ! — Mais si le haut du pavé est le plus sale, fût-ce dans l’école même de la politesse, comment en agiroit-on autrement ? — Et je te prie, quand allume-t-on les lanternes ? — Quoi ! jamais dans les mois d’été ! — Ah ! c’est le temps des salades. On veut épargner l’huile.

Mais quel barbarie ! Comment ce fier cocher à moustaches peut-il proférer de pareilles ordures contre ce cheval efflanqué qui ne sauroit se ranger ! — Ne vois-tu pas, l’ami, que la rue est si misérablement étroite, qu’une brouette pourroit à peine y tourner ? — Oh ! dans la plus belle ville de l’univers, il n’y auroit pas de mal que les rues fussent un peu plus larges, et que l’on eût de quoi s’y échapper de droite ou de gauche.

Ciel ! que de boutiques de traiteurs ! Que de boutiques de perruquiers ! — Il semble que tous les cuisiniers et barbiers de la terre se soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers auront dit : les François aiment la bonne chère, — ils sont gourmands ; — allons à Paris : nous y aurons un rang distingué.

Et comme la perruque fait l’homme, et que le perruquier fait la perruque, — Sandis ! ont dit les barbiers, nous y serons encore mieux traités. — Nous aurons un rang au-dessus de vous. — Nous serons au moins capitouls. — Cadédis ! nous porterons l’épée.


CHAPITRE IV.

Description de Paris


Je ne sais si c’est la faute des François ou la nôtre, s’ils s’expliquent mal, ou si nous ne les comprenons pas bien. — Mais quand il nous disent que qui a vu Paris a tout vu, il m’est évident qu’ils se trompent. — Du moins, s’ils entendent parler de ce qu’on voit à la lueur des lanternes. — Car on ne voit rien.

En plein jour la chose est différente.

Paris est percé de mille à douze cents rues. — Quand vous les aurez toutes suivies, quand vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places, ses statues ; quand vous aurez visité ses quatre palais et toutes ses églises, parmi lesquelles vous vous garderez d’oublier Saint-Roch et Saint-Sulpice, —

Alors vous aurez vu…

Mais que sert de vous le dire ? Lisez-le vous-même écrit en ces mots sur le portique du Louvre :

« Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,
» Ulla parem. » —

On peut le traduire ainsi pour l’intelligence du lecteur :

« Cette nation est unique parmi les nations ;
» Cette ville est unique parmi les villes :
» Chanter et rire, — rire et mourir. » —

Il faut convenir que le François a une manière joviale de traiter tout ce qui est grand.



CHAPITRE V.

Départ de Paris.


En prononçant le mot jovial, comme j’ai fait à la fin du dernier chapitre, j’ai réveillé en moi l’idée de Spleen. — Non par aucune analogie, ni par aucun ordre chronologique ou généalogique. — Je sais qu’il n’y a pas entre ces deux mots plus de rapport et de parenté, qu’entre le jour et la nuit, ou entre toutes autres choses antipathiques de leur nature. — Mais de même qu’un habile politique tâche d’entretenir une heureuse harmonie parmi les hommes, ainsi un habile écrivain travaille à rapprocher les mots les plus opposés, pouvant à tout moment se trouver dans le cas de les employer ensemble.

Ainsi donc, à tout événement, après avoir parlé de l’humeur joviale des François, j’écris ici en gros caractères :


SPLÉEN.


En partant de Chantilly, j’ai déclaré que le meilleur principe en voyageant étoit de faire diligence ; — mais ceci est purement une affaire d’opinion, et je n’ai prétendu ramener personne à mon sentiment. — D’ailleurs, l’expérience me manquoit alors, et je ne savois pas tous les inconvéniens qu’il y avoit à aller si grand train. — Aujourd’hui j’abandonne mon système, et le laisse à qui voudra le prendre. — Il a dérangé ma digestion, et m’a valu une diarrhée bilieuse, qui m’a ramené au triste état d’où j’étois à peine sorti. — C’est pour le coup que je décampe, et que je me sauve sur les bords de la Garonne. —

Quant à ces gens-ci, à leur génie, — à leurs manières, — à leurs coutumes, leurs lois, — leur religion, leur gouvernement, — leurs manufactures, — leur commerce, — leurs finances, leurs ressources et les ressorts cachés qui les font mouvoir, — quoique j’aie passé deux jours et trois nuits parmi eux, quoique j’aie étudié et médité cette matière avec toute l’attention dont je suis capable, — n’attendez pas que je vous en dise un seul mot.

— Allons, allons ! Il faut que je parte. — La route est pavée, — les postes sont courtes, les jours sont longs, — il n’est pas plus de midi : — je serai à Fontainebleau avant le roi. —

Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à Fontainebleau ? — Non pas que je sache.



CHAPITRE VI.

Comment m’y prendre ?


Il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans la bouche d’un voyageur, c’est celle que j’entends faire tous les jours, que la poste ne va pas en France aussi vite qu’en Angleterre : — tandis que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte. — En effet, si l’on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l’énorme quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière, — si l’on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le peu que ces haridelles ont à manger, — il y a de quoi s’étonner que l’on avance de quelques pas.

Le traitement des chevaux en France est indigne d’un peuple chrétien, et pour moi, il m’est démontré qu’un cheval de poste de ce pays-là ne seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de deux mots énergiques, qu’on ne cesse de lui répéter avec une complaisance infatigable. — Il trouve dans ces deux mots autant de substance que dans un picotin d’avoine. — Enfin, c’est une ressource précieuse, et une ressource qui ne coûte rien. — C’est pour cela même, que je meurs d’envie de l’apprendre au lecteur.

— Mais c’est ici la question. — Quand on donne une recette, elle doit être claire et intelligible ; autrement elle est inutile. Et cependant si je m’exprime trop au naturel, je m’expose à être déchiré à belles dents dans le public, par ceux mêmes d’entre les gens d’église qui pourroient en avoir ri entre leurs rideaux.

— Comment m’y prendre ? — C’est en vain que j’y songe. — Mon imagination ne me fournit rien. — Comment glisser sur la prononciation de deux mots si étranges ? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n’en perde rien, et de manière, en même-temps, à ce que l’oreille la plus délicate n’en soit pas blessée ? —

Ma plume m’entraîne, — mon encre me brûle les doigts ; — je vais essayer. Et ensuite… Ensuite ! Je crains qu’il n’arrive pis. Je crains que l’encre ne brûle le papier.

— Non. — Je n’oserai jamais. —

Mais si vous désirez de savoir comment l’abbesse des Andouillettes et une novice de son couvent se tirèrent d’affaire en semblable rencontre, — promettez-moi seulement un peu d’indulgence, et je vous la raconterai sans le moindre scrupule.



CHAPITRE VII.

Histoire de l’abbesse des Andouillettes.


L’abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir dans les nouvelles cartes de l’académie des sciences de Paris, — l’abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d’un anchylose au genou, la sinovie s’en étant desséchée par son assiduité à de trop longues matines.

Vainement elle avoit tenté tous les remèdes. — Premièrement des prières et des actions de grâces à Dieu. — Puis des neuvaines, d’abord à tous les saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été anchylosé avant le sien. — Les neuvaines n’opérant pas, elle avoit eu recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l’os de la cuisse du boiteux de Lystra. — On appliquoit tour à tour chaque relique sur le mal ; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint appareil.

Enfin, lasse de tant d’essais inutiles, madame s’étoit livrée au bras séculier. — Il falloit voir combien d’huiles et de graisses émollientes, — combien de fomentations adoucissantes et résolutives, — combien de frictions anodines ! — Tantôt des cataplasmes de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de lys et du sénégré ; — tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en croix ; — tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson d’eau, de cerfeuil de cochléaria et de myrrhe. —

Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que l’on essayeroit des eaux thermales de Bourbon. — On obtint au préalable du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut ordonné pour le voyage.

Marguerite, novice d’environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame l’abbesse, avoit gagné un mal d’aventure, Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant d’intérêt que, sans s’inquiéter d’une vieille religieuse perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de voyage.

Une vieille calèche, doublée de velours d’Utrecht verd, et appartenant à madame l’abbesse, revit le soleil après vingt ans d’obscurité. — Le jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles mules pour leur rogner les crins de la queue. — Deux sœurs converses s’employèrent l’une à reprendre les trous de la doublure, l’autre à recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés. — Le garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin chaud ; — et un tailleur versé dans le plein-chant, s’assit sous un auvent, en face de l’abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu’il l’attachoit avec une courroie.

Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent. — Deux files de malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant.

L’abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice, s’avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine.

Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et de solemnel.

Elles montèrent dans la calèche. — Les religieuses, dans le même uniforme (doux emblème de l’innocence !) se tinrent à leurs fenêtres, et quand l’abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre religieuse à la sciatique exceptée, — chacune relevant le bout de son voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier adieu. — La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains sur leur poitrine, — levèrent les yeux au ciel, — les portèrent sur les religieuses, — et ce double regard vouloit dire : Dieu vous bénisse, mes chères sœurs !

Je déclare que cette histoire m’intéresse. — J’aurois voulu être là. —

Le jardinier, que désormais j’appellerai muletier, étoit un bon compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à boire. — Les pourquoi et les comment de la vie ne le troubloient nullement. — Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer un outre, ou tonneau de cuir qu’il avoit rempli du meilleur vin de l’endroit, placé derrière la calèche, et couvert d’une grosse casaque brune, pour le garantir du soleil.

Le fouet résonne, — les mules s’ébranlent, — on part, — on est parti. —

Il faisoit chaud. — Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer, alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule, et presque toujours à pied. — Il avoit à combattre l’occasion et le penchant. — Il n’en falloit pas tant pour le faire succomber. — Bref, il tomba si souvent sur l’arrière-garde des équipages, il fit tant d’allées et de venues, qu’avant la moitié de la journée tout le vin de l’outre s’étoit enfui, sans qu’il s’en fut perdu une seule goutte.

L’homme est un animal d’habitude. — Il avoit fait tout le jour une chaleur étouffante ; — la soirée étoit délicieuse, — le vin du pays excellent. Le coteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé. — Au pied de ce coteau, à la porte d’une cabane fraîche, pendoit un petit bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir. — À travers le feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire : Venez, venez beau muletier. Muletier altéré, entrez ici.

Le muletier étoit enfant d’Adam. Ce seul mot le désigne assez. — Il donna un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l’abbesse et Marguerite, comme pour leur dire me voilà. — Il donna un second coup de fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours. — Et s’échappant par derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne.

Le muletier, tel que je l’ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis, sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après. — Pourvu qu’il eût avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content. — Il entra aussi-tôt en conversation ; et tout en buvant chopine, il se mit à raconter à l’aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent des Andouillettes, etc. — et comment, par amitié pour madame l’abbesse et pour mademoiselle Marguerite, laquelle n’étoit encore qu’à son noviciat, il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie. — Comment madame avoit gagné une enflure au genou par l’excès de sa dévotion ; — et comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d’herbes pour adoucir cette tumeur ; mais le tout en vain ; — et que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l’autre avant qu’il fût peu. —

Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit l’héroïne, — et avec elle, la petite novice, — et avec la novice, les deux mules ; ce qui étoit pis que tout le reste.

Or, les mules sont des animaux qui n’ont pas été assez bien traités par leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le public. — Privées d’une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ne pouvant s’acquitter envers la nature, ni se rendre utiles aux générations à venir, — elles servent la générations présente du pis qu’elles peuvent ; allant, venant, tramant, montant, descendant, plus souvent à leur fantaisie qu’à celle de leur conducteur. — C’est ce que les philosophes et les moralistes n’ont jamais bien considéré ; et comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s’en seroit-il douté ? — Il n’y songea pas le moins du monde. — Mais il est temps que nous y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus heureux et le plus insouciant des mortels ; et occupons-nous un moment des mules, de l’abbesse et de la douce Marguerite.

Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant tranquillement leur chemin, avoient à-peu-près atteint la moitié de la montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable, jetant un coup-d’œil par derrière au bout d’un angle, n’aperçut point de muletier.

« Par ma figue, dit-elle en jurant, je n’irai pas plus loin. — Et si je fais un pas de plus, dit l’autre, je consens qu’il fasse un tambour de ma peau. — »

Les deux mules s’arrêtèrent d’un commun accord. —


CHAPITRE VIII.

Suite de l’histoire de l’abbesse des Andouillettes.


« Allons, allons, dit l’abbesse. — Hue ! hue ! cria Marguerite. —

K’t—K’t—K’t— dit l’abbesse. —

Dia-hue ! — Dia-hue ! dit Marguerite, avançant ses douces lèvres, et les ramassant en plis comme une bourse. —

Pan-pan-pan ! s’écria l’abbesse des Andouillettes, en frappant du bout de sa canne à pomme d’or contre le fond de la calèche. » —

La vieille mule fit un pet.



CHAPITRE IX.

Suite de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Nous sommes perdues, mon enfant, dit l’abbesse à Marguerite. — Nous passerons la nuit ici. — Nous serons volées. — Nous serons violées. —

Oh ! dit Marguerite, il est très-sûr que nous serons violées. —

Sainte Marie, s’écria l’abbesse, (sans ajouter l’interjection ô,) eh ! qu’étoit-ce qu’un anchylose ! Pourquoi ai-je quitté le couvent des Andouillettes ? — Vierge sainte, pourquoi n’as-tu pas permis que ta servante descendît impollue dans la tombe ? —

Ô mon doigt, mon doigt ! s’écria Marguerite, prenant feu au mot de servante ! Pourquoi ne me suis-je pas contentée de le fourrer ici et là, et enfin par tout ailleurs que dans ce défilé ? —

Défilé, mon enfant, s’écria l’abbesse ! —

Défilé, ma chère mère, dit la novice. — » La frayeur leur avoit tourné la tête. L’une ne savoit ce qu’elle disoit, ni l’autre ce qu’elle répondoit.

« Ô ma virginité, ma virginité, s’écrioit l’abbesse ! —

Virginité — ginité, disoit la novice en sanglottant. — »


CHAPITRE X.

Suite de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle, — on m’a parlé de deux certains mots, qui sont d’une énergie toute puissante. Par leur vertu, il n’est point de cheval, d’âne, ni de mulet, qui, bon gré, malgré, n’escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque obstiné qu’il soit, à peine les a-t-il entendus, qu’il obéit. — Ce sont des mots magiques, s’écria l’abbesse saisie d’horreur. — Non, dit froidement Marguerite ; mais ce sont des mots que l’on ne sauroit prononcer sans péché. — Quels sont-ils, dit l’abbesse en l’interrompant ? — Ils sont criminels au plus haut degré, répondit Marguerite ; ce sont des péchés mortels : — si nous sommes violées, et que nous mourions sans avoir reçu l’absolution de ces deux vilains mots, c’est fait de nous. — Mais, dit l’abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous me les dire ? — Oh ! ma chère mère, dit la novice, il est impossible de les prononcer. — Il y auroit de quoi faire monter au visage tout le sang que l’on auroit dans le corps. — Mais au moins, dit l’abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l’oreille. » —

Dieu tout-puissant ! n’as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne ? Tous tes esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés ? N’est-il dans la nature aucun agent que tu puisses employer ? aucun frisson qui, se glissant le long de l’artère qui le conduiroit au cœur, iroit réveiller le muletier qui s’oublie au milieu des pots ? — Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l’idée de l’abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs ? —

Éveille, éveille-toi, muletier ! — Mais il est trop tard ; les horribles mots sont prononcés.

Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre ! — Mais comment oserai-je vous les dire ? — Ô vous ! muse chaste, qui savez parler de toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.


CHAPITRE XI.

Fin de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Tous les péchés quelconques, dit l’abbesse, (devenue casuiste par la détresse où elle se trouvoit) — tous les péchés, ma chère fille, sont partagés en deux classes ; mortels et véniels. — Telle est la division établie par le saint directeur de notre couvent ; et il n’y en a pas d’autre. — Or, un péché véniel étant déjà par lui-même le plus léger et le moindre de tous, — il est certain que si vous le séparez en deux, prenant une moitié et Laissant l’autre, — ou si vous le partagez à l’amiable entre une autre personne et vous, — ce péché, qui étoit déjà peu de chose, se réduira bientôt à rien. »

« Or, je ne vois aucun péché à dire bou cent fois, mille fois de suite ; de même qu’il n’y a rien de malhonnête à prononcer la seconde syllabe isolée, fut-ce depuis les matines jusqu’aux vêpres. — Ainsi, ma chère fille, continua l’abbesse des Andouillettes, je dirai bou, tu me répondras, je reprendrai ; et ainsi de suite alternativement. — Et comme il n’y a pas plus de mal à dire fou qu’à dire bou, — tu entonneras fou, et moi j’achèverai le mot en guise de répons, comme aux versets de nos complies. — » — L’abbesse toussa, donna le ton, Marguerite suivit ; et il en résulta le plus étrange duo dont les fastes monastiques aient jamais fait mention.

« Bou — bou — bou — bou, disoit l’abbesse. » —

Il n’est personne un peu instruite qui ne sache ce que répondoit Marguerite.

« Fou — fou — fou — fou, disoit Marguerite. » —

Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu’au besoin vous auriez pu achever le mot pour l’abbesse.

À peine l’abbesse et Marguerite eurent-elles commencé leur psalmodie, que les deux mules, croyant reconnoître une musique qui leur étoit familière, remuèrent la queue, mais sans avancer d’un pas. — La recette opère, dit la novice. — Il faut recommencer dit l’abbesse ; — et le duo reprit…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’abbesse — b — b — b — b —

Marguerite g — g — g — g —

« Plus vîte, dit Marguerite. »

Marguerite — f — f — f — f

L’abbesse — t — t — t — t.

« Plus vîte encore, dit Marguerite ; — f-f-f-f-f. »

L’Abbesse -t-t-t-t-t.

« Encore plus vîte, — prestissimò, ma chère mère…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô ciel ! je n’en puis plus, dit l’abbesse toute essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous ! — les maudites bêtes ne nous entendent pas, dit Marguerite en soupirant. — Mais le diable nous a entendues, dit l’abbesse des Andouillettes. »



CHAPITRE XII.

Ballet.


Bon Dieu ! quelle étendue de pays j’ai parcourue ! de combien de degrés je me suis rapproché d’un soleil plus chaud ! — que de belles villes j’ai traversées, — pendant le temps, madame, que tous avez mis à lire et à commenter cette histoire ! J’ai vu Fontainebleau, Sens, Joigny, Auxerre ; — et Dijon, capitale de la Bourgogne, et Châlons sur Saône, et Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres villes et villages qui se trouvent sur la route de Paris à Lyon ; — mais je ne suis plus en état de vous en parler, que des villes de la lune. — Ainsi, quelque chose que je fasse, voilà un chapitre, et peut-être deux entièrement perdus.

« — Sans mentir, Tristram, votre histoire des Andouillettes est originale. »

Ajoutez, madame, qu’elle a distrait votre attention pour ce qui va suivre. — Si c’eût été quelque pieuse méditation sur la croix, — quelque traité sur la paix, l’humilité, la religion chrétienne, — si j’avois écrit sur le mépris des choses terrestres, sur l’aliment céleste de l’ame, ce pain des élus et des sages, cette sainteté, cette contemplation, dont l’esprit de l’homme, une fois séparé de son corps, doit se nourrir à jamais ; je conçois, madame, que vous m’auriez vu finir, avec plus de plaisir, et recommencer avec plus d’intérêt.

Au lieu que cette abbesse..... Je voudrois n’en avoir jamais parlé. — Mais le mal est fait ; et comme je n’efface jamais rien, voyons si je trouverai quelque expédient pour vous ôter cette idée de la tête…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Avec votre permission, madame,… je crains que vous ne soyiez assise dessus. — C’est mon bonnet et ma marotte que je cherche. —

« Votre marotte, Tristram ! — il y a plus d’une heure que vous la tenez. » —

Oui ! en ce cas, madame, laissez-moi faire deux ou trois cabrioles, danser la fricassée, et chanter lanturlu ; — et je reviens à vous plus sage et plus posé que jamais.



CHAPITRE XIII.

Auxerre.


Tout ce qu’il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le demandiez, c’est qu’il est situé au milieu d’une vaste forêt, à quinze lieues au sud de Paris. — La ville a un certain air de grandeur ; le château est antique et noble. — Le roi a coutume d’y passer les automnes avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d’une certaine façon, et surtout, milord, s’il est fait comme vous (pourvu qu’il ait deux, ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vite que le roi.

Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce que je viens de vous dire.

L’une, c’est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en Angleterre. —

L’autre, c’est qu’il n’y a pas un mot de vrai. Continuons. —

À l’égard de Sens, on peut l’expédier en un seul mot : C’est un siége archiépiscopal.

Quant à Joigny, je crois que le moins que l’on puisse en dire est le mieux.

Mais pour Auxerre ! — je pourrois en parler jusqu’à demain. Je n’en finirois pas si je voulois. — Lorsque je fis mon grand tour de l’Europe, sous la conduite de mon père, qui ne voulut s’en fier qu’à lui-même pour m’accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et d’Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère ; — nous nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers. — « Mais, monsieur, pourquoi madame votre mère ne fut-elle pas du voyage ? — Monsieur, c’est qu’elle avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine grise, et qu’elle avoit à cœur d’achever sa tâche. » —

Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m’en a laissé de reste à dire sur Auxerre. — Dans tous ses voyages, mais principalement dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui ; — il voyoit les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue si original ; — ses remarques sur les caractères, les mœurs et les coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne rien dire des miennes, — les hasards et les accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté nous attiroient journellement, étoient d’un genre si varié, si étrange, si tragi-comique ; — en un mot, l’ensemble de ses aventures et de ses réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu’on a jamais vu dans aucun récit de voyageur, — que ce sera ma faute, et uniquement ma faute, si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et tout amateur de voyages, tant qu’il y aura des voyages et des voyageurs.

Mais ce riche ballot ne doit pas s’ouvrir encore. Je ne veux en tirer que ce qui m’est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour à Auxerre. — Je vois l’impatience du lecteur, et je m’empresse de la satisfaire.

— « Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant d’éloge ? — J’irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la complaisance étoit inépuisable. — Mais ces messieurs sont des momies, reprit mon père. — Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle Tobie ? — Non, parbleu ! frère, s’écria mon père, — au contraire, une longue barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait convenable. — » Là-dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le caporal, et formant l’arrière garde, et nous nous acheminâmes vers l’abbaye de S.-Germain.

— « Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un jeune frère de l’ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et très-riche, et très-magnifique. — Mais ce n’est pas là le but de notre curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a donné au public une description si exacte. »

Le moine s’inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.

— « Voici, dit le sacristain, en posant la main sur la tombe, — voici un prince célèbre de la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d’une grande autorité dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir partout l’ordre et la discipline. — Il faut donc, dit mon oncle Tobie, qu’il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet. C’étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier. — C’étoit un moine, dit le sacristain. »

Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation dans les yeux de l’un de l’autre ; — ils n’en trouvèrent point. — Mon père frappa des deux mains sur ses cuisses ; c’étoit son geste ordinaire quand il voyoit ou qu’il entendoit quelque chose de très-plaisant. — Il ne pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport ; mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb sur mon oncle Tobie et sur Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la plus belle humeur du monde.

— « Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon père en riant ? — Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les yeux, contient les os de Ste.-Maxime, qui vint de Ravenne exprès pour toucher le corps… — De Ste.-Maxime, dit mon père, coupant la parole au sacristain ! — Ce sont, ajouta mon père, les deux plus grands saints de tout le martyrologe. — Excusez-moi, dit le sacristain ; — c’étoit pour toucher les os de St.-Germain, fondateur de l’abbaye. — Et qu’est-ce qu’elle gagna par-là, dit mon oncle Tobie ? — Parbleu ! dit mon père, ce qu’une femme gagne ordinairement quand elle va en pèlerinage. — Elle gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s’inclinant jusqu’à terre, et disant ce peu de mots d’un ton de voix à-la-fois si modeste et si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment. — On croit, continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis quatre cents ans ; et il n’y en a que deux cents qu’elle est canonisée. — On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon père, dans cette armée de martyres. — Hélas ! dit Trim ! dans quelque corps que ce soit, quand un pauvre diable n’a pas le moyen d’acheter… »

« Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s’éloignant de sa tombe ! — Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et une des plus grandes dames de France et d’Italie. — Mais qui diable est enterré-là, à côté d’elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne une grande tombe près de laquelle il passoit ? C’est St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain, — Peste ! dit mon père, St.-Prosper est fort bien placé là. Et quelle est l’histoire de St.-Prosper, continua-t-il ? — St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit évêque — Par le ciel ! s’écria mon père en l’interrompant, je m’en doutois. — St.-Prosper ! l’heureux nom ! — Comment St.-Prosper eût-il manqué d’être évêque ou cardinal ? » — Il tira son journal de sa poche, le sacristain tenant sa torche pour l’éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême. — Et j’oserai dire que, vu le désintéressement qu’il apportoit dans la recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu’il ne seroit pas cru si riche. C’étoit la visite la plus heureuse, la plus utile qu’on eût jamais rendue à la mort. Enfin, mon père fut si charmé de sa découverte, qu’il se décida sur-le-champ à passer un jour de plus à Auxerre.

« Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous traversions la place. — Et pendant ce temps-là, frère Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts. »



CHAPITRE XIV.

Je ne sais plus où j’en suis.


Me voici pour le coup dans un labyrinthe tout-à-fait inextricable. — Dans l’un (c’est celui que j’écris maintenant) j’en suis dehors depuis long-temps. — Dans l’autre (c’est celui que je dois écrire un jour) je n’en suis pas encore tout-à-fait sorti. —

Il y a en toutes choses un certain degré de perfection ; et en voulant aller au-delà, je me suis mis dans une situation où jamais voyageur ne s’est trouvé avant moi. — Car en ce même instant je suis sur la place d’Auxerre, avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant l’auberge et le dîner. — J’entre en même-temps dans la ville de Lyon, avec ma chaise de poste rompue en mille pièces ; — et pour compléter l’extravagance, je me trouve (toujours au même instant) sur les bords de la Garonne, dans un joli pavillon bâti par Pringello, que monsieur Salignac m’a prêté, et dans lequel j’écris cette rapsodie.

— Laissez-moi recueillir un peu, et reprendre ensuite le fil de mon voyage.


CHAPITRE XV.

Lyon.


« Après tout, dis-je, j’en suis bien aise ; » — c’étoit au moment où j’entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma chaise. — « Oui, continuai-je, je suis charmé qu’elle soit rompue, et j’y vois un profit tout clair. — Il ne m’en coûtera pas plus de sept francs pour descendre par eau jusqu’à Avignon, ce qui m’avancera de quarante lieues : là, dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l’aime mieux, (d’autant que je ne suis connu de personne) — et je traverserai les plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l’accident de ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir ! — du plaisir pour deux fois autant. — Avec quelle rapidité, continuai-je, en frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à droite et le Dauphiné à gauche ! la vitesse du fleuve me laissera voir à peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j’arracherai une grappe pourprée sur les coteaux de l’Hermitage et de Côte-rotie, en passant au pied de ces vignobles ! et comme mon sang se trouvera rafraîchi et ranimé à l’aspect de ces anciens châteaux, semés sur les bords du Rhône, — de ces châteaux fameux, d’où partoient jadis de courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté ! quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s’entoure au milieu de ses plus beaux ouvrage ! »

À mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence, diminuoit insensiblement de valeur. — La peinture avoit perdu sa fraîcheur, et la dorure son lustre ; — et le tout ensemble me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la calèche même de l’abbesse des Andouillettes, — que, j’ouvrois déjà la bouche pour donner ma chaise à tous les diables… quand un petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d’un air effronté : Si monsieur ne voulait pas faire raccomoder sa chaise. « Non parbleu, dis-je d’un ton d’humeur. » — Monsieur aimerait peut-être mieux la vendre. « Oh ! de tout mon cœur, lui dis-je — il y a du fer pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne le reste pardessus le marché. »

« Que d’argent cette chaise m’aura rapporté, dis-je, pendant qu’il me comptoit la somme ! » C’est ma méthode ordinaire d’enregistrer les petits accidens de la vie ; je les estime un sou chacun, de quelque nature qu’ils soient.

Dis, ma chère Jenny, — dis à ces messieurs comment je me suis conduit dans un accident de l’espèce la plus accablante qui puisse arriver à un homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu’on doit l’être. —

— C’est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je réfléchissois sur l’événement qui devoit avoir et qui n’avoit pas eu lieu. — C’est assez, Tristram, me dis-tu. — J’ai vu ta bonne volonté, et je suis contente. —

— Un autre eût voulu s’abymer dans les entrailles de la terre. —

« À quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l’on ne peut tirer parti de tout.

— « J’irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j’y boirai du lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie. » —

Oh ! j’ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n’a cessé de m’accabler ! — Si j’ai quelque reproche fondé à lui faire, c’est de ne m’avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter, une vingtaine de malheurs bien conditionnés m’auroient rapporté plus qu’une pension de cent guinées : — or cent guinées ou à-peu-près, c’est à quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d’avoir à payer les retenues d’une somme plus considérable.



CHAPITRE XVI.

Vexation.


Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante, la plus riche en restes précieux de l’antiquité, — et ne pouvoir la visiter, — en être empêché par quelque cause que ce soit, c’est déjà une vexation ; mais en être empêché par une vexation, c’est ce que tout philosophe appellera à bon droit : vexation sur vexation.

J’avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse, est excellent pour la consomption ; mais il faut que le café et le lait aient bouilli ensemble, — autrement ce n’est que du café et du lait.) — Il étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu’à midi, et j’avois le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde. —

— « J’irai d’abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de Bâle. » —

Il faut que j’avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde, (desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le moins, c’est la mécanique, — Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout s’y refuse : et mon cerveau est si entièrement bouché pour tout ce qui y a rapport, que je déclare solemnellement que je n’ai jamais pu concevoir le mécanisme d’une cage d’écureuil, ni de la roue d’un gagne-petit, quoique j’aie étudié l’une à plusieurs reprises avec la plus grande attention, et que je me sois tenu auprès de l’autre des heures entières avec une patience angélique.

— « N’importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse horloge, et c’est par-là que je commencerai. J’irai ensuite visiter la grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s’il est possible, les trente volumes de l’Histoire de la Chine, écrite, (non en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères chinois. »

Or, j’entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la sonnerie de Lippius ; — et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste. — C’est encore ici un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame capricieuse ; — et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en deviner la source.

« Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi, — il n’y aura pas de mal que nous allions à l’église de saint Irénée, pour voir le pilier auquel Jésus-Christ fut attaché ; — et nous verrons ensuite la maison où demeuroit Ponce-Pilate. — Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne se voient qu’à la ville voisine, — à Vienne. — Tant mieux, dis-je, en me levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire. — Je verrai d’autant plutôt le tombeau des deux amans. » —

Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en prononçant ces mots ; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique moi-même.



CHAPITRE XVII.

Les deux amans.


Oh ! il y a dans la vie de l’homme une époque charmante. — C’est lorsque son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations promptes et faciles, — l’histoire de deux amans passionnés, séparés l’un de l’autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle encore…

Paulin, c’est l’amant ;
Pauline, c’est son amante :

Chacun ignorant le sort de l’autre…

Lui — à l’est ; — l’autre — à l’ouest. —

Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l’empereur de Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour Pauline. —

Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son amant : — Paulin ! cher Paulin ! — Et faisant redire son nom aux échos des collines et des vallées : — Paulin ! — Paulin ! Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir, — assise à la porte de chaque ville, de chaque village : — Mon cher amant, mon cher Paulin a-t-il passé là ? Personne n’a-t-il vu mon cher Paulin ? Et parcourant ainsi tout ce vaste univers : jusqu’à ce qu’enfin un hasard inespéré les ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d’eux s’écriant à-la-fois avec un accent trop bien connu :

Mon cher Paulin, — ma chère Pauline, — vit-il, vit-elle — encore ?

Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l’un de l’autre, et meurent de joie en s’embrassant.

— Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de toute homme sensible. — C’est quand une pareille histoire lui plait, le touche, l’intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de l’antiquité, qu’il rencontre en foule chez tous les voyageurs.

C’étoit tout ce qui m’avoit frappé en lisant les détails que Spon et les autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel) qui rapporte qu’un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et de Pauline ; et placé près de cette même porte qu’ils avoient consacrée par leur mort touchante. — Et sur ce tombeau, ajoute l’auteur, les amans vont encore aujourd’hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de leurs sermens. —

Je doute qu’en aucun temps de ma vie j’eusse pu me soumettre à un tel genre d’épreuves ; Mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser, — que dis-je ? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux monument de fidélité antique me revînt à l’idée. — Et j’ai souvent dit dans ma manière libre de m’exprimer(peut-être même avec quelque irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu’il étoit, me sembloit d’un aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette, à la richesse près. — Je m’étois même promis, quoique je n’eusse aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pèlerinage. —

Ainsi, quoique sur la liste des choses que j’avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier ; on peut voir qu’il n’étoit pas le moins intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une douzaine ou deux d’enjambées plus longues que de coutume ; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein de sortir : — Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma carte à l’hôte, je le payai ; je donnai, de plus, dix sous à la fille ; et je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte. —



CHAPITRE XVIII.

L’Âne.


C’étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit, comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux. — Il étoit indécis, — ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié engagés dans la porte, — ses deux pieds de derrière dans la rue ; — et ne sachant pas bien s’il entreroit ou non.



Or, un âne est pour moi une espèce d’animal sacré. Quelque pressé que je sois, il m’est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il endure les mauvais traitemens, est écrite d’une manière si naturelle sur sa physionomie et dans tout son maintien ! elle plaide si puissamment pour lui ! — qu’elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même lui parler brutalement. Au contraire, — quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en liberté, j’ai toujours quelque chose d’honnête à lui dire : — et comme un mot en amène un autre, s’il est aussi désœuvré que moi, j’entre en conversation avec lui. Sûrement mon imagination n’est jamais plus sérieusement occupée que lorsqu’elle m’aide à traduire ses réponses d’après sa contenance. Et si sa contenance ne s’explique pas assez clairement, je descends au fond de mon cœur et ensuite au fond du sien, pour y trouver ce que, suivant l’occasion, il est naturel, soit à un homme, soit à un âne de penser.

— De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c’est, en vérité, la seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je n’ai jamais un mot à leur dire : non plus qu’aux singes, et par la même raison. — Les uns parlent, les autres agissent par routine ; et tous me rendent également silencieux.

Bien plus ! mon chien et mon chat..... je les aime beaucoup, et mon chien, surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler. — Mais quelle qu’en soit la raison, il est Certain que ni l’un ni l’autre ne possèdent le talent de la conversation. — La mienne avec eux, (de même que celles de mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus loin qu’une demande, une réponse et une réplique ; une fois ces trois choses dites, le dialogue finit. —

Mais avec un âne ! je causerois toute ma vie.

« Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu’il m’étoit impossible de passer entre la porte et lui, — veux-tu entrer ? ou veux-tu sortir ? — »

L’âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue. —

« Eh ! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute. »

Il ramena sa tête d’un air pensif, et regarda fixement de l’autre côté. —

« Je t’entends parfaitement, répondis-je, — si tu fais un seul pas mal-à-propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute n’est qu’une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade à un de mes frères. — »

Pendant cette conversation il mangeoit une tige d’artichaut, et se trouvant pressé entre son appétit d’une part, et l’amertume de la plante de l’autre, il l’avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois il l’avoit ramassée. — « Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je ! tu fais là un déjeûner bien amer ! et le travail rend tous tes jours amers, et bien amère, je crois, est ta récompense ! — Chacun mène la vie qu’il peut ; mais dans la tienne, tout… tout est amertume. — Ta bouche en ce moment doit être amère comme la suie...... (il avoit enfin rejeté sa tige d’artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n’as pas un ami qui te donne un macaron ! » Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de macarons que je venois d’acheter, et je lui en donnai un. — Mais en ce moment où je me rappelle cette action, mon cœur me reproche qu’elle partoit plutôt de l’idée plaisante que je me faisois de voir comment un âne s’y prendroit pour manger un macaron, que d’un véritable principe de bienveillance.

Quand l’âne eut mangé son macaron, je le pressai d’entrer. — Le pauvre animal étoit horriblement chargé ; ses jambes sembloient trembler sous lui ; — il résistoit et portoit son poids en arrière. — Je le tirai par son licol, — le licol se cassa dans ma main. — L’âne me regarda d’un air inquiet : — Au nom du ciel ne me frappez pas ! cependant..... si vous le voulez,… vous le pouvez. — « Moi ! te frapper, dis-je, j’aimerois mieux être damné. »

Le mot n’étoit encore prononcé qu’à moitié, comme avoit été celui de l’abbesse des Andouillettes ; — ainsi le péché n’étoit pas consommé, quand un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie.

« Au diable, m’écriai-je ! »

L’âne se précipita pour entrer ; et dans la violence de son mouvement, il me froissa rudement contre la muraille, tandis qu’un bout d’osier qui dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez imaginer. —

Au diable, avois-je dit !

— Je ne m’adressois point à l’âne, — et pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer ; — peut-être aussi fut-ce les coups de bâton. — C’est un point qui n’a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs de la société royale. — Et j’ai rapporté mes culottes tout exprès pour les en faire juges.


CHAPITRE XIX.

Le Commis.


Quand tout fut réparé, je descendis une fois dans la cour avec mon valet de place, dans le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau des deux amans et le reste. — Mais je fus encore arrêté à la porte, non par l’âne, mais par celui qui l’avoit battu, et qui par une suite naturelle de sa victoire, s’étoit emparé du champ de bataille. —

C’étoit un commis de la poste qui venoit me demander six livres et quelques sous. —

« Et à propos de quoi, lui dis-je ? — C’est de la part du roi, me dit le commis, en levant les épaules. » —

« Mon bon ami, lui dis je, tout comme je suis moi, — et que vous êtes vous… » —

« Eh ! qui êtes-vous, me dit-il ? — Que vous importe, lui dis-je ? »


CHAPITRE XX.

Grande dispute.


Qui que je sois, continuai-je, en m’adressant au commis, il est très-indubitable que je ne dois rien au roi de France, — si ce n’est bienveillance et respect. — C’est un très-honnête homme, et je lui souhaite toute sorte de joie et de santé. » —

« Pardonnez-moi, reprit le commis, vous lui devez six livres quatre sous, pour la prochaine poste d’ici à Saint-Fous, sur la route d’Avignon où vous allez ; laquelle étant une poste royale, vous payez double, tant pour les chevaux que pour le postillon : autrement vous en auriez été quitte pour trois livres deux sous. — »

« Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre. — Il ne tient qu’à vous, dit le commis. » —

« Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant une profonde révérence ! » Le commis me rendit ma révérence avec toute la politesse et le sérieux d’un homme bien élevé. Jamais révérence ne m’a autant déconcerté. —

« Le diable emporte la gravité de ces gens-là, dis-je à part ! — ils ne comprennent non plus l’ironie que… »

La comparaison étoit encore à côté de nous avec ses paniers sur le dos. — Mais je n’aime pas à dire des vérités trop dures. Au moment où je regardois l’âne, sa bonhomie me rendit la mienne, et arrêta ma langue ; — je n’achevai pas la comparaison.

— « Monsieur, dis-je après m’être un peu recueilli, — mon intention n’est pas de prendre la poste. » —

« Mais il ne tient qu’à vous, dit-il, persistant dans sa première réponse. — Personne ne s’oppose à ce que vous preniez la poste. — Ma volonté, dis-je, s’y oppose. » —

« Eh bien ! celle du roi est que vous n’en payez pas moins. » —

« Bonté du ciel, m’écriai-je ! » —

« Mais je voyage par eau, — je m’embarque sur le Rhône à midi, — mon bagage est dans le bateau, — je viens de payer neuf francs pour mon passage. » —

« C’est égal ; c’est tout un, dit le commis. » —

« Bon Dieu ! quoi ! payer pour la route que je prends et pour celle que je ne prends pas ! — »

« C’est égal, répondit le commis. » —

« C’est le diable, dis-je. — Mais j’aime mieux être enfermé dans dix mille Bastilles que de…

» Ô Angleterre, Angleterre, m’écriai-je, en tombant à genoux, comme je commençois l’apostrophe ! tu es le pays de la liberté et le climat du bon sens ; tu es la plus tendre des mères, et la meilleure des nourrices ! » —

Le directeur de la conscience de madame Leblanc survenant en ce moment, et voyant un homme vêtu de noir, aussi pâle que la mort, paroissant plus pâle encore par le contraste de son habit, et dans l’attitude d’un homme qui prie, me demanda si je n’avois pas besoin des secours de l’église. —

« Hélas, dis-je ! j’ai besoin des secours de la justice, et je vois bien que je ne les obtiendrai jamais avec cette homme-ci. »



CHAPITRE XXI.

La paix est faite.


Voyant que le commis de la poste vouloit décidément avoir ses six livres quatre sols, tout ce qui me restoit à faire étoit de lui dire quelque chose d’assez piquant pour valoir à-peu-près mon argent.

Voici donc comment je m’y pris.

« Dites-moi, de grâce, monsieur le commis, par quelle courtoisie, et en vertu de quelle loi, vous traitez un pauvre étranger sans défense tout justement à rebours d’un François ? » —

« J’en suis bien éloigné, me dit-il. » —

« Pardonnez-moi, dis je, monsieur, vous avez commencé par déchirer mes culottes, et à-présent vous me demandez mes poches. — Au lieu que si vous aviez d’abord pris mes poches, et que vous m’eussiez ensuite laissé aller sans culottes, je n’aurois rien à dire. —

» Mais la façon dont on me traite est contraire à la loi de nature, — contraire à la loi de raison, — contraire à la loi de l’évangile. » —

« Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en me présentant un papier imprimé. »


DE PAR LE ROI.


« Voilà, dis-je, un préambule touchant ! » Et je me mis à lire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… « J’entends, dis-je, après avoir parcouru sa pancarte ; — c’est-à-dire, qu’un homme qui part de Paris en chaise de poste, est obligé de voyager ainsi tout le reste de sa vie, ou de payer l’amende. — Excusez-moi, dit le commis ; ce n’est pas là l’esprit de l’ordonnance. Mais que si vous partez avec le projet d’aller en poste de Paris à Avignon, vous ne pouvez changer d’avis ni prendre une autre manière de voyager, sans payer au préalable aux fermiers des postes plus loin que celle où le repentir vous prend, et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu’il ne faut pas que les revenus du roi souffrent de votre légèreté. » —

« Oh ! par le ciel, m’écriai-je ! si on taxe la légèreté en France, ce que j’ai de mieux à faire c’est de conclure avec vous la meilleure paix que je pourrai. »

Et la paix fut ainsi faite. —

Et si elle ne vaut rien, comme c’est Tristram Shandy qui en a rédigé les articles, Tristram Shandy mérite seul d’être pendu.


CHAPITRE XXII.

Tablettes perdues.


Quoique je sentisse bien que tout ce que j’avois dit au commis pouvoit valoir ses six livres quatre sols, j’étois pourtant déterminé à faire note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la place. — Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher mes tablettes. — Mon aventure peut servir d’avis aux voyageurs à venir de prendre un peu plus garde aux leurs… les miennes n’y étoient plus. —

Jamais aucun voyageur désolé n’a fait pour ses tablettes autant de train et de carillon que j’en fis pour les miennes.

« — Ciel ! terre ! mer ! feu ! m’écriai-je, appelant tous les élémens à mon secours, on m’a volé mes tablettes ! — que vais-je devenir ? — Monsieur le commis, de grâce, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble ? » —

« Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre de fort extraordinaires. — Bon ! dis-je, vous n’avez rien vu. — Il n’y en avoit que pour six livres quatre sous. — Mais les autres ? — (il secoua la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc, — n’avez vous pas vu mes papiers ? — La fille, courez dans ma chambre. — François, suivez-la. Il faut que j’aie mes tablettes. — Ce sont, m’écriai-je, les tablettes les plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses. — Que faut-il que je fasse ? — de quel côté dois-je tourner ? » —

Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s’affligea pas plus amèrement.



CHAPITRE XXIII.

Elles sont trouvées.


Quand les premiers transports furent passés, et que les registres de ma cervelle furent un peu revenus de l’horrible confusion où le choc de tant d’accidens réunis les avoit jetés, il me revint en mémoire que j’avois laissé mes tablettes dans la poche de ma chaise ; et qu’en vendant ma chaise au sellier, je lui avois aussi vendu mes tablettes.




— Ici je laisse trois lignes en blanc, pour que le lecteur puisse y placer le jurement qui lui est le plus familier. Quant à moi, je pense que s’il m’est jamais échappé un jurement bien complet, bien marqué, ce fut en cette occasion. « ********* ! m’écriai-je, ainsi donc, mes remarques si pleines d’esprit, et qui valoient quatre cents guinées ! j’ai été les vendre à un sellier pour quatre louis d’or ! — et, par le ciel ! je lui ai donné par-dessus le marché une chaise qui en valoit six ! — encore si c’eût été quelque libraire célèbre, qui, en quittant son commerce, eût eu besoin d’une chaise de poste, ou qui, en le commençant, eût eu besoin de mes remarques, j’y aurois moins de regrets. — Mais un sellier ! François, m’écriai je, mène-moi chez lui tout-à-l’heure. » François mit son chapeau, et marcha devant moi. J’ôtai mon chapeau en passant devant le commis, et je suivis François.


CHAPITRE XXIV.

Papillotes.


Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous trouvâmes sa maison fermée, aussi bien que sa boutique. — C’étoit le huit septembre, jour de la Nativité de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu.

On avoit planté le mai, et tout le monde y couroit ; toutes les musettes étoient en l’air ; — c’étoit des sauts, — des cabrioles : — on dansoit, — on chantoit ; — personne ne s’embarrassoit de moi ni de mes tablettes. — Je m’assis à la porte sur un banc, et je me mis à philosopher sur le malheur de ma position. Par un hasard plus heureux que je n’ai coutume d’en rencontrer, il n’y avoit pas une demi-heure que j’attendois, quand la maîtresse entra, pour ôter ses papillotes avant d’aller au mai.

Il est bon que vous sachiez que les Françoises aiment les mais à la folie,… presque autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un mai, n’importe en quel mois ce soit, — elles y courront, elles y oublieront le boire, le manger et le dormir. — Et si nous avions la politique, en temps de guerre, de leur envoyer une cargaison de mais, (d’autant que le bois commence à devenir rare en France) — les femmes les planteroient d’abord, ensuite hommes et femmes se mettroient à danser à l’entour, et laisseroient le pays à notre discrétion.

La femme du sellier rentra, comme je vous, l’ai dit, pour ôter ses papillotes. — La toilette est pour les dames la première occupation de la vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du sellier ôta sa coiffe, et commença à jetter ses papillotes : — une d’elles tomba à mes pieds ; — je reconnus mon écriture. —

« Ô dieux ! m’écriai-je, madame, vous avez toutes mes remarques sur la tête. — J’en suis bien mortifiée, dit-elle. — Il est bien heureux pour elles, pensai-je, qu’elles se soient arrêtées à la superficie. Pour peu qu’elles eussent pénétré plus avant, elles auroient mis une caboche femelle, et surtout françoise, dans une telle confusion, que mieux auroit fallu pour elle demeurer toute l’éternité sans être frisée. » —

— Tenez, dit-elle. — Et sans avoir la moindre idée de la nature de mes souffrances, elle ôta ses papillotes, et les mit gravement l’une après l’autre dans mon chapeau. L’une étoit tortillée d’une façon, l’autre tortillée de l’autre. — « Et par ma foi, dis-je, si elles sont jamais publiées, on verra bien un autre tortillage. »



CHAPITRE XXV.

La colique.


« Allons voir l’horloge, dis-je, de l’air d’un homme que les difficultés n’arrêtent pas, — allons voir l’Histoire de la Chine et le reste. Rien ne sauroit à présent m’en, empêcher, — si ce n’est le temps, dit François ; car il est près d’onze heures. — Il n’y a qu’à marcher plus vite, dis-je. » Et nous prîmes le chemin de la cathédrale.

Dans la vérité de mon cœur, je ne puis dire que j’aie éprouvé la moindre peine, quand un sacristain que je rencontrai sur la porte, me dit que la fameuse horloge de Lippius étoit toute détraquée, et qu’elle n’alloit plus depuis plusieurs années. « J’en aurai plus de temps, me dis-je à moi-même, pour parcourir l’Histoire de la Chine ; et d’ailleurs, je suis plus en état de rendre compte de l’horloge depuis qu’elle ne va plus, que si elle eût été dans son état florissant. »

Ainsi donc je m’acheminai au collège des Jésuites.

Il en est du projet que j’avois de voir cette Histoire de la Chine, comme de beaucoup d’autres que je pourrois citer, qui ne frappent l’imagination que de loin ; car à mesure que je m’approchois de l’objet, mon sang se réfroidissoit ; peu à peu ma fantaisie passa, tellement que je n’aurois pas donné une obole pour la satisfaire. — La vérité étoit, qu’il me restoit peu de temps, et que mon cœur m’entraînoit au tombeau des deux amans. — « Je prie le ciel, dis-je, en saisissant le marteau pour frapper, que la clef de la bibliothèque ne se trouve point. » Il en arriva autrement ; mais la chose revint au même.

Tous les Jésuites avoient la colique, et une colique telle qu’ils n’en sont pas encore guéris.


CHAPITRE XXVI.

Le tombeau des amans.


Je connoissois le tombeau des amans, comme si j’eusse demeuré vingt ans à Lyon. — Je savois qu’il falloit tourner à main droite en sortant de la porte qui conduit au faubourg de Vèse. — J’envoyai François au bateau, afin de pouvoir rendre l’hommage que j’avois si long-temps différé sans témoin de ma foiblesse. — J’étois transporté de joie pendant tout le chemin. Quand j’aperçus la porte qui me déroboit la vue du tombeau, je sentis mon cœur embrâsé.

« Tendres et fidèles esprits, m’écriai-je, en parlant à Paulin et à Pauline, — longtemps, — trop long-temps j’ai tardé à verser cette larme sur votre tombeau. — Je viens… je viens… »

Quand je fus venu, je ne trouvai point de tombeau sur lequel je pusse verser de larmes.

Que n’aurois-je pas donné pour que mon oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment son lilaburello ?


CHAPITRE XXVII.

Je suis sur le pont d’Avignon.


Du tombeau des amans, — ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je n’en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j’eus à peine le temps d’arriver. — Nous partîmes ; et dès que nous eûmes parcouru une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous firent voguer le plus agréablement du monde.

Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d’avance.

Me voici à Avignon ; — et comme cette ville n’offre rien d’intéressant qu’une vieille maison où a demeuré le duc d’Ormond, et ne me donne lieu qu’à une seule remarque qui sera faite en peu de mots, — dans trois minutes vous allez me voir traverser le pont d’Avignon, affourché sur une mule, — François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en croupe, — et devant nous, entamant fièrement le chemin, un homme en guêtres, avec une longue carabine sur l’épaule et une grande rapière sous le bras. C’est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans doute est bien aise de s’assurer de nous et d’elles.

À dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j’entrai dans Avignon ; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma mule, vous n’auriez pas trouvé la précaution de l’homme si déplacée, et vous n’auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi, je trouvai son procédé tout naturel ; et voyant bien que l’état délabré de mes culottes pouvoit l’avoir porté à s’armer ainsi de toutes pièces, je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre voyage.

Mais avant d’aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici : — Quoi ! parce que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d’un homme en entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir, qu’Avignon est la ville de France la plus exposée au vent ; rien n’est plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident, jusqu’à ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, m’eût assuré qu’en effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela même avoit passé en proverbe. — J’en fais la remarque, surtout afin que les savans puissent m’expliquer la cause de ce phénomène ; quant à la conséquence, je la vis d’abord. — Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs et marquis ; le menu peuple est baron. — On ne sauroit s’en faire entendre, pour peu qu’il y ait de vent.

« Oh ! l’ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment. Il faut que j’ôte une de mes bottes qui me blesse le pied. » L’homme se tenoit les bras croisés à la porte de l’auberge ; et moi, persuadé qu’il avoit quelque emploi dans la maison ou dans l’écurie, je lui mis la bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j’eus fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le marquis. —

Monsieur le marquis étoit déjà rentré.



CHAPITRE XXVIII.

Plaines sans fin.


J’avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, tout à mon aise, car j’avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu tout seul, sait à quelle distance.

« J’ai poursuivi plus d’un homme en France, dit-elle, mais jamais un train si enragé. » Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la fuyois ; mais je la fuyois gaîment : elle me poursuivoit encore, mais comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l’atteindre. Elle s’amusoit en chemin, et chaque pas quelle perdoit la rendoit plus traitable. « Eh ! pourquoi, m’écriai-je, me presserois-je si fort ? »

Ainsi, malgré ce que m’avoit dit le commis de la poste, je changeai encore une fois mon allure ; et après une course aussi rapide, aussi précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au plaisir que j’allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc, aussi lentement que ma mule voudroit laisser tomber son pied. —

Rien n’est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme qui écrit son voyage, qu’une plaine vaste et riche, surtout si elle ne présente ni pont ni grande rivière, et si elle n’offre à l’œil que le tableau d’une abondance monotone. — Après nous avoir dit que le pays est superbe, charmant, — que le sol est fertile, et que la nature y étale tous ses trésors, — il lui reste éternellement sur les bras une grande plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à quelque ville. — Foible ressource ! Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine, et puis encore une autre. —

Quel supplice ! — voyons si je viendrai à bout de m’y faire soustraire. —



CHAPITRE XXIX.

Nannette.


Je n’avois pas encore fait trois lieues et demie, que l’homme au fusil commença à regarder à son amorce. —

J’avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m’avoit fait perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours ; la seconde avec deux Franciscains ; la troisième avec une vendeuse de figues de Provence.

Je voulois acheter son panier ; le marché fut conclu à quatre sols, et l’affaire alloit être consommée sur-le-champ ; mais il survint un cas de conscience. — Quand j’eus payé les figues, il se trouva dans le fond du panier deux douzaines d’œufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je n’avois pas eu l’intention d’acheter des œufs, ainsi je n’y avois aucun droit. J’aurois pu réclamer la place qu’ils occupoient ; mais à quoi bon cette chicanne ? j’avois bien assez de figues pour mon argent.

La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande vouloit le garder. — Sans le panier elle ne savoit que faire de ses œufs, — sans le panier, je n’avois que faire de mes figues ; — d’autant que celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par le côté. Il s’éleva là-dessus une petite contestation, et après differens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes. —

Ah ! je devine… — Vous devinez, monsieur. Oh ! je vous défie, tout habile que vous êtes, — je défierois le diable lui-même, (à moins qu’il ne se soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une seule conjecture approchante de la vérité, sur l’espèce de traité que nous conclûmes pour nos œufs et nos figues. — Vous le saurez un jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vite aux amours de mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette plaine, aventures que pour cette raison j’intitule :


Histoires de la plaine.


On peut croire que je ne m’y suis pas trouvé moins embarrassé que tous les autres écrivains ; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la leur. — Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c’est l’époque de ma vie où j’ai été le plus occupé, et le plus utilement occupé. — En effet, comme mes conventions avec l’homme au fusil ne fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j’avois conservé une liberté entière ; et Dieu sait comme j’en profitois ! M’arrêtant et causant avec tous ceux qui n’alloient pas au grand trot, joignant ceux qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient derrière, — hêlant ceux qui traversoient mon chemin, — arrêtant toute espèce de mendians, pèlerins, moines, ou chanteurs de rue, — ne passant pas auprès d’une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en conversation ; — bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce que le hazard m’offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma plaine, et d’y vivre comme au milieu d’une ville. — J’y eus toujours une société aussi nombreuse que variée ; et comme ma mule aimoit la société autant que moi, et qu’elle avoit toujours de son côté quelque chose à dire à chaque bête qu’elle rencontroit, — je suis assuré que nous aurions passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame’s Street, sans y trouver autant d’aventures, et sans

voir d’aussi près la nature humaine. —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô que j’aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait tomber à-la fois tous les plis du vêtement d’une Languedocienne ! — Sous ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence, cette simplicité de l’âge d’or, de cet âge tant célébré par nos poètes. — Je m’abuse peut-être ; mais il est doux de s’abuser ainsi. —

— J’étois entre Nismes et Lunel. — C’est-là que croît le meilleur muscat de France ; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grâce ! — Malheur à celui qui en auroit bu à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule goutte !

— Le soleil étoit couché. — Tous les ouvrages étoient finis ; — les Nymphes avoient rattaché leurs cheveux ; — et les bergers se disposoient pour la danse. Ma mule fit une pointe — « Qu’as-tu, lui dis-je ? ce n’est qu’un fifre et un tambourin. — Je n’oserois passer, dit-elle. — Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui donnant un coup d’éperon, qu’ils courent à la cloche du plaisir. — Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même résolution que celle de l’abbesse des Andouillettes ; — par Saint-Ignace de Loyola, et tous ses suppôts, je n’irai pas plus loin. À la bonne heure, dis-je, mademoiselle. Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler avec vous et les vôtres. » En même-temps je sautai à terre, et jetant une botte dans un fossé, une botte dans un autre, « attendez-moi là, lui dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse. »

Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je m’avançois vers le grouppe — Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse.

« Il nous faut un cavalier, me dit-elle. en me prenant les deux mains, comme si je les lui eusse offertes. — Et un cavalier vous aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à mon tour. » —

Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse !

Mais ce maudit trou à ton jupon ! Nannette ne s’en soucioit guère.

« — Sans vous, dit-elle, nous n’aurions pu danser. » En quittant une de mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit avec l’autre.

Un jeune homme boiteux, qu’Apollon avoit gratifié d’une flûte, et qui s’étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s’asseyant sur la butte.

« Rattachez-moi bien vite cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un cordon dans la main. » Elle me fit oublier que j’étois étranger. — Toute la tresse se défit ; il y avoit sept ans que nous nous connoissions. —

Le jeune homme commença enfin avec le tambourin ; — la flûte suivit : — nous nous mîmes en danse. — Maudit soit ce trou à ton jupon !

— La sœur du jeune homme, avec la voix qu’elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement avec son frère. — C’étoit une ronde gascone, dont le refrain étoit :


Vive la joie,
Et nargue du chagrin.


Les bergères chantoient à l’unisson, et les bergers les accompagnoient une octave plus bas.

— J’aurois donné un écu pour le voir recousu ! — Nannette n’auroit pas donné deux sous. — Vive la joie étoit sur ses lèvres ; vive la joie étoit dans ses yeux. — Une étincelle rapide d’amitié franchit l’espace qui nous séparoit ; elle me regardoit d’un air charmant. —

— Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours ainsi ! — « Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines, m’écriai-je, — qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du contentement ? d’y danser, d’y chanter, de t’y rendre ses hommages, — et d’aller au ciel avec cette charmante brune ? »

La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté, et n’en fut que plus séduisante. — « Il est temps d’aller danser ailleurs, dis-je. » Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers ; je dansai tout au travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary ; — jusqu’à ce qu’enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse dans les amours de mon oncle Tobie,

Je commençai ainsi :



CHAPITRE XXX.

La Chose impossible.


Oui, je voulois aller droit ; — mais le pourrai-je ? — Dans ces plaines riantes, et sous ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment on n’entend que des flûtes, musettes et chansons, où le peuple court à la vendange en dansant, où à chaque pas que l’on fait le jugement est surpris par l’imagination. — Dans ces plaines, dis-je, je défie, malgré tout ce qui a été dit sur les lignes droites en divers endroits de ce livre, — je défie le meilleur planteur de choux, soit qu’il plante en avant ou en arrière ; (ce qui revient à-peu-près au même, à moins qu’il n’ait une préférence secrète pour une des deux méthodes) — je lui défie de planter ses choux froidement, posément et régulièrement, un par un, en droite ligne, et à distances égales, — sans aller de guingois et perdre à chaque pas son alignement…… surtout si ces maudits trous de jupes ne sont pas recousus. — En Frize-Lande, en Finlande, en Islande, et dans quelques autres pays que je sais bien, la chose seroit peut-être plus facile. —

— Mais dans ce beau climat, où tout parle aux sens et à l’imagination, — où l’on est sans cesse maîtrisé par ses idées, dans ce pays, mon cher Eugène, — dans ce fertile pays de romans et de chevalerie, ou je me trouve en ce moment, ouvrant mon écritoire pour écrire les amours de mon oncle Tobie, tandis que de ma fenêtre je vois dans la plaine les tours et détours que parcourt Julie pour retrouver son cher Diégo, — si tu ne viens pas à mon secours, si tu n’es pas mon guide. —

Quelle espèce d’ouvrage sortira-t-il de mes mains ? —

Essayons cependant.


CHAPITRE XXXI.

Ma méthode en écrivant.


Il en est de l’amour comme du cocuage…

— Mais quoi ! — je vais commencer un nouveau livre, tandis que j’ai depuis si longtemps une chose à communiquer au lecteur ! une chose, qui, si elle ne lui est pas communiquée en ce moment, ne le sera peut-être de ma vie, au lieu que ma comparaison de l’amour lui sera expliquée à quelque heure du jour. — Il faut que je me débarrasse de cette chose, après quoi je commencerai tout de bon.

Or, voici cette chose.

C’est que de toutes les manières de commencer un livre, qui sont maintenant pratiquées dans tout le monde connu, je suis persuadé que la mienne est la meilleure ; — je suis sûr du moins qu’elle est la plus religieuse ; — car j’écris d’abord la première phrase, et je m’abandonne à la Providence pour la seconde.

C’est ce qui devroit guérir pour jamais tout critique du soin et de la folie d’ouvrir sa porte, et d’appeller à son aide ses voisins, ses amis, ses parens, et le diable et son train, pour examiner avec lui comment une de mes phrases en suit une autre, et comment le tout se lie ensemble. —

Je voudrois que vous me vissiez cramponné sur le bras de mon fauteuil, et à moitié soulevé, — les yeux au plancher, — l’air confiant, — attrapant une pensée, souvent lorsqu’elle n’est encore qu’à moitié chemin pour venir à moi. —

Je crois, en conscience, que j’en ai intercepté plus d’une, que le ciel destinoit à quelque autre.



CHAPITRE XXXII.

Moins que rien.


J’allois encore faire une digression sur Pope, sur les critiques, sur les tartuffes, — J’allois faire valoir ma modération, ma bonhomie. — J’allois retarder encore l’histoire des amours de mon oncle Tobie. — Mais par le vieux masque de velours noir de ma tante Dinach, — ce n’est pas là le cas.

— Je reviens à ma comparaison.


CHAPITRE XXXIII.

Mon oncle Tobie reparaît.


Il en est de l’amour comme du cocuage. — La partie souffrante est au plutôt la troisième, et presque toujours la dernière personne instruite de la maison. — Cela vient, comme tout le monde sait, de ce que nous avons une demi douzaine de mots pour une seule chose, et de ce que nos impressions varient suivant le lieu où elles prennent naissance. — Ce qui est de l’amour dans telle partie du corps humain, devient presque de la haine dans telle autre, — du sentiment, quelques pieds plus haut, — et du galimathias. — Non, madame, non pas là, s’il vous plaît, — c’est dans la tête que je veux dire. — Tant que les choses, dis-je, iront ainsi, quel fil aurons-nous pour nous conduire dans ce labyrinthe ?

De tous les êtres créés et incréés qui ont jamais fait des soliloques sur ce sujet mystique, mon oncle Tobie étoit certainement le moins propre à démêler la véritable sensation à travers tant de sensations différentes. — Aussi s’en seroit-il remis à la Providence et au temps, pour débrouiller un tel chaos, ainsi que nous faisons pour les événemens dont nous craignons l’issue, — si l’avis donné par Brigitte à Susanne, et les manifestes répandus par celle-ci dans le public, n’avoient à la fin forcé mon oncle Tobie à prendre la chose en considération.



CHAPITRE XXXIV.

Sur les buveurs d’eau.


Les phisiologistes anciens et modernes nous ont bien et dûment expliqué d’où vient que les tisserands, les jardiniers, les gladiateurs, et ceux dont une jambe s’est desséchée à la suite de quelque mal au pied, — d’où vient, dis-je, que tous ces gens-là ont toujours quelque nymphe dont le tendre cœur brûle en secret pour eux. —

Et bien ! un buveur d’eau, (pourvu qu’il le soit de profession, sans fraude ni supercherie) est précisément dans la même cathégorie. Non qu’au premier coup-d’œil on y aperçoive aucune conséquence, aucune logique. — En effet, dire qu’un ruisseau d’eau froide, tombant goutte à goutte dans estomac, allumera une torche en l’honneur de ma Jenny.

Cette proposition ne frappe personne ; au contraire, elle semble diamétralement opposée au cours ordinaire des effets et des causes. —

Mais c’est ce qui montre la foiblesse et l’insuffisance de la raison humaine. —

« Et vous ne laissez pas, monsieur de jouir d’une parfaite santé ? » —

« La plus parfaite, madame, que l’amitié même puisse me désirer. » —

« Quoi, monsieur ! ne buvant rien, absolument rien que de l’eau ! » —

— Impétueux fluide ! au moment que tu presses contre les écluses du cerveau, vois comme elles cèdent à ta puissance ! —

La curiosité paroît à la nage, faisant signe à ses compagnes de la suivre ! elles plongent au milieu du courant. —

L’imagination s’assied en rêvant sur la rive. — Elle suit le torrent des yeux, et change les brins de paille et de jonc en mats de misaine et de beau-pré. — À peine la métamorphose est-elle faite, que le desir, tenant d’une main sa robe retroussée jusqu’au genou, survient, les voit et s’en empare. —

Ô vous, buveurs d’eau ! est-ce donc par le secours de cette source enchanteresse que vous avez tant de fois tourné et retourné le monde à votre gré ? Foulant aux pieds l’impuissant, écrasant son visage, — et changeant même quelquefois la forme et l’aspect de la nature ! —

« Si j’étois Eugène, disoit Yorick, je voudrois boire plus d’eau. — Et moi aussi, dit Eugène, si j’étois Yorick. » —

C’est ce qui prouve que tous deux avoient lu leur Longin.

— Quant à moi ; je suis résolu à ne lire de ma vie d’autre livre que le mien.



CHAPITRE XXXV.

Je m’embrouille.


Je voudrois que mon oncle Tobie eût été buveur d’eau, on auroit compris pourquoi, du premier moment que la veuve Wadman le vit, elle sentit quelque chose en sa faveur. —

Quelque chose peut-être au-dessus de l’amitié, au-dessous de l’amour, pourtant, — quelque chose, — n’importe quoi, — n’importe où, — je ne donnerois pas un seul crin de la queue de ma mule, (qui franchement n’en a guère à perdre) pour être mis dans le secret. —

Mais mon oncle Tobie n’étoit rien moins que buveur d’eau. Il ne la buvoit ni pure, ni mêlée, ni d’aucune manière, ni en aucun lieu, — excepté peut-être dans quelque poste avancé où l’on ne pouvoit avoir de meilleur liqueur. Peut-être aussi dans le temps de sa blessure, lorsque le chirurgien ne cessant de lui dire qu’il falloit détendre ses fibres, et que la réunion de la plaie s’en feroit plus vîte ; — mon oncle Tobie consentoit à en boire pour l’amour de la paix.

— Tout le monde sait que dans la nature il n’y a point d’effet sans cause. — Et l’on, sait également que mon oncle Tobie n’étoit ni tisserand, ni jardinier, ni gladiateur, à moins que vous prétendiez que capitaine soit l’équivalent de gladiateur ; mais il étoit simplement capitaine d’infanterie. D’ailleurs, ceci est une explication forcée. — Nous n’avons donc rien à supposer que cette malheureuse jambe. Mais dans la présente hypothèse, elle ne nous serviroit qu’autant que son accident auroit été la suite de quelque mal au pied ; mais la jambe de mon oncle Tobie n’avoit maigri par l’effet d’aucun désordre dans le pied. — Que dis-je ? La jambe de mon oncle Tobie n’avoit pas maigri du tout. Elle étoit un peu roide et sans grâce, ce qui pouvoit venir du défaut total d’exercice, où elle étoit restée, pendant les trois ans que mon oncle Tobie avoit passés à la ville dans la maison de mon père ; mais elle étoit forte, nerveuse, et au total c’étoit une jambe aussi bien faite et d’aussi bon augure que toute autre. —

Je déclare que je ne me rappelle aucune occasion, aucun passage du livre que j’écris, où je me sois trouvé aussi embarrassé qu’au cas présent, à faire joindre les deux bouts, et à faire cadrer de force le chapitre que j’écrivois au chapitre qui devoit suivre. — On diroit que j’ai pris plaisir à rassembler les difficultés de toute espèce, uniquement pour voir comment je pourrois en sortir. —

— Insensé que tu es ! quoi ! ces détresses inévitables qui n’ont cessé de t’affliger comme homme et comme auteur ; — ces détresses, Tristram, ne te suffisent pas ! et tu veux te jetter dans de nouveaux embarras ! —

— N’est-ce pas assez que tu sois endetté de tous côtés ? N’as-tu pas dix tombereaux chargés des premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont pas encore vendus ? Et n’es-tu pas presque à bout de ton esprit pour trouver le moyen de t’en défaire ? —

— N’es-tu pas à l’heure qu’il est, tourmenté de ce maudit asthme que tu as gagné en Flandre en patinant contre le vent ? — Il n’y a pas plus de deux mois, qu’à force de rire de la posture ridicule d’un cardinal, tu te rompis un vaisseau dans la poitrine, et en deux heures tu perdis tant de sang, qu’à en croire les médecins, si l’hémorrhagie eût duré une fois autant, tu en aurois perdu plus de quatre pintes ! —



CHAPITRE XXXVI.

Qu’on ne m’interrompe plus.


Mon Dieu ! ne se taira-t-on jamais ? ne pourra-t-on me laisser raconter mon histoire de suite et sans déviation ! — Elle est si délicate, si compliquée, qu’elle peut à peine soutenir la transposition d’une seule syllabe — et vous ne cessez de me détourner mal à-propos ! — Il faut cependant bien que je tâche de retrouver mon chemin. —

Mais, de grâce, ne distrayez plus mon attention.


CHAPITRE XXXVII.

J’entre tout de bon en matière.


Mon oncle Tobie et le caporal, dans le dessein où ils étoient d’entrer en campagne aussitôt que le reste des alliés, s’étoient enfuis de la ville avec tant de chaleur et de précipitation, pour prendre possession du petit terrein dont nous avons si souvent parlé, qu’ils avoient oublié un des articles les plus nécessaires à leur projet. Ce n’étoit, comme on peut croire, ni une pioche, ni une pèle, ni une bêche de pionnier.

— C’étoit un lit pour se coucher. — Tellement que, comme le château de Shandy n’étoit pas alors meublé, et que la petite auberge où mourut le pauvre Lefèvre n’étoit pas encore bâtie, — mon oncle Tobie fut contraint d’accepter un lit pour une nuit ou deux chez Mistriss Wadman, — en attendant que le caporal Trim, (qui, aux talens d’un excellent laquais, valet-de-chambre, cuisinier, chirurgien et ingénieur, joignoit celui d’un excellent tapissier,) en eût monté un dans la maison de mon oncle Tobie, à l’aide d’un menuisier et d’une ou de deux couturières. —

Une fille d’Ève… ; car telle étoit la veuve Wadman, et tout ce que je compte dire de son caractère, c’est qu’elle étoit :


Femme dans toute l’étendue du mot. —


Une fille d’Ève eût été mieux placée à cinquante lieues de-là, chaudement étendue dans son lit, jouant avec l’étui de son couteau, jouant même avec toute autre chose, — que les yeux témoins et l’esprit occupé d’un homme logé, meublé, et défrayé par elle.

Partout ailleurs ce n’est rien. — Une femme (hors de chez elle) peut, physiquement parlant, regarder un homme au grand jour, et même le voir sous un plus grand jour qu’un autre. — Mais ici, sous quelque jour qu’elle le vît, elle ne pouvoit s’empêcher de mêler à son idée quelque chose de sa propre chevance, de le confondre pour ainsi dire avec son bien, — jusqu’à ce que, par des actes réitérés de cette dangereuse combinaison, elle le comprît tout-à-fait dans son inventaire.

Et alors gare la sagesse.

— Mais ceci n’est pas la matière d’un système : je l’ai déclaré d’avance. — Ni d’un bréviaire ; car je ne me mêle du credo de personne que du mien. — Ce n’est pas une matière de fait non plus, au moins que je sache ; — mais une matière purement charnelle, et qui sert d’introduction à ce qui va suivre.



CHAPITRE XXXVIII.

Adieu l’étiquette.


Je ne parle pas à l’égard de leur grosseur, ni de leur finesse, ni de la forme de leurs goussets ; mais je vous prie, madame, — vos chemises de nuit ne diffèrent-elles pas de vos chemises de jour en cette particularité, aussi-bien qu’en plusieurs autres ; — savoir, qu’elles excèdent tellement les autres en longueur, que lorsque vous les avez mises, elles tombent presqu’aussi bas au-dessous de vos pied, qu’il s’en faut que vos chemises de jour ne descendent jusqu’à vos pieds. — C’est du moins sur ce modèle que les chemises de nuit de la veuve Wadman avoient été coupées ; d’où je présume que telle étoit la mode sous les règnes du roi Guillaume et de la reine Anne. Et si elle a changé (comme en Italie, où on ne porte point de chemise la nuit) tant pis pour le public. —

— On leur donnoit alors deux aunes et demie de Flandre de longueur. Ainsi en supposant la taille ordinaire d’une femme à deux verges, il lui en restoit une demi-aune pour en disposer à sa fantaisie.

Une veuve, qui l’est surtout depuis sept ans, trouve les nuits de décembre bien longues et bien froides ; et il n’est rien dont elle ne s’avise pour suppléer à la chaleur qui lui manque. — Une petite douceur en amène une autre ; et peu-à-peu, et d’essais en essais, Mistriss Wadman s’étoit formée l’habitude que voici ; l’habitude qui, depuis deux ans, étoit devenue une règle invariable de son coucher.

Aussitôt que la veuve Wadman étoit au lit, et qu’elle avoit étendu ses jambes dans toute leur longueur, elle appeloit Brigitte ; — et Brigitte, avec toute la décence convenable, soulevoit la couverture des pieds du lit, prenoit la demi-aune excédente de laquelle nous avons parlé, la tiroit doucement avec les deux mains pour lui donner toute l’extension possible, et la plissoit légèrement dans sa longueur ; puis prenant sur sa manche une grosse épingle, dont elle tournoit la pointe vers elle, elle rattachoit tous les plis ensemble à peu de distance de l’ourlet ; après quoi elle retroussoit le tout sous les pieds du lit, et souhaitoit à sa maîtresse une bonne nuit. —

Tout cela s’observoit régulièrement et avec une méthode constante et invariable. Seulement Brigitte, en détroussant les pieds du lit pour s’acquitter de son devoir, ne consultant d’autre thermomètre que la disposition de son humeur, — elle faisoit sa besogne debout, à genoux, ou accroupie, — suivant les différens degrés de foi, d’espérance et de charité, qu’elle se sentoit cette nuit-là pour sa maîtresse. — Ainsi, il n’y avoit de variété que dans l’attitude de Brigitte. À tout autre égard, l’étiquette étoit sacrée, et auroit pu le disputer aux étiquettes les plus rigides de toutes les chambres à coucher de la chrétienté. —

Le premier soir, aussitôt que le caporal eut conduit mon oncle Tobie au haut de l’escalier, ce qu’il fit vers les dix heures, — Mistriss Wadman se jeta dans son fauteuil, et croisant son genou droit sur son genou gauche, ce qui lui faisoit un point d’appui pour son coude, elle pencha sa joue sur la paume de sa main, et s’appuyant dessus, elle rumina jusqu’à minuit sur les deux côtés de la question. —

Le second soir elle alla à son bureau ; et ayant dit à Brigitte de lui apporter d’autres chandelles, et de les laisser sur la table, elle tira son contrat de mariage et le lut deux fois avec grande attention. —

Et le troisième soir, qui étoit le dernier du séjour de mon oncle Tobie, quand Brigitte aux pieds du lit eut tiré la chemise de nuit, et qu’elle essaya de la rattacher avec la grosse épingle. —

D’un coup de pied donné de deux talons à-la-fois, mais en même-temps du coup de pied le plus naturel que l’on pût donner dans sa position, elle fit sauter l’épingle des doigts de Brigitte. — L’étiquette, qui étoit attachée à l’épingle, tomba avec elle, et en tombant par terre, fut brisée en mille atomes.

De tout cela, il étoit clair que la veuve Wadman étoit amoureuse de mon oncle Tobie.


CHAPITRE XXXIX.

Amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman.


Mais la tête de mon oncle Tobie étoit alors occupée de bien d’autres affaires ; tellement qu’il n’eut pas le loisir de songer à celle-ci, jusqu’à ce que la démolition de Dunkerque eût été consommée, et que les droits respectifs de toutes les puissances de l’Europe eussent été réglés.

Cela fit un armistice, pour parler le langage de mon oncle Tobie, ou, pour parler celui de Mistriss Wadman, un châmage de près de onze ans. — Mais comme dans les cas de cette nature c’est toujours le second coup, (à quelque distance qu’il soit du premier) qui établit le combat, j’appelle ces amours, les amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, plutôt que les amours de la veuve Wadman avec mon oncle Tobie.

Et cette distinction n’est pas imaginaire. Il n’en est pas de ceci comme de bonnet blanc et blanc bonnet, et de toutes autres choses de ce genre, sur lesquelles on dispute tous les jours au parlement : — dans ce cas-ci il y a une différence dans la nature des choses, — et (souffrez que je vous le dise, messieurs) une grande différence.



CHAPITRE XL.

Je bats la campagne.


Au moment dont je parle, comme ainsi soit que la veuve Wadman aimoit mon oncle Tobie, et que mon oncle Tobie n’aimoit pas encore la veuve Wadman, — la veuve Wadman n’avoit que deux partis à prendre ; ou d’aller en avant et de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de se tenir en repos. —

— La veuve Wadman ne vouloit ni l’un ni l’autre. —

Bonté du ciel ! — Mais j’oublie que je suis moi-même un peu du caractère de la veuve Wadman. Car toutes les fois qu’il m’arrive (ce qui avient quelquefois vers les équinoxes) que quelque divinité champêtre m’occupe, m’intéresse, me tourmente au point que je perds pour elle le boire et le manger ; — tandis que la cruelle ne daigne pas s’informer si je bois ou si je mange. —

Malédiction sur elle ! je l’envoie en Tartarie, et de la Tartarie à la terre de Feu, et de la terre de Feu à tous les diables. — Bref, il n’y a pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse, et où je ne la loge. —

Mais comme le cœur est foible, et que les marées de nos passions montent et descendent dix fois par minute, — je ramène bien vite ma divinité ; et comme je suis extrême en tout, je la place au beau milieu de la voie lactée.

— « Ô la plus brillante des étoiles, — répands, répands ton influence… »

Maudite soit l’étoile et son influence ! par tout ce qui est hérissé et en guenilles, m’écriai-je, en ôtant mon bonnet fourré, et le regardant d’un air de colère, — je ne donnerois pas six sous pour en avoir douze de cette espèce ! —

Mais c’est pourtant un excellent bonnet, dis-je, en le mettant sur ma tête et l’enfonçant jusqu’aux oreilles ; — il est bien chaud, bien doux, — surtout si vous couchez le poil avec la main. —

Eh ! que m’importe, répliquai-je, en suis-je moins malheureux ? — Ici ma philosophie m’abandonne encore.

Non, je ne toucherai jamais à ce pâté, (je change encore de métaphore) ni à la croûte, ni à la mie, — ni au-dedans, ni au-dehors, ni au-dessus, — ni au-dessous — je le déteste, — je le hais, — je le répudie : — la vue seule m’en rend malade. —


Il est tout poivre,
tout ail,
tout épice,
tout sel,
toutes drogues du diable.


Par le grand archi-cuisinier des cuisiniers, qui ne fait, je pense, œuvre de ses dix doigts du matin au soir, et qui passe son temps à inventer pour nous les ragoûts les plus échauffans, je n’y toucherois pas pour le monde entier. —

« Ô Tristram ! Tristram ! s’écrie Jenny. »

« Ô Jenny ! Jenny ! lui dis-je, et cela me conduit au quarante et unième chapitre. »



CHAPITRE XLI.

Rien.


« Non, pour le monde entier, je n’y toucherois pas, lui dis-je. » —

Mon dieu ! à quel point cette métaphore m’a échauffé l’imagination !


CHAPITRE XLII.

Diatribe contre l’Amour.


C’est ce qui montre, (que la robe et l’église en disent tout ce qu’elles voudront ; — qu’elles en disent ; ....... car, quant à penser, tout ce qui pense, pense à-peu près de même sur cet article et sur bien d’autres) — c’est ce qui montre, dis-je, que l’amour est certainement, (au moins alphabéticalement parlant) l’affaire de la vie la plus

et la plus A gitante,
et la plus B izarre,
et la plus C onfuse,
et la plus D iabolique ;

Et de toutes les passions humaines, la passion la plus

et la plus E xtravagante,
et la plus F antasque,
et la plus G rossière,
et la plus H onteuse,
et la plus I nconséquente (le K manque),
et la plus L unatique ; —

Et en même-temps la chose la plus

et la plus M isérable,

et la plus N iaise,
et la plus O iseuse,
et la plus P uérile,
et la plus Q uinteuse,
et la plus S urannée,
et la plus R idicule ;

Quoique dans la règle l’R eût dû marcher avant l’S. —

Enfin c’est une chose telle, que mon père, à la fin d’une longue dissertation sur ce sujet, disoit un jour à mon oncle Tobie : « Vous ne sauriez jamais, frère Tobie, combiner deux idées sur cette matière sans faire un hypallage. — Eh ! bon Dieu, qu’est-ce qu’un hypallage, s’écria mon oncle Tobie ? —

C’est mettre la charrue devant les bœufs, dit mon père. —

Et que peuvent-ils faire dans cette posture, s’écria mon oncle Tobie ?

Ou bien aller en avant, dit mon père, ou bien se tenir en repos.

— Or je vous ai déjà dit que la veuve Wadman ne vouloit faire ni l’un ni l’autre. —

— Elle se tint cependant harnachée et caparaçonnée de tout point, pour guetter une occasion favorable.


CHAPITRE XLIII.

Description topographique.


Les destinées, qui avoient certainement prévu tout ce qui concernoit les amours de la veuve Wadman et de mon oncle Tobie, avoient depuis la création de la matière et du mouvement, (et même avec plus de courtoisie qu’elles n’ont coutume d’en mettre en pareil cas,) avoient, dis-je, établi une chaînes de causes et d’effets liés si étroitement ensemble, qu’il étoit presque impossible que mon oncle Tobie eût habité et occupé une autre maison et un autre jardin dans tout le monde entier, que la maison qui touchoit à la maison, et le jardin qui touchoit au jardin de mistriss Wadman. — Ce voisinage, joint à la commodité d’un gros arbre creux et touffu, placé dans le jardin de la veuve, et sur la palissade de mon oncle Tobie, fournissoit à l’aimable veuve toutes les occasions que son goût pour les opérations militaires pouvoit désirer. Elle pouvoit observer tous les mouvemens de mon oncle Tobie, et assister à ses conseils de guerre. — Et mon oncle Tobie, dont le cœur étoit sans défiance, ayant permis au caporal (à la sollicitation de Brigitte) de pratiquer en osier une porte de communication pour prolonger les promenades de mistriss Wadman, — mistriss Wadman se trouvoit maîtresse de pousser ses approches jusqu’à la porte de la guérite, et quelquefois même, (par pure reconnoissance du procédé de mon oncle Tobie,) de former son attaque et d’assaillir mon oncle Tobie au fond même de sa guérite.



CHAPITRE XLIV.

Diverses façons de brûler une chandelle.


C’est une vérité triste, mais qui n’en est pas moins constante. — Il est prouvé par toutes les observations journalières qu’un homme peut, ainsi qu’une chandelle, être brûlé par l’un ou par l’autre bout ; — j’entends pourvu qu’il ait une mêche suffisante, sinon tout est dit. — J’entends encore, qu’on ne l’allumera pas en bas ; car comme en ce cas la flamme s’éteint ordinairement d’elle-même, tout est encore dit. —

Quant à moi, comme je ne saurois supporter l’idée d’être brûlé comme un sot, si on me laissoit le choix sur la manière d’être brûlé, je voudrois qu’on m’allumât par en haut, afin de pouvoir brûler décemment jusqu’à la bobèche ; — c’est-à-dire de la tête au cœur, du cœur au foie, du foie aux entrailles, et de-là, par les veines et les artères mésentériques, à travers toutes les sinuosités et les insertions latérales des intestins et de leur tunique, jusqu’au boyau que l’on appelle aveugle ou cœcum.

« Je vous prie, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, (en l’interrompant au moment qu’il prononçoit le mot cœcum, le soir que ma mère accoucha de moi,) — je vous prie, dit mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que c’est que le cœcum ; car tout vieux que je suis, j’avoue que je ne sais pas encore où il est situé. »

« Le cœcum, répondit le docteur Slop, est situé entre l’ilium et le colum. » —

« Dans un homme, dit mon père ? » —

« Et dans une femme aussi, dit le docteur Slop. » —

« Je ne m’en doutois pas, dit mon père. »


CHAPITRE XLV.

Attaques de la veuve Wadman.


Et pour s’assurer des deux systèmes, mistriss Wadman se promit de n’allumer mon oncle Tobie ni par en haut ni par en bas, mais de le brûler, s’il étoit possible, par les deux bouts à-la-fois, comme la chandelle du prodigue.

Or, mistriss Wadman, aidée de Brigitte, auroit pu bouleverser pendant sept ans entiers, tous les magasins et arsenaux, depuis celui de Venise jusqu’à la tour de Londres. — Elle auroit pu choisir dans tout l’attirail de guerre et dans tous les ustensiles militaires destinés, soit à l’infanterie, soit à la cavalerie, sans y trouver blinde ni mantelet aussi propre à servir son dessein, que l’expédient que le hasard, joint à l’invention de mon oncle Tobie, avoit placé sous sa main. —

Je ne crois pas vous l’avoir dit ; — mais je ne voudrois pas en répondre ; il se pourroit que si…… Quoi qu’il en soit, c’est une des choses qu’il vaut mieux recommencer que de s’amuser à disputer contre. Il y a beaucoup de choses de ce genre. — Vous saurez donc que quelque ville ou forteresse que le caporal eût à exécuter pendant le cours des campagnes de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie commençoit par en mettre le plan en dedans de la guérite à main gauche ; là ce plan s’attachoit par en haut avec deux ou trois épingles, et restoit flottant par en bas, pour donner la facilité de le rapprocher des yeux quand il étoit nécessaire. Si bien que dès que l’attaque fut résolue de la part de mistriss Wadman, les moyens en furent trouvés.

En effet, une fois avancée jusqu’à la porte de la guérite, mistriss Wadman, en étendant la main droite et glissant le pied gauche par le même mouvement, n’avoit qu’à saisir la carte ou le plan, et l’avancer vers elle en allongeant le cou, comme pour aller à sa rencontre ; — mon oncle Tobie prenoit feu sur-le-champ ; — sa passion favorite se réveilloit ; — il se hâtoit de prendre l’autre coin de la carte avec sa main gauche, et du bout de sa pipe qu’il tenoit dans sa main droite, il entamoit une démonstration.

Si-tôt que l’attaque en étoit à ce point, mistriss Wadman, en général habile, et par une seconde manœuvre, dont tout le monde sentira les raisons, faisoit tomber la pipe des mains de mon oncle Tobie tout le plutôt possible. — Elle se servoit pour cela de plusieurs prétextes, dont le plus commun étoit le besoin de désigner plus clairement sur la carte quelque redoute ou quelque parapet. — Mais, soit d’une manière, soit d’une autre, il n’étoit pas possible à mon pauvre oncle Tobie de parcourir plus de dix toises avec sa pipe. —

Mon oncle Tobie étoit alors obligé de faire usage de son premier doigt. —

Et voyez la différence qui en résultoit pour l’attaque ! en promenant son doigt sur la carte (comme dans le premier cas) vis-à-vis le bout de la pipe de mon oncle Tobie, la veuve Wadman auroit parcouru toutes les lignes de Dan à Bershabée (si les lignes de tnon oncle Tobie se fussent prolongées si loin) sans produire aucun effet. Le bout de la pipe n’ayant ni artère, ni chaleur vitale, n’étoit susceptible d’aucune sensation, et ne pouvoit ni communiquer la chaleur par attouchement, ni la recevoir par sympathie. Tout se passoit en fumée. —

Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout changeoit de face. La veuve, en le suivant de près avec le sien à travers tous les petits détours et les zigzags des ouvrages, — le touchant de temps en temps par côté, — passant quelquefois sur l’ongle, — et quelquefois s’y accrochant, — le rencontrant tantôt à droite, tantôt à gauche ; — enfin, le harcelant sans cesse, la veuve ne pouvoit manquer d’exciter au moins un certain je ne sais quoi.

Ces escarmouches, quoique légères et encore assez distantes du corps de la place, ne laissoient pas que d’y conduire. Si au milieu de ces escarmouches la carte se détachoit et venoit à glisser le long de la guérite, mon oncle Tobie, simple comme la colombe, posoit aussitôt sa main dessus et à plat, pour contenir la carte, en continuant son explication ; et mistriss Wadman, par une manœuvre aussi prompte que la pensée, plaçoit sa main tout à côté de celle de mon oncle Tobie. Par ce moyen, elle établissoit une communication suffisante pour laisser passer et repasser toute sensation connue de toute personne un peu versée dans la partie élémentaire et pratique de la galanterie.

Alors elle recommençoit à promener son doigt à côté de celui de mon oncle Tobie ; le jeu de ce premier doigt amenoit celui du pouce ; — et sitôt que le pouce étoit engagé, toute la main s’en mêloit bientôt. — La tienne, cher oncle Tobie, ne pouvoit rester en place. Mistriss Wadman, par les efforts les mieux ménagés, par les pressions les plus équivoques, par les sensations les plus légères qu’une main puisse employer pour en déranger une autre, essayoit sans cesse de déplacer celle de mon oncle Tobie, ne fût-ce que de l’épaisseur d’un cheveu.

Pendant tout ce manège, la jambe de la veuve glissée au fond de la guérite, appuyoit contre le mollet de mon oncle Tobie ; et la veuve ne négligeoit rien pour empêcher mon oncle Tobie d’attribuer cette pression à toute autre cause. Voilà la chandelle allumée par les deux bouts ; — voilà mon oncle Tobie attaqué et poussé vigoureusement dans ses deux ailes ; — est-il surprenant que son centre fût à chaque instant mis en désordre ?

« C’est le diable qui s’en mêle, disoit mon oncle Tobie. »


CHAPITRE XLVI.

Relique de mon oncle Tobie.


On conçoit aisément que mistriss Wadman varioit ses attaques, à l’exemple de tous les généraux dont l’histoire fourmille ; et par les mêmes motifs qu’eux : — un observateur de l’ordre commun auroit eu peine à les reconnoître pour des attaques réelles ; ou tout au moins n’en auroit pas senti les différences ; mais ce n’est pas pour ces gens-là que j’écris. —

Je reviendrai un jour à ces attaques ; mais ce ne sera pas de quelques chapitres ; et alors je verrai à mettre un peu plus d’exactitude dans mes descriptions. Tout ce que j’ai à dire en ce moment sur ce sujet, c’est que dans une liasse de papiers originaux et de dessins que mon père avoit rassemblés, il y a un plan de Bouchain parfaitement conservé, et que je conserverai soigneusement, tant que je serai en état de conserver quelque chose. — Sur un des coins d’en-bas, et à main droite, on voit encore les marques de tabac d’un pouce et d’un premier doigt : or, il y a tout à parier que ce pouce et ce premier doigt sont ceux de la veuve Wadman, d’autant que le coin opposé, qui sans doute étoit celui de mon oncle Tobie, est sans la moindre tache. — C’est assurément là un acte authentique d’une de ces attaques. On aperçoit vers le haut de la carte les vestiges de deux trous presque effacés, mais encore visibles : or, ces trous sont évidemment ceux des épingles qui attachoient la carte dans la guérite.

Par tout ce qu’il y a de sacré, j’estime plus cette précieuse relique avec ses stigmates, que toutes les reliques souvent apocryphes qu’on montre aux badauds ; — exceptant toujours, lorsque j’écris sur ces matières, les pointes qui entrèrent dans la chair de sainte Radegonde dans le désert ; pointes merveilleuses, que les religieuses de Cluny font voir à tous les passans, pour l’amour de Dieu.



CHAPITRE XLVII.

Hélas.


Voilà, dit Trim, tout ce que j’y peux faire. — Les fortifications sont entièrement rasées, et le bassin de Dunkerque est de niveau avec le mole. Avec la permission de Monsieur, je pense que tout est fini. — Je le pense de même, répondit mon oncle Tobie, avec un soupir à demi étouffé ; — mais va, Trim, va dans la salle chercher les articles du traité ; ils doivent être sur la table. » —

« Ils y ont été pendant plus de six semaines, dit le caporal ; mais ce matin la servante les a pris pour allumer le feu. » —

« Tout est donc fini, Trim, dit mon oncle Tobie ! la cour n’a plus besoin de nos services ! — Ô ciel, dit le caporal, tout est fini ! » En disant ces mots, il jette sa bêche dans la brouette avec l’air du désespoir le plus expressif qui puisse s’imaginer ; puis se retournant lentement, il ramasse sa pioche, sa pelle, ses piquets, et tout le reste de ses ustensiles militaires ; et il se disposoit à emporter le tout hors du boulingrin, — quand un hélas partit de la guérite, et se glissant à travers une petite fente du sapin, vint frapper son oreille du son le plus lamentable ; — il s’arrêta tout court.

« Non, dit le caporal en lui-même, je n’en ferai rien à l’heure qu’il est ; — il vaut mieux attendre à demain matin, avant que monsieur soit levé, pour que monsieur n’en voie rien. » Le caporal prit sa bêche dans sa brouette, avec un peu de terre dessus, comme s’il eût eu à combler un petit trou au pied du glacis, mais réellement pour se rapprocher de son maître et tâcher de le distraire. — Il leva une motte ou deux, les tailla, les façonna avec sa bêche ; — enfin il s’assit aux pieds de mon oncle Tobie, et commença ainsi.




CHAPITRE XLVIII.

Amours de Trim.


« N’est-ce pas, monsieur, une grande pitié ?...... Mais je crains que ce que je vais dire à monsieur ne soit une sottise dans la bouche d’un soldat. » —

« Et pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, un soldat seroit-il plus exempt d’en dire qu’un homme de lettres ? — Il en a moins d’occasions, répondit le caporal. » Mon oncle Tobie fit un signe de tête.

— « N’est-ce donc pas une grande pitié, dit le caporal, en jetant les yeux sur Dunkerque et sur le môle, — comme Servius Sulpicius, à son retour d’Asie et de sa traversée d’Egine à Mégare, jetoit les siens sur Corinthe et le Pirée.

» N’est-ce pas, dis-je, une grande pitié, sauf le respect de monsieur, d’avoir détruit de si beaux ouvrages ? Et n’en seroit-ce pas une toute aussi grande, de les avoir laissé subsister ? » —

« Tu as raison, Trim, dans les deux cas, dit mon oncle Tobie. — Aussi, poursuivit le caporal, monsieur a pu remarquer que depuis le commencement de la démolition jusqu’à la fin, je n’ai pas une seule fois sifflé, ni chanté, ni ri, ni pleuré, ni parlé de nos anciennes guerres, ni raconté à monsieur une seule histoire, bonne ou mauvaise. » —

« Tu es, Trim, dit mon oncle Tobie, rempli d’excellentes qualités ; et je ne regarde pas comme la moindre (étant conteur d’histoires comme tu l’es) d’avoir su au travers de toutes celles que tu m’a dites, soit pour me divertir dans mes travaux, soit pour me distraire dans mes chagrins, d’avoir su, dis-je, ne m’en raconter presque jamais que de bonnes. » —

« Avec la permission de monsieur, c’est qu’à l’exception du roi de Bohême et de ses sept châteaux, il n’y en a pas une qui ne soit vraie ; car elles me regardent toutes. »

« C’est ce qui fait, Trim, dit mon oncle Tobie, que je les aime davantage. — Mais quelle est cette nouvelle histoire ? tu viens d’exciter ma curiosité. »

« Je vais, dit le caporal, la raconter à monsieur. — Pourvu, dit mon oncle Tobie, en regardant tristement Dunkerque et le mole, — pourvu que ne soit pas une histoire enjouée ; car à des histoires de ce genre, il faut que l’auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir, — et la disposition où je me trouve en ce moment nuiroit à toi, Trim, et à ton histoire. — Il n’y a, dit le caporal, rien d’enjoué dans mon histoire. Je ne voudrois pas non plus, ajouta mon oncle Tobie, qu’elle fût trop triste. — Elle ne l’est pas non plus, répliqua le caporal ; — en un mot elle convient parfaitement à monsieur. — Eh bien ! je t’en remercie de tout mon cœur, s’écria mon oncle Tobie, et tu me feras plaisir de la commencer. » —

Le caporal fit la révérence. — Quoi qu’il ne soit pas aussi aisé que le monde l’imagine, d’ôter avec grâce un bonnet de housard qui n’a point de consistance, — ni moins difficile, à mon avis, quand on est assis par terre, de faire une révérence aussi remplie de respect que les révérences ordinaires du caporal, — cependant en faisant glisser la paulme de sa main droite, laquelle étoit du côté de son maître ; en la faisant glisser, dis-je, en arrière sur le gazon, et un peu plus loin que son corps, pour donner à celle-ci plus de courbure, — saisissant en même-temps son bonnet sans effort avec le pouce et les deux premiers doigts de la main gauche, ce qui réduisoit insensiblement le diamètre du bonnet, lui faisoit perdre sa rondeur, et l’applatissoit presqu’entièrement, — le caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa posture ne sembloit le promettre. — Et, ayant craché deux fois, pour chercher la clef sur laquelle son histoire iroit le mieux, et plairoit davantage à son maître, — il jeta sur lui un regard de tendresse qui lui fut rendu, et il commença ainsi.


Histoire du roi de Bohême et des sept châteaux.


« Il étoit une fois un certain roi de Bohê. — »

Le mot Bohême n’étoit pas encore tout-à-fait prononcé, que mon oncle Tobie obligea le caporal à faire halte pour un moment. — Le caporal avoit commencé son histoire nue tête, ayant laissé son bonnet par terre depuis qu’il l’avoit ôté à la fin du dernier chapitre. —

L’œil de la bonté épie tout. — Le caporal n’avoit pas achevé les quatre premiers mots de son histoire, que mon oncle Tobie avoit déjà touché son bonnet deux fois du bout de sa canne, comme pour dire : pourquoi, Trim, n’est-il pas sur votre tête ? — Trim le ramassa avec la plus respectueuse lenteur ; puis jetant un coup-d’œil humilié sur la broderie de devant, laquelle étoit terriblement ternie, et même usée dans les parties les plus apparentes, il posa de nouveau son bonnet à ses pieds pour moraliser à son sujet. —

« Je t’entends trop bien, s’écria mon oncle Tobie ! et tout ce que tu dis-là n’est que trop vrai. — Mais, Trim, rien n’est fait en ce monde pour toujours durer. » —

« Ô mon cher Tom ! s’écria Trim, — quand ces gages de ton amour et de ton souvenir seront tout-à-fait usés, que dirai-je ? » —

« Il n’y a, Trim, répliqua mon oncle Tobie, autre chose à dire que ce que je t’ai dit ; rien n’est fait en ce monde pour toujours durer. On se creuseroit la cervelle jusqu’au jour du jugement, qu’on ne trouveroit rien de mieux. »

La caporal reconnut que mon oncle Tobie avoit raison, et qu’il seroit inutile, quelque esprit qu’on eût, de chercher à tirer de son bonnet une morale plus saine. Il mit donc son bonnet sur sa tête sans chercher davantage ; et, passant la main sur son front pour effacer une ride pensive que le texte et le commentaire y avoit fait naître, il retourna, avec le même regard et le même son de voix, à son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Il étoit une fois un certain roi de Bohême… — Mais sous quel règne ? c’est ce que je ne saurois dire à monsieur. » —

« Je ne te le demande en aucune sorte, s’écria mon oncle Tobie. » —

« C’étoit, sauf le respect de monsieur, un peu avant le temps où les géans cessèrent d’engendrer. — Mais en quelle année de notre Seigneur c’étoit ?… » —

« Je ne donnerois pas deux sous pour le savoir, dit mon oncle Tobie. » —

« Seulement, n’en déplaise à monsieur, cela donne meilleur air à une histoire. » —

« C’est ton affaire, Trim, de l’embellir à ta mode ; — et choisis, continua mon oncle Tobie, choisis dans tout le monde entier la date que tu voudras, et applique-là à ton histoire, c’est celle-là que je préférerai. »

Le caporal s’inclina d’un air pénétré de reconnoissance. — En effet, depuis la création du monde jusqu’au déluge de Noé, — depuis le déluge jusqu’à la naissance d’Abraham, depuis les patriarches et leur pèlerinage jusqu’à la sortie d’Égypte des Israélites ; — de-là à travers toutes les dynasties, olympiades, villes fondées et détruites, et autres époques mémorables de chaque peuple, jusqu’à la venue de Jésus-Christ, — et de cette venue au moment où Trim racontoit son histoire ; — chaque siècle, chaque année, chaque mois, chaque heure, chaque minute ; — mon oncle Tobie mettoit aux pieds du caporal le vaste empire des temps et tous ses abîmes.

Mais comme la modestie touche à peine du bout du doigt à ce que la libéralité lui présente les mains ouvertes, le caporal se contenta de ce qu’il y avoit de plus mauvais dans tous le paquet ; — et pour que nos seigneurs du parti ministériel et de celui de l’opposition ne se mangent pas le blanc des yeux en disputant sur l’époque choisie par le caporal, je la leur dirai sans me faire prier.

Il prit l’année de notre Seigneur mil sept cent douze, qui fut celle où le duc d’Ormond se comporta si mal en Flandre ; et il reprit ainsi son expédition de Bohême.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« En l’an de notre Seigneur mil sept cent douze, il étoit, comme je le disois à monsieur..... » —

« À te dire vrai, Trim, dit mon oncle Tobie, toute autre date m’auroit plu davantage ; non-seulement à cause de la tache honteuse qui souille notre histoire de cette année-là, quand nos troupes se débandèrent, et refusèrent de couvrir le siège du Quesnoy, où Fayel cependant poussoit les ouvrages avec une vigueur incroyable ; — mais encore, Trim, pour l’intérêt même de ton histoire ; parce que s’il y a (et ce qui t’est échappé à ce sujet m’en laisse quelque soupçon) — s’il y a, dis-je, quelques géans..... » —

« En vérité, monsieur, il n’y en a qu’un. — C’est tout comme vingt, s’écria mon oncle Tobie ! — mais alors tu aurois dû te reculer de quelque sept ou huit cents ans, pour te mettre hors de la portée des critiques. Et je te conseille, pour l’honneur de ton histoire, si tu dois jamais la raconter encore… » —

« Si je peux l’achever une bonne fois, dit Trim, je jure à monsieur que je ne la raconterai de ma vie, ni à homme, ni à femme, ni à enfant. À d’autres, s’écria mon oncle Tobie ! » mais d’un ton de voix si bon, si encourageant, que le caporal reprit son histoire avec plus d’allégresse que jamais. —


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Il étoit, sauf le respect de monsieur, dit le caporal, en élevant la voix et frottant joyeusement les deux paumes de ses mains l’une contre l’autre, — il étoit une fois un certain roi de Bohême..... » —

« Laisse la date entièrement, Trim, dit mon oncle Tobie, en se penchant vers le caporal, et appuyant doucement sa main sur son épaule pour adoucir la petite peine qu’il pouvoit lui faire en l’interrompant, — laisse la date entièrement, Trim. Une histoire passe à merveille sans tant de précision ; et à moins qu’on n’en soit bien sûr… — Bien sûr, dit le caporal, en secouant la tête ! — J’en conviens, répondit mon oncle Tobie. — Il n’est pas aisé, Trim, qu’un homme comme toi et moi, nourri dans les armées, qui a rarement regardé devant lui plus loin que le bout de son fusil, et derrière lui au-delà de son havresac, en sache beaucoup sur cette matière. »

« Morbleu, dit Trim, vaincu par la manière de raisonner de mon oncle Tobie, autant que par le raisonnement lui-même ! — un soldat a bien autre chose à faire ; — car, sans parler des batailles, des marches, ni du service de garnison, n’a-t il pas son fusil à éclaircir, — son habit à nétoyer, — ses moustaches à cirer ; lui-même enfin à raser et à tenir propre, de manière à paroître toujours comme à la parade ? — Quel besoin, ajouta le caporal, d’un air triomphant, quel besoin, (je le demande à monsieur) — un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot de géographie ? » —

« Tu devois dire, chronologie, Trim, dit mon oncle Tobie ; car pour la géographie, elle est pour lui d’un usage indispensable. Il faut qu’il connoisse parfaitement tous les pays où son métier l’entraîne, et les confins de ces pays ; — il faut qu’il en connoisse chaque ville, village, bourg, hameau, avec les routes, les canaux et les chemins creux qui y aboutissent. — S’il passe une rivière ou un ruisseau, il faut, Trim, qu’à la première vue il puisse en dire le nom, — dans quelle montagne il prend sa source, — quel est son cours, — à quelle distance il est navigable, — où il est guéable, où il ne l’est pas. — Il faut que le sol de chaque vallée lui soit aussi connu qu’au laboureur qui la cultive, et qu’il soit en état, si le cas le requiert, de donner un plan exact de toutes les plaines et défilés, des forts, des collines, des bois et des marais, à travers lesquels son armée doit marcher. — Il faut enfin qu’il connoisse leurs produits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs eaux thermales, leurs animaux, leurs saisons, leurs climats, leurs degrés de froid et de chaud, leurs habitans, leurs coutumes, leurs langages, leur politique, et même leur religion. — Autrement, caporal, continua mon oncle Tobie, se levant dans la guérite, et commençant à s’échauffer à cet endroit de son discours, — concevroit-on comment Malborough a pu faire marcher son armée, des bords de la Meuse à Belbourg, de Belbourg à Kerpenord, — (Il fut impossible au caporal de rester assis plus long-temps) de Kerpenord, Trim, à Kalsaken, de Kalsaken à Newdorf, de Newdorf à Laudenbourg, de Laudenbourg à Mildenheim, de Mildenheim à Elchingen, d’Elchingen à Gingen, de Gingen à Belmerchoffen, de Belmerchoffen à Skellenbourg, — où il fondit sur les retranchemens des ennemis, les força à passer le Danube, traversa la Lech, poussa ses troupes jusques dans le cœur de l’empire, — et marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert et Schonevelt, il arriva aux plaines de Blenheim et d’Hochstet. — Ce grand homme, caporal, malgré tout son talent, n’auroit pas fait un pas ni un seul jour de marche, sans le secours de la géographie ».

« Car pour la chronologie, j’avoue, Trim, continua mon oncle Tobie, en se rasseyant froidement dans sa guérite, que de toutes les sciences, il me semble que c’est celle dont un soldat peut le mieux se dispenser ; — à moins que ce ne soit pour les éclaircissemens qu’il peut un jour en retirer, relativement à l’époque de l’invention de la poudre, car les terribles effets de cette composition, pareille à la foudre et renversant tout devant elle, l’ont rendue pour nous une espèce d’ère militaire. Elle a si totalement changé la nature de l’attaque et de la défense, soit pour la guerre de terre, soit pour la guerre de mer, elle a tellement étendu les bornes de l’art et de la science militaire, qu’on ne sauroit être trop exact à fixer le temps précis de sa découverte, et trop soigneux à rechercher le nom de son inventeur, et les circonstances qui lui ont donné naissance.

» Je suis loin de contester, continua mon oncle Tobie, ce dont les historiens conviennent ; savoir qu’en l’an de Notre Seigneur treize cent quatre-vingt, sous le règne de Vinceslas, fils de Charles IV, un certain prêtre, nommé Schwartz, apprit aux Vénitiens l’usage de la poudre dans leurs guerres contre les Génois. Mais il est certain qu’il ne fut pas le premier ; — car si nous en croyons dom Pèdre, évêque de Léon..... — Bon Dieu, dit Trim, qu’est-ce que des prêtres et des évêques avoient à faire de se creuser la tête pour la poudre à canon ? — Dieu le sait, dit mon oncle Tobie, sa providence opère le bien par qui il lui plaît. — Dom Pèdre donc affirme, en sa chronique du roi Alphonse, lequel subjugua Tolède, qu’en l’an treize cent quarante-trois, (c’est-à-dire trente-sept avant l’autre époque,) le secret de la poudre étoit bien connu, et qu’elle étoit dès-lors employée avec succès, tant par les Maures que par les Chrétiens, non-seulement sur mer, mais dans plusieurs de leurs sièges les plus mémorables en Espagne et en Barbarie. — Et tout le monde sait que le moine Bacon a écrit expressément sur la poudre à canon, et en a généreusement donné la recette au public, plus de cent cinquante ans avant la naissance de Schwartz. — Mais, ajouta mon oncle Tobie, ce qui nous embarrasse bien davantage, et ce qui confond toutes nos relations, ce sont les Chinois qui prétendent avoir connu la poudre plusieurs centaines d’années avant Bacon. » —

« Je gage, s’écria Trim, qu’il n’y a pas un mot de vrai. » —

« Je croirois volontiers qu’ils se trompent, reprit mon oncle Tobie ; du moins si l’on peut en juger par le misérable état de leur tactique actuelle, surtout en ce qui regarde les fortifications. — Les leurs ne consistent que dans un fossé revêtu d’un mur de brique, et entièrement dépourvu de flancs. Quant à ce qu’ils placent dans les angles, et qu’ils nous donnent pour des bastions, ils sont construits d’une manière si barbare, qu’on les prendroit..... — pour un de mes sept châteaux, interrompit le caporal. » —

Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-même à trouver une comparaison, ne fut pas content de celle de Trim. Mais Trim lui disant qu’il lui restoit en Bohême une demi-douzaine de châteaux pareils, dont il ne savoit comment se défaire. Mon oncle Tobie fut si touché de la plaisanterie naïve du caporal, qu’il cessa sa dissertation sur la poudre à canon, et pria le caporal de continuer son histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


Suite de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.


« Ce malheureux roi de Bohême, dit Trim… » —

« Il étoit donc malheureux, dit mon oncle Tobie ! » Car ses dissertations sur la poudre à canon et sur les autres parties de l’art militaire, l’avoient rudement embrouillé ; et quoiqu’il eût prié le caporal de poursuivre son histoire, les fréquentes interruptions qu’il avoit faites ne lui avoient pas laissé ses idées assez présentes pour expliquer l’épithète. —

« Il étoit donc malheureux, Trim, dit mon, oncle Tobie, d’un ton pathétique ? » Le caporal qui auroit voulu que le mot et tous ses synonimes fussent à tous les diables, commença à repasser dans son esprit les principaux évènemens de l’histoire du roi de Bohême, lesquels prouvoient tous que jamais homme n’avoit été plus heureux que lui, — Le pauvre caporal se trouva alors dans un embarras extrême ; et ne se souciant pas de rétracter son épithète, encore moins de l’expliquer, — et moins que tout cela d’ériger son conte en système à la manière des savans, — il regarda mon oncle Tobie, espérant qu’il viendroit à son secours ; mais voyant que mon oncle Tobie restoit assis en attendant un explication, il hésita un moment et continua ainsi :

« Monsieur me permettra de lui dire que le roi de Bohême étoit malheureux, en ce qu’aimant la navigation et tout ce qui y a rapport, il ne se trouvoit pas un seul port de mer dans toute la Bohême. » —

« Et comment diable y en auroit-il eu, Trim, s’écria mon oncle Tobie ? — La Bohême ne touchant à la mer d’aucun côté, cela ne pouvoit être autrement. — Cela se pouvoit, dit Trim, si Dieu l’avoit voulu. »

— Mon oncle Tobie ne parloit jamais de l’essence de Dieu et de ses attributs, qu’avec respect et retenue. —

« Je ne le crois pas, répliqua mon oncle Tobie, après une pause ; — car ne touchant à la mer d’aucun côté, — ayant la Silésie et la Moravie à l’est, — la Lusace et la Haute-Saxe au nord, la Franconie à l’ouest, et la Bavière au sud ; — la Bohême ne pouvoit se rapprocher de la mer sans cesser d’être Bohême ; et la mer d’un autre côté, ne pouvoit arriver à la Bohême sans couvrir une grande partie de l’Allemagne, et noyer des millions de malheureux habitans qui se seroient trouvés sans défense contre un tel déluge. À Dieu ne plaise, s’écria Trim ! — Un tel déluge, ajouta mon oncle Tobie avec bonté, montreroit un tel manque de compassion dans celui qui est notre père commun, que je pense, Trim, qu’il étoit réellement impossible que la Bohême eût des ports de mer. »

Le caporal fit sa révérence en homme intimement convaincu, et continua.

« Or, il arriva que par une belle soirée d’été, le roi de Bohême sortit avec la reine et ses courtisans. — Tu as raison, Trim, dit mon oncle Tobie, de dire qu’il arriva ; car le roi de Bohême, ainsi que la reine, pouvoient également sortir ou rester chez eux. — Et c’est là une matière de futur contingent, qui peut arriver ou ne pas arriver, suivant que le hasard en ordonne. » —

« Le roi Guillaume, dit Trim, avoit là-dessus une opinion particulière. Il pensoit qu’il ne nous arrivoit rien en ce monde qui ne fût arrêté de toute éternité. Aussi, disoit-il souvent à ses soldats : que chaque balle avoit son billet. — C’étoit un grand homme, dit mon oncle Tobie ! — Et je crois à présent, continua Trim, que le coup qui me mit hors de combat à Landen ne fût visé à mon genou, que pour m’ôter du service du roi et me mettre à celui de monsieur, où je serai sûrement mieux soigné dans ma vieillesse. — Tu peux y compter, Trim, s’écria mon oncle Tobie avec la dernière vivacité. »

Le cœur du maître et celui du valet étoient également sujets à ces épanchemens imprévus. — Le caporal voulut parler, il voulut remercier son maître ; — les larmes l’inondèrent, — il resta sans parole, sans mouvement ; — il resta les yeux fixés sur mon oncle Tobie ; mais son visage exprimoit sa reconnoissance, et payoit les marques de bonté de son maître. Une larme alors coula sur la joue de mon oncle Tobie, et paya l’attachement du serviteur. —

Cette scène fut suivie d’un long silence. — Trim le rompit le premier, et s’efforçant de prendre un ton plus gai pour tâcher de distraire son maître : — « D’ailleurs, monsieur, dit-il, sans cette blessure que j’ai reçue à Landen, je n’aurois jamais été amoureux ? » —

« Tu as donc été amoureux, Trim, dit mon oncle Tobie en souriant ? » —

« Amoureux, dit le caporal, par-dessus la tête. — Et je te prie, Trim, dit mon oncle Tobie, où, quand et comment cela s’est-il passé ? — tu ne m’en as jamais dit un mot. — J’ose dire à monsieur, répondit Trim, qu’il n’y avoit pas dans tout le régiment un tambour ni un fils de sergent qui ne sût cette histoire. — Et comment ne la sais-je pas encore, dit mon oncle Tobie ? » —

« Monsieur doit se rappeller, et sûrement avec douleur, dit le caporal, notre déroute totale à Landen, et la confusion horrible au camp et de l’armée. Il fallut que chacun songeât à soi ; et sans les régimens de Wyndham, de Lumley et de Galway qui couvrirent la retraite sur Neerspeeken, le roi lui-même auroit eu de la peine à gagner le pont. — Il fût pressé vivement, comme monsieur le sait mieux que moi. » —

« Vaillant prince ! s’écria mon oncle Tobie avec enthousiasme ! au moment où tout est perdu, je le vois passer devant moi à toute bride. — Il court à la gauche chercher le reste de la cavalerie angloise, et revient avec elle pour soutenir la droite, et arracher, s’il en est encore temps, le laurier des mains de Luxembourg. — Je le vois avec son écharpe flottante ranimant le courage de ce pauvre régiment de Galway. Je le vois courant le long de la ligne, se retournant aussi-tôt, et chargeant Conti à la tête des siens. — Brave, — brave prince, s’écria mon oncle Tobie ! par le ciel, il mérite la couronne ! — Comme un voleur mérite la corde, s’écria Trim. »

Mon oncle Tobie connoissoit la loyauté du caporal, autrement la comparaison n’auroit pas été de son goût. Mais le caporal n’y avoit pas songé en la faisant. — Au reste, il n’y avoit pas moyen de revenir sur ses pas ; ce que le caporal avoit de mieux à faire étoit de continuer son récit.

« Le nombre des blessés étoit prodigieux ; chacun ne pensoit qu’à sa propre sûreté. — Cependant, dit mon oncle Tobie, Talmash fit la retraite de l’infanterie avec beaucoup d’ordre. — Je n’en restai pas moins sur le champ de bataille, dit le caporal. — Misérable garçon, répliqua mon oncle Tobie ! — Tellement qu’il étoit midi du lendemain, continua le caporal, avant que je fusse échangé et mis dans une charrette avec trente ou quarante autres blessés, pour être conduit à notre hôpital.

» Il n’y a aucune partie du corps, sauf le respect de monsieur, où une blessure cause une douleur plus insupportable qu’au genou. » —

« Excepté l’aîne, dit mon oncle Tobie. — Avec la permission de monsieur, répliqua le caporal, le genou, à mon avis, doit être plus sensible, — ayant beaucoup plus de tendons et de tout ce qu’ils appellent..... qu’il appellent..... —

« C’est pour cette raison, dit mon oncle Tobie, que l’aîne est infiniment plus sensible ; non-seulement parce qu’elle a autant de tendons, et de ces autres choses dont je ne sais pas plus le nom que toi ; mais parce que… » —

Ici la veuve Wadman, qui s’étoit tenue cachée dans son arbre pendant toute la conversation, retint son haleine, détacha sa coiffe de dessous son menton, se tint le corps en avant porté sur une jambe, et prêta l’oreille plus attentivement que jamais. —

La dispute se soutint amicalement et à forces égales pendant quelque temps entre mon oncle Tobie et Trim, — jusqu’à ce qu’enfin Trim se ressouvenant qu’il avoit souvent pleuré pour les souffrances de son maître et jamais pour les siennes, abandonna son opinion. Mais mon oncle Tobie n’accepta pas son désistement ; « cela ne prouve autre chose, Trim, que la bonté de ton cœur. »

Tellement qu’on ne sait pas encore si la douleur d’une blessure à l’aîne est plus forte, toutes choses égales d’ailleurs, que la douleur d’une blessure au genou. —

Ou si la douleur d’une blessure au genou est plus forte que la douleur d’une blessure à l’aîne.



CHAPITRE XLIX,

La Béguine.


« La douleur de mon genou, continua le caporal, étoit excessive en elle-même, mais les chaos de la charrette sur un chemin, extrêmement raboteux, la rendoient encore plus vive, et chaque pas étoit la mort pour moi ; — le sang que je perdois, le manque de soin, la fièvre que je sentois venir… — Pauvre garçon ! dit mon oncle Tobie ! — C’en étoit plus, dit le caporal, que je n’en pouvois supporter.

» Je racontois mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de paysan où notre charrette qui étoit la dernière de la ligne avoit fait halte, et où l’on m’avoit fait entrer. — La jeune femme avoit tiré un cordial de sa poche, en avoit versé quelques gouttes sur du sucre, et voyant que cela me ranimoit, elle m’en avoit donné deux ou trois fois. — Je lui racontois donc la violence de la douleur que je sentois ; elle est si poignante, lui disois-je, que j’aimerois mieux ne jamais me relever de ce lit que je vois dans le coin de la chambre, et y mourir tranquillement, que de faire un pas de plus dans la maudite charrette.

« Elle essaya de me conduire à ce lit que je lui montrois ; mais je m’évanouis dans ses bras. — Elle avoit un excellent cœur, comme monsieur pourra le voir, dit le caporal en essuyant ses yeux. » —

« Je croyois l’amour une chose joyeuse, dit mon oncle Tobie. » —

« N’en déplaise à monsieur, c’est quelquefois la chose la plus sérieuse du monde.

» À la persuasion de la jeune femme, la charrette et les autres blessés étoient partis sans moi ; elle avoit assuré que j’expirerois en y rentrant. Tellement que lorsque je revins à moi, je me trouvai dans une cabane tranquille et paisible, où il n’y avoit plus que la jeune femme, le paysan et la femme du paysan. J’étois couché en travers sur le lit qui étoit dans le coin de la chambre ; ma jambe blessée reposoit sur une chaise, et la jeune femme à côté de mon lit tenoit d’une main sous mon nez le coin de son mouchoir imbibé de vinaigre, et de l’autre m’en frottoit les tempes.

» Je la pris d’abord pour la fille du paysan ; car ce n’étoit pas une auberge ; — et je lui offris une petite bourse où il y avoit dix-huit florins. — C’étoit encore un gage, continua Trim, en essuyant ses yeux, que ce pauvre Tom en partant pour Lisbonne m’avoit envoyé par un soldat de recrue.

» Je n’avois jamais fait ces tristes détails à monsieur. » Trim essuya ses yeux une troisieme fois. —

» La jeune femme appella le vieillard et sa femme, et leur montra l’argent, sans doute pour m’obtenir d’eux un lit et toutes les petites choses dont je pourrois avoir besoin, jusqu’à ce que je fusse en état d’être transporté à l’hôpital. — Allons, dit-elle ensuite en serrant la petite bourse, je serai votre banquier ; mais comme cette charge ne remplira pas tout mon temps, je serai aussi votre garde malade. »

« À la manière dont elle me parla, et à son habillement que je commençai à regarder alors plus attentivement, je vis que la jeune femme ne pouvoit pas être la fille du paysan.

» Elle étoit vêtue de noir de la tête aux pieds, et ses cheveux étoient cachés sous une bande de batiste qui serroit son front. C’étoit une de ces religieuses dont monsieur sait qu’il y a un grand nombre en Flandre, et qui ne sont pas cloîtrées. » —

« D’après ta description, Trim, dit mon oncle Tobie, je juge que c’étoit une jeune béguine. — C’est une espèce de religieuse qui ne se trouve qu’en Flandre et à Amsterdam. Elles différent des religieuses ordinaires, en ce qu’elles peuvent quitter le cloître pour se marier. Leur profession est de visiter et de soigner les malades ; j’aimerois mieux, je l’avoue, que ce fût leur inclination. » —

« Celle-ci m’a souvent dit, répliqua Trim, qu’elle me rendoit tous ces soins pour l’amour de Jésus-Chrit. — Je n’aimois pas cela. — J’aurois voulu que ce fût un peu pour l’amour de moi. — Je crois, Trim, dit mon oncle Tobie, que nous pourrions bien avoir tort tous les deux ; nous le demanderons ce soir à M. Yorick, chez mon frère Shandy ; n’oublie pas, Trim, de m’en faire souvenir. » —

« La jeune béguine, continua le caporal, m’avoit à peine dit qu’elle seroit ma garde-malade, qu’elle se mit en devoir d’en remplir les fonctions. Elle sortit, et au bout de quelques minutes qui me parurent bien longues, elle me rapporta des flannelles et des drogues pour mon genou, qu’elle bassina et fomenta pendant une couple d’heures ; puis elle me prépara une écuelle de gruau pour mon souper ; et quand je l’eus prise, elle me promit de revenir de grand matin, et me souhaita une bonne nuit. —

» En dépit de son souhait, ma nuit fut bien mauvaise. — La fièvre fut très-violente ; — la figure de la béguine ne cessa de me tourmenter. — À chaque instant j’aurois voulu partager le monde en deux, et lui en donner la moitié. — À chaque instant je m’écriois : Pourquoi n’ai-je qu’un havresac et dix-huit florins à partager avec elle ! — Tant que la nuit dura, je vis la belle béguine comme un ange bienfaisant, se tenir près de mon lit, en soulever les rideaux, et m’offrir des potions cordiales. Je ne fus tiré de mon songe que par la belle béguine elle-même, qui revint auprès de moi à l’heure promise, et qui me rendit en réalité les mêmes services dont je venois de rêver. — En vérité elle me quittoit à peine ; et je m’accoutumai tellement à recevoir la vie de ses mains, que je pâlissois et que mon cœur défailloit quand elle sortoit de la chambre. — Et cependant, continua le caporal, en faisant la réflexion

du monde la plus étrange,…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . .je n’étois pas amoureux. — Car pendant les trois semaines qu’elle fut auprès de moi, nuit et jour occupée à panser mon genou, et à me rendre tous les soins les plus familiers ; je puis bien dire à monsieur que je ne sentis pas une seule fois ce que j’entends par amour. » —

« Cela est très-singulier, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« Très-étonnant, dit la veuve Wadman. » —

« Rien n’est cependant plus vrai, dit le caporal. » —



CHAPITRE L.

Trim s’enflamme.


« Il n’y a pourtant pas tant de quoi s’étonner, continua le caporal, voyant que mon oncle Tobie faisoit des réfléxions mentales sur ce sujet. — L’amour, monsieur, le ait mieux que moi, l’amour est comme la guerre. Un soldat ne peut-il pas échapper trois semaines de suite en montant la tranchée dans la nuit du samedi, et cependant être tué le dimanche matin ? — C’est précisément ce qui m’arriva ; avec la seule différence que ce fût le dimanche au soir ; — l’amour me vint tout d’un coup ; il tomba sur moi comme une bombe, sans me donner presque le temps de dire : Dieu me bénisse. » — « Je ne croyois pas, Trim, dit mon oncle Tobie, que l’amour pût venir si brusquement. » —

« Mais, répliqua Trim, quand on y est déjà préparé ! » —

« Je te prie, dit mon oncle Tobie, raconte-moi comment cela t’arriva. » —

« De tout mon cœur, dit le caporal faisant sa révérence.



CHAPITRE LI.

Trim succombe.


» Jusques-là, continua le caporal, j’avois résisté à l’amour ; ou plutôt je lui avois échappé et j’aurois continué ainsi jusqu’au bout, si la providence n’en avoit décidé autrement. — Mais qui peut éviter sa destinée ? »

» C’étoit un dimanche après midi, comme je le disois à monsieur.

» Le vieillard et sa femme étoient sortis.

» Il n’étoit resté personne dans la maison ni dans la cour ; — pas un chien, pas un chat, pas un canard.

» Tout y étoit tranquille et calme comme à minuit.

» Je vis entrer la belle béguine.

» — Ma blessure commençoit à se guérir ; l’inflammation avoit disparu, mais il lui avoit succédé une démangeaison, surtout au-dessous et au-dessous du genou, qui m’étoit insupportable, et qui m’empechoit de fermer l’œil de toute la nuit. »

« Laissez-moi voir l’endroit, dit-elle, en s’agenouillant tout contre mon lit, et soulevant le drap pour visiter la plaie, — cela ne demande dit la béguine qu’à être un peu gratté. — Aussitôt ayant ramené la couverture par-dessus, elle commença à gratter le dessous de mon genou avec le premier doigt de la main droite, qu’elle avoit passée sous la flanelle qui enveloppoit tout l’appareil.

» Au bout de cinq ou six minutes, je sentis légèrement le bout de son second doigt qui arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté de l’autre ; elle, continuant toujours de gratter. — Il commença à me venir en pensée que je pourrois bien devenir amoureux. Je rougis en voyant l’extrême blancheur de sa main. — Je puis bien dire à monsieur que de ma vie je ne verrai une main aussi blanche. —

» Du moins à la même place, dit mon oncle Tobie. »

Quoique ce fût la chose du monde la plus sérieuse pour le caporal, il ne put s’empêcher de sourire.

« La jeune béguine, continua-t-il, voyant que de me gratter avec deux doigts me faisoit le plus grand bien, commença à me gratter avec trois ; jusqu’à ce qu’enfin le quatrième doigt et puis le pouce, vinrent se placer à côté des autres ; et alors elle me gratta avec toute sa main. — Je n’ose plus rien dire sur les mains depuis que monsieur m’a plaisanté ; mais en vérité celle-là étoit plus douce que du satin. —

» Vante-la tant qu’il te plaira, Trim, dit mon oncle Tobie, je t’assure que je t’écoute avec le plus grand plaisir. » Le caporal remercia son maître ; mais n’ayant rien de nouveau à dire sur la main de la béguine, il en vint à ses effets.

« La belle béguine, dit le caporal, continua de me gratter avec toute sa main au-dessous du genou. — Je craignis à la fin que son zèle ne vînt à la fatiguer. — Bon Dieu ! dit-elle ! j’en ferois mille fois plus pour l’amour de Jésus-Christ. — En disant cela elle glissa sa main par-dessous la flanelle jusqu’au dessus du genou, où j’avois senti aussi de la démangeaison ; et là elle recommença à gratter.

» Je commençai alors à m’apercevoir tout de bon que je devenois amoureux.

» Comme elle continuoit à gratter, je sentis l’amour, qui, de dessous sa main, se répandoit dans toutes les parties de mon corps.

» Plus elle grattoit, plus ses grattemens étoient prolongés, et plus le feu s’allumoit dans mes veines ; — jusqu’à ce qu’enfin deux ou trois grattemens ayant duré plus longtemps que les autres, mon amour se trouva à son comble. Je saisis sa main… » —

« Eh bien ! Trim, dit mon oncle Tobie, tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclaration ? . . . . . . . . . . . » —

Il importe peu de savoir si les amours de Trim se terminèrent précisément de la manière que mon oncle Tobie avoit imaginée. Il suffit qu’on y trouve l’essence de tous les amours de roman qui aient jamais été écrits depuis le commencement du monde. —


CHAPITRE LII.

La veuve Wadman change son plan d’attaque.


Aussitôt que le caporal eut fini l’histoire de ses amours, ou plutôt, dès que mon oncle Tobie l’eut finie pour lui, Mistriss Wadman sortit sans bruit de son arbre, rattacha sa coëffe, franchit la petite porte de communication, et s’avança lentement vers la guérite de mon oncle Tobie. — La disposition d’esprit dans laquelle Trim avoit dû mettre mon oncle Tobie, étoit une occasion trop favorable pour la laisser échapper. — L’attaque avoit été résolue d’après la circonstance ; et mon oncle Tobie en avoit encore applani le chemin, en ordonnant au caporal d’emporter la pelle, la bêche, la pioche, les piquets, et tous les autres ustensiles de guerre, qui gissoient épars sur le terrein où avoit été Dunkerque.

Au signal de mon oncle Tobie, le caporal avoit marché ; tout avoit disparu. —

Or, considérez, monsieur, quelle sottise c’est d’agir d’après un plan, soit en combattant, soit en écrivant, soit en faisant toute autre chose, et même des vers ! — Car si jamais plan, indépendamment de toutes les circonstances, a mérité d’être placé, en lettres d’or, (au moins dans les archives des fous) ce fut certainement le plan d’attaque de la veuve Wadman contre mon oncle Tobie dans sa guérite, et par le moyen de ses plans.

— Mais le plan qui étoit attaché étant celui de Dunkerque, et Dunkerque ne présentant plus à l’esprit que des idées de repos et de paix, il en seroit résulté un effet tout différent de celui que Mistriss Wadman vouloit produire — D’ailleurs, le moyen qu’elle continua sur le même pied qu’auparavant, les petites manœuvres de ses doigts et de sa main dans son attaque de la guérite, avoient tellement été surpassées par celles des doigts et de la main de la belle béguine dans l’histoire de Trim, que, quoique les siennes lui eussent toujours réussi jusques-là, elles étoient devenues aussi insipides que manœuvres puissent être. —

Oh ! rapportez-vous-en aux femmes sur ce point. — Mistriss Wadman étoit à peine sortie de son arbre, que son génie se jouoit déjà du nouveau tour qu’avoient pris les circonstances. — Elle changea son plan d’attaque en un moment.


CHAPITRE LIII.

Prends garde, Oncle Tobie !


« Je suis comme une folle, capitaine Shandy, dit Mistriss Wadman, en portant son mouchoir à son œil gauche, au moment qu’elle s’approchoit de la guérite ; — une paille, un moucheron, je ne sais quoi m’est entré dans l’œil. — Regardez, je vous prie ; n’est-ce pas dans le blanc ? »

En disant cela, Mistriss Wadman s’étoit glissée tout contre mon oncle Tobie, et s’étoit assise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui donner la facilité de regarder dans son œil sans se lever. — « Mais regardez donc, dit-elle. »

Honnête Tobie ! tu regardois dans son œil dans toute la simplicité de ton cœur, et avec l’innocence d’un enfant qui regarde dans une lanterne magique. Ce seroit un péché de te causer le moindre mal. —

Beaucoup de gens regardent dans l’œil d’une femme sans se faire prier ; je n’ai rien à leur dire. —

— Mais mon oncle Tobie, madame, étoit plus réservé. Il auroit été à côté de vous, sur votre sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de juin jusqu’au mois de janvier, ce qui comprend les mois les plus chauds et les plus froids de l’année, — qu’il n’auroit pas été, au bout de ce temps, en état de dire si vous aviez les yeux noirs ou les yeux bleus.

La grande difficulté étoit donc d’engager mon oncle Tobie à y regarder. —

Elle fut surmontée. —

Et je vois là mon bon oncle Tobie, sa pipe à la main, dont les cendres s’échappent, regardant, et regardant ; puis se frottant les yeux, et regardant encore avec deux fois plus d’attention et de bonhomie, que Galilée n’en a jamais mis à regarder les taches du soleil. —

Le tout en vain. — Par toutes les puissances qui animent nos organes, l’œil gauche de Mistriss Wadman brille en ce moment autant que son œil droit. Il n’y a ni paille, ni moucheron, ni poussière, ni fétu d’aucune espèce ; — il n’y a rien, mon cher oncle, il n’y a rien qu’un feu délicieux qui s’y glisse furtivement, et qui delà se répand dans toutes les parties de ton existence.

Prends garde, oncle Tobie ! fuis le danger ; — éloigne-toi : — si tu regardes un moment de plus dans l’œil de cette charmante veuve, tu es perdu !


CHAPITRE LIV.

Il n’y voit rien.


Un œil a cela de commun avec un canon, que ce n’est pas tant l’œil et le canon en eux-mêmes, que le jeu de l’œil et le jeu du canon, qui les met l’un et l’autre en état de produire de si grands effets. — Je ne trouve pas la comparaison si mauvaise ; d’autres gens de meilleur goût ne seront peut-être pas de mon avis : cependant, comme je l’ai faite et placée à la tête du présent chapitre, autant pour l’usage que pour l’ornement, elle y restera ; et tout ce que je désire en retour, c’est que vous vouliez bien vous la rappeler toutes les fois que je parlerai des yeux de la veuve Wadman. —

« Je vous proteste, madame, dit mon oncle Tobie, que je n’aperçois rien dans votre œil. »

« Ce n’est donc pas dans le blanc, dit Mistriss Wadman ? » Mon oncle Tobie regarda dans la prunelle de toute sa puissance. Or, de tous les yeux qui jamais aient été créés — depuis les vôtres, madame, jusqu’à ceux de Vénus, qui étoient certainement aussi fripons qu’il y en ait jamais eu, — il n’y eut jamais d’œil aussi propre à ravir le repos de mon oncle Tobie, que l’œil dans lequel il regardoit. — Ne croyez pas, madame, que ce fût un œil coquet, ni éveillé, ni libertin ; — il n’étoit ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux ; — ce n’étoit pas un de ces yeux qui annoncent de grandes prétentions, ou une grande exigeance : — un tel œil n’auroit pas eu d’empire sur une ame de la trempe de celle de mon oncle Tobie, formée de tout ce que la nature a de plus doux. — L’œil de Mistriss Wadman étoit rempli de doux propos et de douces réponses, parlant, non comme une trompette bruyante, qui étonne l’oreille sans lui plaire, mais parlant au cœur ; — ou plutôt, formant je ne sais quels doux sons, semblables aux derniers accens d’un prédestiné ; — un œil qui sembloit dire : Comment pouvez-vous, capitaine Shandy, vivre ainsi sans consolation ? sans un sein sur lequel vous puissiez reposer votre tête, et dans lequel vous puissiez déposer vos chagrins ?

C’étoit un œil…

Mais l’amour me gagnera moi-même, si j’en dis encore un mot.

C’étoit l’œil qu’il falloit à mon oncle Tobie.


CHAPITRE LV.

Un clou ne chasse pas l’autre.


Rien ne fait voir les caractères de mon père et de mon oncle Tobie sous un point-de-vue plus plaisant, que leurs différente manière d’agir dans les mêmes accidens. J’appelle l’amour accident et non pas malheur, dans l’opinion où l’on sait que je suis qu’il rend toujours le cœur d’un homme meilleur. — Grand Dieu ! comment devoit être le cœur de mon oncle Tobie quand il étoit amoureux, — étant déjà si parfaitement bon quand il ne l’étoit pas ?

Mon père, comme il paroît par quelques-uns des papiers qu’il a laissés, étoit très-sujet à cette passion avant son mariage. Mais c’étoit toujours avec une sorte d’impatience originale, et même un peu acide ; et quand l’accident lui arrivoit, au lieu de s’y soumettre en bon chrétien, il enrageoit, se démenoit, tapoit des pieds, faisoit le diable à quatre ; et écrivoit contre l’objet de sa passion la diatribe la plus amère dont il pût s’aviser.

J’en ai retrouvé une en vers, qui s’adresse à je ne sais quel œil qui avoit troublé son repos pendant deux ou trois nuits. Dans le premier transport de son ressentiment, voici comme il commence :


Maudit œil que l’enfer confonde !
Œil né pour le malheur du monde !
Qui mets les gens en pire état,
Que payen, turc ou renégat !.....


En un mot, tout le temps que duroit le paroxisme, mon père n’avoit à la bouche qu’injures, qu’imprécations, et presque des malédictions. — Seulement il étoit trop impétueux pour suivre la méthode d’Ernulphe, pour suivre même sa réserve. Mon père qui étoit de l’esprit le plus intolérant, ne se contentoit pas de maudire sans exception tout ce qui sous le ciel pouvoit entretenir ou exciter son amour ; jamais il n’achevoit sa litanie de malédictions sans se maudire lui-même à son tour, comme un des fous et des imbécilles les plus fieffés, disoit-il, qui eût jamais été lâché dans le monde.

Mon oncle Tobie au contraire prit le tout comme un agneau ; il s’assit tranquillement, et laissa le poison travailler dans ses veines sans résistance. — Dans les douleurs les plus aiguës de sa blessure (comme au temps de celle qu’il avoit reçue à l’aîne) il ne lui échappa pas une expression chagrine ou de mécontentement ; il ne s’en prit ni au ciel ni à la terre ; il ne pensa ni ne parla mal de qui que ce soit. Pensif et solitaire, il s’assit, sa pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe boiteuse, poussant de temps à autre quelque soupir sentimental, — qui, mêlé avec les bouffées de tabac, ne pouvoit incommoder personne.

Je le répète, il prit le tout comme un agneau. —

À la vérité, il commit d’abord une méprise. — Le matin de cette même journée, il avoit monté à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver un petit bois charmant, que le doyen et le chapitre de Shandy faisoient abattre pour en donner le profit aux pauvres (d’esprit, certainement, car l’argent en fut partagé entre le doyen et les chanoines.) — Le dit bois se trouvoit en vue de la maison de mon oncle Tobie, et lui étoit du plus grand secours pour sa description de la bataille de Wynnendale ; — aussi avoit-il couru avec empressement pour le sauver.

Il avoit été au grand trot, — sur un cheval dur, — avec une selle incommode. — Bref, il étoit arrivé que la partie séreuse du sang avoit pénétré entre cuir et chair, et avoit causé un apostème aux pays bas de mon oncle Tobie. — Lorsque ce clou (car c’en étoit un) commença à pousser, mon oncle Tobie qui avoit peu d’expérience en amour, se persuada que c’étoit là un des symptômes et une des parties constituantes de sa passion ; — mais l’apostème venant à crever, et l’amour restant le même, mon oncle Tobie comprit bien que sa blessure n’étoit pas blessure superficielle, et qu’elle avoit pénétré jusqu’à son cœur.



CHAPITRE LVI.

Confidence.


Le monde rougiroit d’avoir un penchant vertueux. — Mon oncle Tobie connoissoit peu le monde ; et quand il s’aperçut qu’il étoit amoureux, il n’imagina pas devoir en faire plus de mystère que si la veuve Wadman l’avoit blessé par mégarde avec son couteau. Mais quand il auroit cru devoir taire ce secret à tout autre, accoutumé à regarder Trim comme un humble ami, et trouvant chaque jour de nouvelles raisons pour le traiter ainsi, cela n’auroit rien changé à la manière dont il lui confia l’affaire.

« Je suis amoureux, caporal, dit mon oncle Tobie. »



CHAPITRE LVII.

Plan de campagne.


Amoureux, s’écria le caporal ! — monsieur se portoit si bien il y a deux jours, quand je lui racontois l’histoire du roi de Bohême ! l’histoire du roi de Bohême, dit mon oncle Tobie !… (Il rêva quelque temps)… Qu’est devenue son histoire ? » —

« Nous l’avons perdue je ne sais comment, dit le caporal. — Mais alors monsieur n’étoit non plus amoureux que moi. — Cela me vint, dit mon oncle Tobie, lorsque tu me quittas avec la brouette et les outils. Je restai seul avec Mistriss Wadman. Le trait qu’elle m’a laissé est encore là, ajouta-t-il en montrant sa poitrine. —

» Eh ! bien, dit le caporal, il n’y a qu’à marcher. — Monsieur sait bien qu’elle n’est non plus en état de soutenir un siège que de voler. » —

Mais comme nous sommes voisins, dit mon oncle Tobie, ne seroit-il pas mieux que je l’informasse civilement… » —

« Si j’osois, dit le caporal, être d’un avis différent de monsieur ! »

« Parle librement, dit avec bonté mon oncle Tobie. »

« Eh ! bien, dit le caporal ! sauf le respect de monsieur, je tomberois brusquement sur elle comme un tonnerre, pour répondre à ses petites attaques traîtresses ; et ensuite je lui parlerois civilement. — Car si elle s’aperçoit la première que monsieur est amoureux d’elle… — Dieu soit à son aide, dit mon oncle Tobie ! en ce moment, Trim, elle ne s’en doute non plus que l’enfant qui n’est pas encore né. »

Ô mon bon oncle ! —

Il y avoit déjà vingt-quatre heures que la veuve Wadman avoit tout dit à Brigitte, sans omettre une seule circonstance ; et en ce moment elles tenoient ensemble un petit conciliabule, touchant certains doutes, certains scrupules, relatifs à l’issue de l’affaire, et que le diable qui ne dort jamais avoit fait naître dans l’esprit de la veuve, avant même qu’elle n’eût achevé son Te Deum. —

« Si je l’épouse, disoit la veuve Wadman, j’ai bien peur, Brigitte, que le pauvre capitaine ne jouisse pas d’une bonne santé. — Il a reçu une si terrible blessure à l’aîne ! » —

« Bon, madame, répliqua Brigitte ! elle n’est pas si considérable que vous pensez. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien guérie. » —

« Je voudrois en être sûre, dit la veuve Wadman ; — mais uniquement par rapport à lui. »

« Si madame le désire, dit Brigitte, j’en saurai tout le détail avant qu’il soit huit jours. — Car tandis que le capitaine lui rendra des soins, il est certain que monsieur Trim me fera sa cour ; et c’est mon affaire, ajouta-t-elle, de le traiter de sorte qu’il ne me cache rien de tout ce que nous avons intérêt de savoir. »

Elles prirent donc ainsi leurs mesures ; et mon oncle Tobie et le caporal prenoient les leurs de leur côté. —

» Maintenant, dit le caporal, en posant sa main gauche sur sa hanche, et animant son geste de la main droite, avec un air qui garantissoit presque le succès, — si monsieur veut me laisser faire, et me confier la conduite de l’attaque… » —

« De tout mon cœur, Trim, dit mon oncle Tobie. Et comme je prévois que dans toute cette guerre tu me serviras d’aide-de-camp, voici déjà une couronne pour t’aider à arroser ton brevet. » —

« Eh ! bien, dit le caporal, faisant d’abord une révérence pour son brevet, il faut prendre dans le grand coffre les habits galonnés de monsieur ; — il faut raccommoder les manches de celui qui est bleu et or. — Je retaperai à monsieur sa perruque à la Ramillies, et j’aurai un tailleur pour retourner ses culottes d’écarlate. » —

« J’aimerois mieux celles de pluche rouge, dit mon oncle Tobie. — Monsieur n’y pense pas, dit le caporal. »



CHAPITRE LVIII.

Il n’omet rien.


« Tu mettras un peu de blanc d’espagne à mon épée, et avec une brosse..... — Que monsieur ne s’embarrasse de rien, répliqua le caporal. »


CHAPITRE LIX.

La toilette sera complète.


« Je repasserai à neuf les deux rasoirs de monsieur ; — je rajusterai un peu mon bonnet de housard, et je prendrai l’uniforme du pauvre lieutenant Lefèvre, que monsieur m’a ordonné de porter pour l’amour de lui ; — et aussi-tôt que monsieur sera rasé, et qu’il aura pris sa chemise, son habit bleu et or, et ses culottes de fine écarlate ; — enfin quand sa toilette sera achevée et que tout sera prêt, — nous marcherons fièrement, comme à l’attaque d’un bastion. — Or, tandis que monsieur engagera le combat avec mistriss Wadman dans le salon à droite, je livrerai bataille à Brigitte dans la cuisine à gauche ; et au moyen de cette disposition, je réponds à monsieur, dit le caporal, en faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, — je lui réponds de la victoire. » —

« Je désire que tout cela réussisse, dit mon oncle Tobie ; mais je déclare, caporal, que j’aimerois mieux marcher à l’ennemi sur le revers d’une tranchée. » —

« Une femme est bien autre chose, dit le caporal. — Je le suppose ainsi, dit mon oncle Tobie. »



CHAPITRE LX.

L’âne et le califourchon.


De tout ce que pouvoit dire mon père, si quelque chose étoit capable de désoler mon oncle Tobie, (surtout pendant la durée de ses amours) c’étoit l’usage continuel et perfide que faisoit mon père d’une expression d’Hilarion l’hermite, lequel en parlant de ses jeûnes, de ses veilles, de ses flagellations, et de toutes les macérations pratiquées dans la religion, — disoit, (quoiqu’un peu plus gaiment, ce me semble, qu’il ne convenoit à un hermite) qu’il employoit tous ces moyens pour empêcher son âne de regimber ; voulant dire : pour réprimer l’aiguillon de la chair. —

Mon père étoit enchanté de cette expression, non pas seulement à cause de son laconisme, mais parce qu’elle ravaloit les désirs et les appétits de la partie de nous-mêmes la plus grossière. — Il adopta donc cette métaphore, et il s’en servit constamment pendant plusieurs années de sa vie. Il ne prononçoit plus le mot passions, c’étoit toujours âne qu’il mettoit à la place. Si bien que pendant tout le temps que sa manie dura, l’on pouvoit dire qu’il étoit toujours à cheval sur son âne ou sur l’âne d’un autre.

Ici, messieurs, je vous prie d’observer la différence de l’âne de mon père à mon dada, ou, si vous voulez, à mon califourchon ; le tout pour qu’il ne vous arrive jamais de les confondre dans votre esprit.

Mon dada, si vous l’avez un peu observé, n’est pas une méchante bête ; il ne pratique de l’âne en rien, — non, messieurs, en rien. — Mon dada ! — Eh ! c’est celui de tout le monde ; c’est la petite niaiserie du moment ; c’est la folie du jour : un magot, un papillon, un pantin, le boulingrin de mon oncle Tobie. — Mon dada ! — Eh ! c’est celui que vous montez vous-même, madame, quand vous avez un moment d’humeur, de vapeurs, d’ennui de votre mari ; — en un mot, c’est l’animal le plus utile que je connoisse ; et je ne sais pas ce que le monde deviendroit sans lui. —

Mais l’âne de mon père, messieurs ! — montez-le, je vous prie, montez le ; — de grace, montez-le ; — ou plutôt, messieurs, ne le montez pas. — C’est un animal concupiscent ; et malheur à celui qui ne l’empêche pas de regimber.



CHAPITRE LXI.

Coq-à-l’âne.


Dès que mon père eut appris l’amour de mon oncle Tobie : — « Eh bien, mon cher Tobie, lui dit-il en le revoyant, comment va ton âne ?  »

Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure que de la métaphore d’Hilarion, s’imagina que mon père, par une sollicitude toute fraternelle, lui demandoit des nouvelles de son aine.

Une imagination préoccupée, vous le savez, messieurs, n’a pas moins de pouvoir sur le son des mots que sur la forme des choses ; et un homme dans cette disposition, entend moins la chose qu’on lui dit que celle à quoi il pense.

Cependant la question étonna mon oncle Tobie, — d’autant qu’il aperçut les coins des lèvres de ma mère à demi-relevés, et tout son visage disposé au sourire. Le docteur Slop avoit aussi je ne sais quoi de malin répandu sur sa physionomie. — Enfin, mon père lui-même, en faisant cette question, n’avoit point ce regard de l’amitié qui interroge la souffrance. —

Un autre que mon oncle Tobie n’auroit pas répondu, ou auroit répondu avec embarras. —

« Mon aine, frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, va beaucoup mieux. »

À ce mot, tout le monde éclata de rire, hors mon père, qui avoit beaucoup espéré de son âne, et qui, fâché de la méprise de mon oncle Tobie, auroit bien voulu revenir à la charge. Mais mon pauvre oncle Tobie avoit l’air si déconcerté, si embarrassé, que si vous eussiez été là, madame, avec le cœur que je vous connois, vous seriez venue à son secours. — C’est ce que fit ma mère.

« Tout le monde, dit ma mère, assure que vous êtes amoureux, frère Tobie ; et nous espérons que cela est vrai. » —

« Je suis amoureux, ma sœur, répliqua mon oncle Tobie ; et plus même, je crois, qu’on ne l’est communément. — Ouais ! dit mon père. — Et depuis quand le savez-vous, dit ma mère ? » —

« Depuis que mon clou a percé, dit mon oncle Tobie. » Cette réponse mit mon père de bonne humeur ; et il entreprit encore une fois mon pauvre oncle Tobie.


CHAPITRE LXII.

Les deux amours.


« Les anciens, dit mon père, ont reconnu, frère Tobie, deux sortes d’amour, très-distinctes l’une de l’autre, suivant la partie du corps où elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme devient amoureux, il doit considérer où est le siège du mal. » —

« Et qu’importe, frère Shandy, répliqua mon oncle Tobie, qu’importe d’où l’amour vienne, quand on ne veut que se marier, aimer sa femme, et lui faire quelques enfans ? » —

« Quelques enfans, s’écria mon père, en sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma mère, et passant brusquement entre son fauteuil et celui du docteur Slop ! — Quelques enfans, s’écria mon père, en répétant les mots de mon oncle Tobie, et continuant à se promener avec agitation ! »

« Ce n’est pas, frère Tobie, dit mon père en revenant à lui, et se rasseyant derrière le fauteuil de mon oncle Tobie, — ce n’est pas que je fusse fâché de t’en voir une vingtaine ; au contraire, j’en serois charmé ; et j’aimerois chacun d’eux, Tobie, autant que si j’étois son père. »

Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa chaise, sans être aperçu, pour serrer celle de mon père. —

Mon père prit la main de mon oncle Tobie. —

« Bien plus, mon cher frère, continua mon père, — formé comme tu l’es de tout ce qu’il y a de plus doux dans la nature humaine, ayant si peu de ses aspérités, c’est une pitié que la terre ne soit pas toute peuplée d’habitans qui te ressemblent. — Et si j’étois monarque d’Asie, ajouta mon père, en s’échauffant pour ce nouveau projet, je t’obligerois (pourvu que la chose ne fût pas au-dessus de tes forces, et ne desséchât pas trop promptement ton humide radical, — pourvu enfin que cet exercice ne fît aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce qui arrive quand on s’y livre inconsidérément) oui, frère Tobie, je te procurerois les plus belles femmes de mon empire, et je t’obligerois, nolens et volens, de me faire un sujet tous les mois. » —

« Tous les mois, dit ma mère, en prenant une prise de tabac ! » —

« Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, faire un enfant, nolens et volens, ce qui signifie, je crois, que je le voulusse ou non, pour plaire au plus grand prince de la terre. » —

« J’avoue, dit mon père, qu’il y auroit de ma part un peu de cruauté à t’y contraindre. — Mais c’est une supposition que j’ai faite, frère Tobie, pour te montrer que ce n’est pas sur ton projet de faire des enfans (en cas que tu en sois capable) mais sur les systèmes que tu as sur l’amour et le mariage, que je veux te redresser. »

« Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de raison et de bons sens dans l’opinion que le capitaine Shandy se forme de l’amour ; et dans les heures perdues de ma vie, dont je rendrai compte un jour ; j’ai lu beaucoup de poètes et de rhéteurs, desquels je n’aurois jamais pu en extraire autant. » —

« Je voudrois, Yorick, dit mon père, que vous eussiez lu Platon, il vous auroit appris qu’il y a deux amours. — Je sais, dit Yorick, qu’il y avoit deux religions parmi les anciens ; l’une pour le peuple, et l’autre pour les savans. Mais je pense qu’un seul amour pouvoit suffire aux uns et aux autres. — Point du tout, dit mon père, et par les mêmes raisons ; — car de ces deux amours, suivant le commentaire de Ficinus sur Velasius, l’un est spirituel, l’autre est matériel.

» Le premier est le plus ancien, n’a point eu de mère, et n’a rien à démêler avec Vénus ; le second est engendré de Jupiter et de Dioné. » —

« De grâce, frère, dit mon oncle Tobie, qu’est-ce qu’un homme qui croit en Dieu a besoin de tout cela ? » Mon père ne s’arrêta point à lui répondre, de crainte de perdre le fil de son discours. —

» Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement de la nature de Vénus.

» Le premier est la chaîne d’or qui lie le ciel à la terre, c’est lui qui nous excite à l’amour héroïque, lequel renferme et fait naître le désir de la philosophie et de la vérité ; le second excite seulement le désir. » —

« Je crois, dit mon oncle Tobie, que la procréation des enfans est bien aussi utile au monde, que la découverte des moyens de déterminer les longitudes en mer. » —

« Il est certain, dit ma mère, que l’amour entretient la paix dans le monde. » —

« Et qu’il la détruit dans les familles, s’écria mon père. » —

« C’est lui qui peuple la terre, dit ma mère. » —

« et qui dépeuple le ciel, dit mon père. » —

« C’est la virginité, dit Slop d’un air triomphant, qui peuple le paradis. » —

« Propos de nonne, répliqua mon père. » —



CHAPITRE LXIII.

Chacun va se coucher.


Mon père, dans toutes ses disputes, avoit un genre d’escarmouche si tranchant, si aigre, si peu ménagé, — poussant à droite, sabrant à gauche, et tombant sur tout le monde indistinctement, — que s’il y avoit vingt personnes dans un cercle, en moins d’une demi-heure il étoit sûr de les avoir toutes contre lui ; ce qui ne contribuoit pas peu à le laisser ainsi sans alliés, c’est que s’il y avoit un poste tout-à-fait intenable, c’est-là qu’il alloit se jeter. — Mais il faut lui rendre justice. Une fois qu’il y étoit établi, il s’y défendoit si vaillamment, que tout brave et galant homme ne l’en voyoit chasser qu’avec peine.

Aussi Yorick en l’attaquant, ce qui lui arrivoit souvent, se gardoit bien d’employer toute sa force. —

Mais la remarque du docteur Slop sur les vierges, à la fin du dernier chapitre, avoit rangé Yorick du côté de mon père ; et il commençoit à désoler le pauvre docteur par l’énumération de tous les couvens de la chrétienté, — quand le caporal Trim entra dans la salle, et raconta à mon oncle Tobie que ses culottes d’écarlate ne pourroient servir, comme ils l’avoient projeté, pour l’attaque de la veuve Wadman, attendu que le tailleur, en les décousant, s’étoit aperçu qu’elles avoient déjà été retournées.

« Eh bien ! qu’il les retourne encore, dit brusquement mon père ; car on les retournera encore plus d’une fois avant que l’affaire soit finie. — Elles n’en valent pas la façon, dit le caporal. — Alors, frère, dit mon père, il faut nécessairement que vous en commandiez d’autres. Car quoique je sache, continua-t-il, en s’adressant à la compagnie, que la veuve Wadman aime mon frère Tobie depuis longtemps, et qu’elle a mis en usage toute l’adresse et tous les artifices d’une femme pour s’en faire aimer, — maintenant qu’elle l’a enrôlé, sa passion n’est plus aussi vive. »

« Elle a obtenu ce qu’elle vouloit. » —

« Sous ce rapport, continua mon père ; sous ce rapport, auquel je suis persuadé que Platon n’a jamais pensé, vous voyez que l’amour est moins un sentiment qu’un état, une condition, et qu’on s’y engage (à-peu-près, diroit mon frère Tobie, comme dans un régiment). — Or, dès qu’un homme est aggrégé à un corps, soit qu’il aime le service ou non, il se comporte comme s’il l’aimoit, et cherche partout à se montrer homme de courage. »

Cette hypothèse, comme toutes celles de mon père, étoit assez plausible ; et mon oncle Tobie n’avoit qu’une seule objection à y faire. Trim se tenoit prêt à le seconder ; mais mon père n’avoit pas encore tiré sa conclusion.

« C’est pourquoi, continua mon père, reprenant sa supposition, quoique tout le monde sache que mistriss Wadman et mon frère Tobie se plaisent l’un à l’autre, et se conviennent réciproquement, — quoique je ne connoisse dans la nature aucun obstacle qui puisse empêcher les violons de jouer dès ce soir, — je répondrois que ce ne sera pas d’un an que leurs instrumens se mettront à l’unisson. » —

« Je crains que nous n’ayions mal pris nos mesures, dit mon oncle Tobie, en regardant Trim, comme pour lui demander son avis. » —

« Je gagerois, dit Trim, mon bonnet de housard. — (Son bonnet de housard, comme je vous l’ai dit, étoit son enjeu ordinaire ; mais ayant été rajusté et presque remis à neuf pour l’attaque projetée, l’enjeu devenoit plus important. — ) Je gagerois, avec la permission de monsieur, mon bonnet de housard contre un scheling si j’osois, continua Trim, faisant une révérence, gager contre monsieur. » —

« Il n’y a point de mal à cela, dit mon père ; car en disant que tu gagerois ton bonnet, tout ce que tu entends par-là, c’est que tu crois… Qu’est-ce que tu crois ? » —

« Je crois que la veuve Wadman, sauf le respect de monsieur, n’est pas en état de tenir dix jours. » —

« Et où diantre, s’écria Slop, d’un air goguenard, où diantre, l’ami, as-tu si bien appris à connoître les femmes ? » —

« Dans mes amours avec une religieuse, dit Trim. — Ce n’étoit qu’une béguine, dit mon oncle Tobie. »

Le docteur Slop étoit trop en colère pour écouter cette distinction ; et mon père profitant de l’occasion pour tomber sur les religieuses d’estoc et de taille, en les traitant de folles, le docteur Slop ne put y tenir. — Mon oncle Tobie avoit encore quelques mesures à prendre pour ses culottes, et Yorick pour la seconde partie de son prochain sermon ; toute la compagnie se sépara. Et comme il restoit une demi-heure avant le temps de se mettre au lit, mon père qui étoit demeuré seul, demanda une plume, de l’encre et du papier, et se mit à écrire pour mon oncle Tobie l’instruction suivante en forme de lettre.


Mon cher frère Tobie.

Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes, et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet —

Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lots, et qu’il t’eût départi plus de connoissances qu’à moi, j’aurois été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains ; — mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, — je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi ; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnoissance avec laquelle tu le recevras. —

— En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire — (quoique le feu qui me monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet ; — quoique je sache, en dépit de ta modestie qui nous le laisseroit ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrois te recommander d’une manière plus particulière, pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. — Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur —

Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du temps, et combien sous celle de Trim. —

Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve. —

— Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre :

Toutes les femmes sont timides. — Et il est heureux qu’elles le soient ; autrement, qui voudroit avoir affaire avec elles ? —

— Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.

Un juste medium prévient tous les commentaires. —

Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes. —

Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie ; et autant que tu pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre, (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point,) mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron, ou Dom-Quichotte.

Tous ces livres excitent le rire ; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage. —

— Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle. —

Si elle te permet de t’asseoir sur le même sopha, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. — Tu ne saurois toucher sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-là toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. — En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi ; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber, (ce qui est fort probable) tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissoient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.

Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables ; — et je penserois assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf ; — et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau.

Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenans. — Mais si ton estomach en souffroit, tu devrois en discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue. —

Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire.

À moins que la guêtre venant à se déclarer......

Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux ;

Et je suis ton affectionné frère,

Gauthier Shandy.


CHAPITRE LXIV.

Les trous de serrure.


À l’heure même où mon père écrivoit son instruction fraternelle, mon oncle Tobie et le caporal de leur côté disposoient tout pour l’attaque. Comme ils avoient renoncé à faire retourner les culottes d’écarlate, au moins pour le moment, rien ne pouvoit les engager à remettre leur visite plus tard qu’au lendemain matin. La résolution fut prise en conséquence, et le départ fixé à onze heures.

« Allons, ma chère, dit mon père à ma mère, il convient, qu’en bon frère et en bonne sœur, nous nous rendions chez mon frère Tobie, pour protéger et favoriser son attaque. »

Il y avoit déjà quelque temps que le caporal et lui étoient habillés, quand mon père et ma mère arrivèrent ; et l’horloge venant à sonner onze heures, c’étoit le moment de se mettre en marche. Mon père n’eut que le temps de glisser sa lettre d’instruction dans la poche d’habit de mon oncle Tobie, et il se joignit à ma mère pour lui souhaiter un heureux succès.

« Je voudrois, dit ma mère, les voir par le trou de la serrure. — Mais uniquement par curiosité. » —

« Appelez chaque chose par son nom, dit mon père ; — et regardez ensuite par le trou de la serrure tant qu’il vous plaira. »



CHAPITRE LXV.

Jugement téméraire.


Je prends à témoin toutes les puissances du temps et du hasard qui sans cesse nous arrêtent dans notre carrière, que mon esprit étoit à bout, et que je ne savois comment poursuivre l’histoire des amours de mon oncle Tobie, lorsque ma mère, par curiosité, disoit-elle, (mon père lui soupçonnoit un autre motif,) désira pouvoir les regarder par le trou de la serrure.

« Appelez chaque chose par son nom, dit mon père ; et regardez ensuite par le trou de la serrure tant qu’il vous plaira. »

C’étoit uniquement la fermentation de cette humeur un peu acide, qui entroit dans le tempérament de mon père, et de laquelle j’ai souvent parlé, qui donna lieu à une pareille insinuation de sa part. Cependant comme il étoit naturellement franc et généreux, et toujours ouvert à la conviction, il eut à peine lâché le dernier mot de cette réplique peu obligeante, que sa conscience lui en fit un reproche.

Ma mère avoit en ce moment son bras gauche conjugalement passé dans le bras droit de mon père, de telle sorte que sa main appuyoit sur la sienne. — Elle leva les doigts et les laissa retomber. On auroit pu difficilement prononcer si c’étoit là un coup ou une caresse ; — le casuiste le plus habile auroit été bien embarrassé à décider si ce geste signifioit un reproche ou un aveu. Mon père qui étoit rempli de sensibilité de la tête aux pieds, n’y vit que l’expression d’une femme timide et faussement accusée. — Les reproches de sa conscience redoublèrent ; — il détourna la tête. — Ma mère pensa que son corps alloit suivre, et que son projet étoit de reprendre le chemin de sa maison ; aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus sa gauche qui ne bougea pas, elle se trouva en face de mon père, qui, en ramenant sa tête, rencontra subitement les yeux de ma mère. —

— Nouvelle confusion ! —

Tout détruisoit le premier soupçon qu’il avoit formé. — Tout augmentoit ses remords. Un cristal mince, bleu, calme et brillant, sans tache, sans eau, et tellement tranquille, qu’on auroit pu appercevoir jusqu’au fond la moindre particule ou la moindre expression de désir, s’il en eût existé chez ma mère ; — mais il n’y en avoit pas le plus léger vestige. Et je ne sais comment il arrive que moi, son fils, formé de son sang, je me trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers les équinoxes de printemps et d’automne. —

Ma mère, madame, n’étoit telle en aucune saison de l’année, ni par nature, ni par éducation, ni par imitation.

Un sang doux et sage circuloit paisiblement dans ses veines, en tout temps, le jour et la nuit, dans les occasions même les plus critiques. Son imagination calme et paisible n’étoit point échauffée par ces pratiques ascétiques, par ces lectures mystiques, qui n’ayant aucun sens en elles-mêmes, forcent l’esprit à se replier dans la nature pour leur en trouver un. Et quant à mon père, il étoit si loin de chercher à enflammer ses idées là-dessus, que son plus grand soin étoit d’éloigner de sa tête toute image ou propos de ce genre.

Au reste, la nature avoit fait tous les frais de la sagesse de ma mère, et rendu superflues les précautions de mon père. Et mon père le savoit ! — Et mon père n’en continuoit pas moins ses précautions ! — Et moi, Tristram Sliandy, me voilà assis en gillet brun et en pantoufles jaunes, sans perruque ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante six, accomplissant une de ses prédictions les plus tragi-comiques ; savoir que je ne penserois ni n’agirois en rien comme les autres enfans des hommes. —

La méprise de mon père vint de ce qu’il attaqua le motif de ma mère, au lieu de l’action elle-même ; car certainement les trous de serrures ne sont pas destinés à servir de lorgnettes ; et en considérant l’action de ma mère comme tendant à nier une vérité reconnue, et à faire qu’un trou de serrure ne fût pas un trou de serrure, l’action alors étoit une violation de la nature des choses, et comme telle assez criminelle.

C’est pourquoi, n’en déplaise aux prédicateurs, les trous de serrure sont l’occasion de plus de péchés, je dis même de péchés énormes, que tous les autres trous du monde.

C’est ce qui me ramène aux amours de mon oncle Tobie.


CHAPITRE LXVI.

Parure de mon Oncle Tobie.


Quoique le caporal eût tenu parole en retapant de son mieux la grande perruque à la Ramilies de mon oncle Tobie, il avoit eu trop peu de temps, et tous ses soins n’avoient produit qu’un effet assez mince. Cette fameuse perruque avoit passé plusieurs années applatie dans le fond d’une vieille armoire ; et comme les mauvais plis ne s’effacent pas aisément, et que l’usage des bouts de chandelle n’est pas toujours sûr, l’entreprise du caporal n’étoit pas une chose aussi facile qu’on pourroit le croire. Il s’employoit pourtant de son mieux ; — il pomadoit, — il crêpoit, — il retapoit, — puis se reculoit d’un air joyeux, et les deux bras tendus vers la perruque, comme pour l’engager à prendre un meilleur air. — Mais le tout en-vain ; elle frisoit en dépit du caporal, par-tout où le caporal ne vouloit pas qu’elle frisât ; et quand une boucle ou deux auroient pu l’embellir, chaque cheveu s’applatissoit comme s’il eût été trempé dans l’eau bouillante.

La déesse du Spléen elle-même n’auroit pu la voir sans sourire.

Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie, — ou plutôt telle elle auroit paru sur tout autre front que le sien. Mais le front de mon oncle Tobie étoit le siège aimable de la douceur et de la bonté ; et ce charme se répandoit sur tout ce qui l’environnoit. — D’ailleurs, monsieur, la nature avoit dans toute sa personne tracé le mot gentilhomme en si beaux caractères, que jusqu’à son chapeau bordé en vieux point d’espagne tout terni, et surmonté d’une large cocarde de taffetas fripé ; — ce chapeau, dis-je, qui en lui-même ne valoit pas quatre sols, acquéroit de l’importance, dès qu’il étoit sur la tête de mon oncle Tobie. On eût dit qu’une Fée elle-même l’avoit composé de sa main, pour mieux aller à l’air de son visage.

Rien n’auroit mieux prouvé ce que j’avance, que l’habit bleu et or de mon oncle Tobie, si, à quelques égards, la proportion n’étoit pas nécessaire à la grâce ; mais depuis quinze ou seize ans qu’il étoit fait, depuis que l’inactivité de mon oncle Tobie (dont les promenades étoient presque bornées à son boulingrin,) avoit doublé son embonpoint, — son habit bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, que ce n’étoit qu’avec la plus grande peine que le caporal avoit pu l’y faire entrer ; et le raccommodage des manches n’avoit servi de rien ; — il étoit cependant galonné en plein, et sur toutes les coutures, et devant et derrière, comme au temps du roi Guillaume ; et pour finir la description, il jetoit tant d’éclat au soleil, il avoit un air si métallique et si guerrier, que si le projet de mon oncle Tobie eût été d’attaquer la veuve en armure, il auroit pu lui-même s’y méprendre.

Quant aux culottes d’écarlate, on sait que le tailleur les avoit décousues et les avoit abandonnées. On auroit pu à la rigueur s’en accomoder, mais c’étoit assez que le soir d’auparavant on les eût déclarées incapables de servir, et comme il n’y avoit point d’alternative dans la garderobe de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie sortit en culottes de pluche rouge. —

Le caporal avoit endossé l’uniforme du pauvre Lefèvre. Il avoit retroussé ses cheveux sous son bonnet de housard, lequel, comme on sait, avoit été remis presque à neuf. — Il suivoit son maître à trois pas de distance — Sa chemise, renflée à son jabot et autour de ses poignets, annonçoit l’orgueil de son ancienne profession ; et son bâton, suspendu par un petit cordon de cuir noir, dont les deux bouts renoués ensemble finissoit par un gland, balançoit au-dessous de son poignet gauche. — Mon oncle Tobie portoit sa canne comme une hallebarde.

« Vraiment, dit mon père en lui-même, ils ont assez bon air. »



CHAPITRE LXVII.

Il tremble.


Mon oncle Tobie retourna la tête plus de dix fois, pour voir si le caporal se tenoit prêt à le soutenir ; et autant de fois le caporal fit un petit moulinet de son bâton, non pas d’un air avantageux, mais avec l’accent le plus doux du plus respectueux encouragement, comme pour dire à son maître : ne craignez rien.

Son maître se mourroit de peur. —

Il ne savoit pas distinguer, ainsi que mon père le lui avoit reproché, le bon côté d’une femme de son mauvais côté. Aussi n’avoit-il jamais été à son aise auprès d’aucune d’elles ; — sauf dans les momens d’affliction. Car alors sa pitié étoit extrême ; et le chevalier le plus courtois de la chevalerie errante n’auroit pas fait plus de chemin que mon oncle Tobie, tout boiteux qu’il étoit, pour essuyer une larme de l’œil d’une femme. — Et cependant, excepté l’occasion où Mistriss Wadman avoit abusé de sa bonne foi, il n’avoit jamais osé arrêter ses regards sur l’œil d’aucune femme.

Il disoit souvent à mon père, dans l’admirable simplicité de son cœur, que fixer une femme, c’étoit presque (sinon tout-à-fait) la même chose que de lui tenir un propos obscène.

« — Et quand cela seroit, disoit mon père. »


CHAPITRE LXVIII.

Il hésite.


« Elle ne peut pas, caporal, dit mon oncle Tobie, faisant halte quand ils furent à vingt pas de la porte de Mistriss Wadman, — elle ne peut pas s’en offenser. » —

« Non plus, dit le caporal, que la veuve du Juif à Lisbonne ne s’offensa de la visite de mon frère Thomas. » —

« Et comment la prit-elle, dit mon oncle Tobie, se retournant vers le caporal ? » —

« Monsieur connoît, répliqua le caporal, les malheurs de Tom ; mais ceci n’y a aucun rapport : sinon que le pauvre Tom n’avoit pas épousé la veuve, ou si Dieu eût permis qu’après leur mariage ils n’eussent mis dans leurs saucisses que de la chair de porc, le malheureux n’auroit pas été enlevé dans son lit et traîné à l’inquisition. — C’est une épouvantable chose que l’inquisition, ajouta le caporal ; quand une fois un pauvre homme y est renfermé, monsieur sait bien que c’est pour sa vie. » —

« Hélas ! oui, dit mon oncle Tobie d’un air rêveur, et les yeux fixés sur la porte de la veuve Wadman. » —

« Et qu’y a-t-il d’aussi affreux qu’une éternelle prison ? — Qu’y a-t-il d’aussi doux que la liberté ? — Rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie toujours d’un air rêveur. »

« Tant qu’un homme est libre, s’écria le caporal… » Et en même-temps il fit avec son bâton le moulinet par-dessus sa tête, à-peu-près en cette manière :



— Un million de syllogismes les plus subtils de mon père, n’en auroit pas dit davantage en faveur du célibat.

— Mon oncle Tobie jeta un regard pensif vers sa chaumière et son boulingrin. —

Le caporal, avec sa baguette, avoit imprudemment évoqué l’esprit de calcul ; il se dépêcha de le conjurer, en poursuivant son histoire en manière d’exorcisme, lequel ne se trouve dans aucun rituel que je connoisse.



CHAPITRE LXIX.

Amours de Tom et de la Juive.


« La place de Tom lui valoit de l’argent, et lui donnoit peu de besogne. — Le climat de Lisbonne est chaud. — C’est ce qui lui donna la fantaisie de se marier. »

« Or, il arriva vers ce temps-là qu’un Juif, qui vendoit des saucisses dans la même rue où Tom demeuroit, tomba malade d’une rétention d’urine, et mourut. Sa veuve resta en possession d’une boutique bien achalandée ; et, comme à Lisbonne, ainsi qu’ailleurs, chacun est pour soi, Tom pensa qu’il n’y auroit point de mal d’aller se présenter à la veuve, pour lui offrir d’aider à continuer son commerce. »

« Tom en conséquence, se décida à l’aller trouver. — Il pensa d’abord comment il se feroit annoncer chez elle. — La manière la plus simple étoit de feindre d’y aller acheter une aune de saucisses ; ce fut celle qu’il choisit. Et voici comme il raisonnoit ;

» Si je suis mal reçu, il ne m’en coûtera jamais qu’une aune de saucisses, et le malheur n’est pas grand. — Si au contraire les choses tournent bien, je puis gagner, non-seulement une aune, mais une boutique entière de saucisses, et une femme par-dessus le marché. »

« Toute la maison, du plus grand jusqu’au plus petit, souhaita à Tom un heureux succès, et il partit. — Sauf le respect de monsieur, je m’imagine le voir en veste et culottes de bazin, le chapeau sur l’oreille, — marchant légèrement dans la rue, agitant sa canne en l’air, — souriant et abordant d’un air gai tous ceux qu’il rencontroit. — Mais, hélas ! Tom, tu ne souris plus ; tu ne souriras plus, s’écria le caporal en détournant la tête, les yeux fixés à terre, comme s’il eût apostrophé son frère au fond de son cachot. — » —

« Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, d’un air touché ! » —

« Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, que c’étoit le meilleur garçon, et le plus honnête qu’on eût jamais vu. » —

« Il te ressembloit donc, Trim, répliqua vivement mon oncle Tobie ! »

Le caporal rougit jusqu’au bout des doigts.

— L’embarras de l’homme modeste qui s’entend louer, — la reconnoissance d’un serviteur affectionné que son maître exalte, — la douleur d’un frère sensible au souvenir d’un frère malheureux, — tout cela se peignit à-la-fois sur le visage du caporal, et les larmes coulèrent le long de ses joues.

Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il prit le caporal par son habit, qui avoit été celui de Lefèvre, et s’appuya sur lui, en apparence, pour soulager sa jambe boiteuse, mais réellement pour donner au caporal une nouvelle marque de bonté. — Il resta en silence une minute et demie ; ensuite, il retira sa main, et le caporal s’inclinant, reprit l’histoire de son frère Tom et de la veuve du juif.



CHAPITRE LXX.

La négresse.


« Lorsque Tom arriva à la boutique, il n’y trouva qu’une pauvre négresse, occupée à chasser les mouches avec une touffe de plumes blanches qu’elle avoit attachées au bout d’un bâton. Mais, tout en les chassant, elle prenoit garde de les blesser. — Touchant tableau, s’écria mon oncle Tobie ! la malheureuse avoit beaucoup souffert, et elle avoit appris à compatir. » —

« C’étoit, sauf le respect de monsieur, une excellente créature aussi bien qu’une excellente ouvrière. Il y a, continua Trim, dans l’histoire de cette pauvre malheureuse, des circonstances qui attendriroient un cœur de roche ; et dans quelqu’une de nos soirées d’hiver, quand monsieur sera disposé à les entendre, je les raconterai à monsieur, avec le reste de l’histoire de Tom, dont elles font partie. » —

« Ne l’oublie donc pas, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« Mais, monsieur, dit le caporal, avec un air de doute, un nègre a-t-il une ame ? » —

« Je suis peu versé, caporal, dit mon oncle Tobie, dans les choses de cette nature. Mais je suppose que Dieu n’auroit pas voulu laisser un nègre sans ame, plutôt que toi ou que moi. » —

« Ce seroit une affreuse injustice, dit le caporal. » —

« Assurément, dit mon oncle Tobie. » —

« Pourquoi donc, oserois-je demander à monsieur, traite-t-on plus mal une servante noire qu’une blanche ? » —

« Je ne puis t’en donner aucune raison, dit mon oncle Tobie. » —

« C’est sans doute qu’elle n’a point d’amis, dit le caporal en secouant la tête, ni personne pour prendre sa défense. » —

« Trim, dit mon oncle Tobie, c’est-là ce qui devroit lui assurer, ainsi qu’à ses frères, notre protection. — C’est le hasard de la guerre qui les a mis en notre pouvoir, qui a placé la verge dans nos mains. — Où elle sera ensuite, le ciel le sait ; mais en quelques mains qu’elle tombe, Trim, le brave homme n’en usera pas d’une manière barbare. » —

« Le ciel l’en préserve, dit le caporal ! » —

« Amen, répondit mon oncle Tobie, en posant la main sur son cœur. » —

Le caporal reprit son histoire pour la continuer ; mais avec une espèce d’embarras, dont le lecteur ne devine peut-être pas la cause. —

Par toutes ces transitions soudaines, et la plupart touchantes, dont le caporal avoit entre-mêlé son récit, il avoit perdu la clef sur laquelle il l’avoit commencé. Son projet avoit été de distraire son maître, et son maître s’attendrissoit. Deux fois il toussa, deux fois il essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir ; enfin il rappela ses esprits, replaça sa main gauche sur sa hanche, le coude relevé en arc d’un air vainqueur ; et conservant la liberté de son bras droit, pour aider son débit par ses gestes, il se rapprocha autant qu’il put du ton qu’il avoit perdu. — Et dans cette attitude, il continua son histoire.



CHAPITRE LXXI.

Les saucisses.


» Tom qui n’avoit rien à démêler avec la négresse, passa dans la chambre qui étoit au-delà de la boutique pour parler à la veuve du juif — de son amour… et de son aulne de saucisses. — C’étoit, comme je l’ai dit à monsieur, un garçon honnête et de joyeuse humeur, et il portoit ce caractère écrit sur toute sa personne. Il prit donc une chaise, il se plaça près d’elle et contre la table, et s’assit sans plus de cérémonie, mais avec la plus grande politesse. »

« Pour un galant, c’est la plus sotte chose du monde, s’il m’est permis de le dire à monsieur, que de débuter auprès d’une femme qui fait des saucisses. — En effet, quelle fleurette lui conter ? — Tom débuta gravement, en demandant d’abord à la veuve comment se faisoient les saucisses, — quelle espèce de viande, quelles herbes, quelles épices y entroient. — Ensuite, d’un ton un peu plus gai, avec quels boyaux, — si les plus gros étoient les meilleurs, — s’ils ne crevoient jamais, — etc. ? Ayant seulement l’attention de rester plutôt en arrière que de trop s’avancer, et de ne rien risquer sans être à-peu-près assuré du succès. » —

« C’est pour avoir négligé cette précaution, Trim, dit mon oncle Tobie en s’appuyant sur l’épaule du caporal, que le comte de la Motte perdit la bataille de Wynendale. Il s’avança imprudemment dans le bois ; et sans cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, non plus que Gand et Bruges, qui suivirent son exemple. L’année étoit si avancée, continua mon oncle Tobie, et la saison devint si mauvaise, que si les choses n’avoient pas tourné comme elles firent, nos troupes auroient péri en pleine campagne. » —

« Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les batailles, ainsi que les mariages, sont écrites dans le ciel ? »

Mon oncle Tobie rêva.

Sa religion l’engageoit à dire d’une façon. — Sa haute idée de l’art militaire le poussoit à dire d’une autre. — Ne pouvant les accorder ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne rien dire ; et le caporal acheva son histoire.

« Tom, s’apercevant qu’il gagnoit un peu de terrein, et que tout ce qu’il avoit dit sur les saucisses avoit été bien reçu de la belle, se hasarda à lui offrir de l’aider un peu. D’abord il prit l’entonnoir, et le tint, pendant que la veuve avec son pouce faisoit entrer la viande dans le boyau ; ensuite il coupa des attaches de longueur convenable, et les tint dans sa main pendant qu’elle les prenoit une à une ; — après cela il les mit dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit les prendre selon le besoin ; — enfin, peu-à-peu il en vint à lier les saucisses à son tour, tandis que la veuve en tenoit le bout dans ses dents.

» Or, monsieur saura qu’une veuve tâche toujours de choisir son second mari entièrement différent du premier. — Si bien que l’affaire étoit d’à-moitié réglée dans l’esprit de la juive, avant que Tom eût parlé de rien.

» Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, et se saisit d’une saucisse, mais Tom à l’instant se saisit d’une autre…

» Monsieur comprend bien que la veuve ne fut pas la plus forte.

» Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, et l’affaire fut finie. »



CHAPITRE LXXII.

Contre-marche.


« Toutes les femmes, continua Trim, en commentant son histoire, depuis la première jusqu’à la dernière, aiment la plaisanterie. La difficulté est de savoir celle qui leur convient ; et pour le connoître, il n’y a d’autre moyen que de faire quelques essais ; de même qu’avec une pièce d’artillerie on élève ou on rabaisse la culasse, jusqu’à ce qu’on donne dans le blanc. »

« Je goûte cette comparaison, dit mon oncle Tobie, encore plus que la chose même. »

« Parce que monsieur, dit le caporal, aime mieux la gloire que le plaisir. » —

« J’espère, Trim, répondit mon oncle Tobie, que j’aime l’humanité au-dessus de tout ; — et comme la science des armes tend évidemment au bonheur et au repos des hommes, — et que la branche, surtout de cet art, dans laquelle nous nous sommes exercés ensemble au boulingrin, n’a pour but que d’arrêter les entreprises de l’ambition, et de retrancher la vie et la fortune du plus foible, contre l’invasion et le pillage du plus fort ; — toutes les fois que le tambour se fera entendre, je me flatte, caporal, que l’un et l’autre nous aimons trop l’humanité et nos frères, pour ne pas nous armer et voler à leur secours. » —

En disant ces mots, mon oncle Tobie se retourna, et marcha fièrement comme à la tête de sa compagnie. — Et le fidèle caporal, portant son bâton à l’épaule et frappant de la main sur le pan de son habit pour marcher en seconde ligne derrière son maître, le long de l’avenue qui les ramenoit chez eux. —

« Que diantre se passe-t-il dans leurs deux caboches, s’écria mon père à ma mère ? Sur ma parole ils assiègent mistriss Wadman en forme ; et ils font le tour de sa maison pour marquer la ligne de circonvallation. » —

« J’ose dire, répliqua ma mère… »

Mais un moment, mon cher monsieur. Ce que ma mère osa dire, ce que mon père osa lui répondre, enfin leurs demandes, leurs réponses et leurs répliques, seront certainement lues, relues, discutées, commentées, paraphrasées par la postérité ; — mais dans un chapitre à part. Je dis par la postérité, et je le répète. — Qu’a fait mon livre pour ne pas surnager sur l’abyme des temps avec l’Éloge de La Folie, le Conte du Tonneau, et tant d’autres ?

Mais pourquoi jeter de si loin les yeux sur l’avenir ? — Ah ! fermons-les bien plutôt. — Le temps vole et détruit tout — Chacune des lettres que je trace, me dit avec quelle rapidité la vie suit ma plume. — Nos journées et nos heures, (plus précieuses, ma chère Jenny, que ces rubis qui brillent à ton cou) s’envolent sur nos têtes comme ces nuages légers, que chasse l’aquilon et qui ne reviennent plus. — Tout disparoît, — tout se détruit. — Ces cheveux que tu prends soin d’arranger sur ton front ;… regarde,… ils blanchissent sous ta main. — Et chaque baiser que je te donne en te quittant, chaque absence qui le suit, est le prélude de cette séparation éternelle qui nous attend bientôt. —

Ciel ! ô ciel ! prends pitié de ma Jenny, — prends pitié de celui qui l’aime. —


CHAPITRE LXXIII.

Le qu’en dira-t-on.


Mais que pensera le monde de cette exclamation ? — Tout ce qu’il voudra.



CHAPITRE LXXIV.

L’Attente.


Ma mère, toujours le bras gauche passé dans le bras droit de mon père, étoit arrivée avec lui jusqu’à l’angle fatal de la vieille muraille du jardin, où le docteur Slop devoit un jour être renversé par Obadiah monté sur un cheval de carosse ; lequel angle étoit directement en face de la maison de Mistriss Wadman. — Là, mon père, jetant un coup-d’œil par derrière, aperçut mon oncle Tobie et le caporal qui n’étoient plus qu’à dix pas de la porte. Il se retourna aussitôt.

« Arrêtons-nous un moment, dit mon père ; et voyons un peu de quel air mon frère Tobie et son valet Trim feront leur première entrée. Cela ne nous retardera pas d’une minute. — Quand ce seroit de dix, dit ma mère ! — Non pas d’une demi-minute, dit mon père. »

C’étoit précisément l’instant où le caporal entamoit l’histoire de son frère Tom et de la veuve du Juif. — L’histoire commença, — continua, — elle eut des épisodes, — on revint sur ses pas, — on continua, — on poursuivit, — l’histoire ne finissoit pas ; — le lecteur l’a trouvée bien longue. —

Le ciel ait pitié de mon père ! il jura cinquante fois ; chaque attitude nouvelle le désespéroit. Il donna le bâton du caporal, et ses moulinets, et toutes ces gentillesses, à autant de diables qu’il en crut de disposés à accepter le cadeau. —

Quand l’issue des événemens pareils à ceux qui tenoient mon père dans l’attente, reste ainsi suspendue dans les mains des destinées, l’esprit a, par bonheur, trois espèces de situations à parcourir ; sans quoi il lui seroit impossible de tenir jusqu’au bout.

Le premier moment est donné à la curiosité, — le second à justifier cette curiosité, — Quant aux troisième, quatrième, cinquième, et cœtera, jusqu’au jour du jugement. — Ils sont de l’empire du point d’honneur.

Je sais que beaucoup de moralistes mettent le tout sur le compte de la patience. Mais cette vertu a, ce me semble, un département suffisant, et dans lequel elle peut s’exercer. sans venir usurper le peu de places démantelées que l’honneur a conservées sur la terre. —

Mon père, à l’aide de ces trois auxiliaires, attendit du mieux qu’il pût la fin de l’histoire de Trim. Il tint bon pendant le panégyrique, que mon oncle Tobie débita sur la profession des armes dans le chapitre d’après ; mais voyant ensuite qu’au lieu de marcher vers la maison de madame Wadman, tous deux, après s’être retournés, reprenoient le chemin diamétralement opposé, et confondoient ainsi son attente, — pour le coup mon père ne put y tenir ; et il éclata brusquement, en vertu de cette disposition d’humeur acidule, qui, dans certaines occasions, distinguoit entièrement son caractère de celui des autres hommes.



CHAPITRE LXXV.

Le premier Dimanche du mois.


« Que diantre se passe-t-il dans leurs caboches, s’écria mon père ? » —

« J’ose dire, répondit ma mère, qu’ils font des fortifications. »

« Quoi ! sur le terrein de Mistriss Wadman, s’écria mon père en reculant d’un pas ! » —

« Je suppose que non, dit ma mère. » —

« Je voudrois, dit mon père en élevant la voix, que la science des fortifications fût à tous les diables, avec toutes leurs fadaises de sapes, de mines, de blindes, de gabions, de cunettes, et de fausses brayes. » —

« Ce sont des fadaises, dit ma mère. »

Or ma mère, tolérante, (comme je voudrois que le fussent certains personnages du clergé, m’en eût-il coûté mon gillet brun et mes pantoufles jaunes) — ma mère, dis-je, étoit toujours de l’avis de mon père, quoique la plupart du temps elle n’en comprît pas un mot, et qu’elle n’eût pas la première idée du sens des mots et des termes de l’art, sur lesquels il faisoit rouler l’opinion ou le système du moment. Elle se contentoit d’accomplir à la lettre les promesses que son parrain et sa marraine avoient faites pour elle, mais rien de plus. Elle se seroit servi d’un mot ou d’un verbe pendant vingt ans, et l’auroit employé dans tous ses temps et dans tous ses modes, sans s’embarrasser le moins du monde d’en demander la signification.

J’ai déjà dit que cette insouciance désoloit mon père ; c’étoit pour lui une source éternelle de chagrins : la contradiction la plus opiniâtre lui auroit été moins sensible. C’étoit ce qui tordoit le cou à leurs meilleurs dialogues dès la première phrase. — Ma mère ne connoissoit rien aux cunettes ni aux fausses brayes ; elle fut de l’avis de mon père.

« Ce sont des fadaises, dit ma mère. » —

« Oh ! surtout les cunettes, s’écria mon père. » Il crut avoir dit un bon mot. — Il jouit de son triomphe et poursuivit.

« Non que ce soit, à proprement parler, le terrein de la veuve Wadman, dit mon père, en se reprenant un peu, car elle n’en a que l’usufruit. » — « Cela fait une grande différence, dit ma mère. » —

« Aux yeux des sots, répliqua mon père. » —

« À moins qu’il ne leur arrive d’avoir des enfans, dit ma mère. » —

« Mais auparavant, dit mon père, il faut qu’elle persuade à mon frère Tobie de lui en faire. » —

« Sans doute, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Si elle y parvient, dit mon père, — que le ciel ait pitié d’eux ! » —

« Amen, dit ma mère, piano ! » —

« Amen, s’écria mon père fortissimè ! » —

« Amen, répéta ma mère ; » mais avec une cadence, un soupir, un accent de pitié, qui pénétra jusqu’au cœur de mon père, et ramollit toutes ses fibres. Il prit son almanach ;… mais avant qu’il l’eût ouvert, la procession d’Yorick, venant à sortir de l’église, éclaircit une partie de ses doutes ; et ma mère acheva de les lever, en lui disant que c’étoit le premier dimanche du mois. — Il remit son almanach dans sa poche. —

Le premier lord de la trésorerie, occupé à trouver des moyens et des expédiens, ne seroit pas rentré chez lui d’un air plus embarrassé.



CHAPITRE LXXVI.

Reprenons haleine.


Après un chapitre comme celui qu’on vient de voir, et surtout après la manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la sagesse et la folie. Sans cette précaution, un livre ne vivroit pas au-delà de l’année. — Mais une digression lourde et traînante n’est pas ce qu’il faut. Il vaudroit autant aller son grand chemin. — Une digression, dans une circonstance comme celle-ci, doit être légère, enjouée, et sur un sujet qui le soit aussi. — Ce n’est pas tout, il faut que le califourchon et celui qui le monte, ne s’y montrent qu’à la dérobée. —

La difficulté est de trouver des agens convenables à la nature de ce service. L’imagination est capricieuse ; — l’esprit ne veut pas être recherché : — quoique la plaisanterie soit une bonne fille, elle ne vient pas toujours quand on l’appelle.

Il sembleroit que la meilleure façon pour un auteur fût de dire ses prières ; mais si elles ne servent qu’à lui rappeler ses infirmités et ses défauts, tant de corps que d’esprit, il se trouvera plus bête après que devant, (quoique meilleur, religieusement parlant.)

Quant à moi, il n’y a pas un moyen sous le ciel, du genre physique ou du genre moral, qui ne me soit venu à l’esprit, et dont je n’aie essayé. Quelquefois m’adressant à mon ame, et disputant avec elle sur les moyens d’étendre ses facultés. —

Je ne les augmentois pas d’une ligne.

Alors, changeant de système, j’ai essayé ce que pourroient faire sur le corps la tempérance, la sobriété et la chasteté. Elles sont bonnes en elles-mêmes, disois-je, elles sont bonnes dans le sens absolu et dans le sens relatif ; elles sont bonnes pour la santé, bonnes pour le bonheur dans ce monde-ci et dans l’autre. —

Enfin, elles sont bonnes pour tout,… excepté pour ce qui me manque. — Là, elles ne servent à rien qu’à laisser l’esprit comme elles l’ont trouvé. — Quant aux vertus théologales, — la foi et l’espérance pourroient peut-être donner un peu de verve ; — mais pour cette vertu fade qu’on appelle charité, elle vous ôte ce que ses sœurs vous avoient donné. —

Dans les occasions ordinaires, je n’ai rien trouvé qui m’ait mieux réussi, que la méthode dont je vais vous faire part. —

— Certainement, si la logique n’est pas une science frivole, et si je ne suis pas aveuglé par mon amour-propre, — certainement dis-je, il y a quelque chose en moi qui tient du vrai génie ; et ce qui me le persuade, c’est de voir combien je suis étranger à la jalousie et à l’envie : ce symptôme ne sauroit être équivoque. — Jamais je n’ai fait une découverte, que j’aie cru propre à perfectionner l’art d’écrire, que je ne me sois empressé de la publier, désirant sincèrement que tout le monde pût écrire aussi-bien que moi. —

C’est ce qu’on fera, quand on voudra s’y donner aussi peu de peine.



CHAPITRE LXXVII.

Demandez à ma blanchisseuse.


Je dis donc que dans les occasions ordinaires, — c’est-à-dire, quand je me trouve stupide, que mes idées s’enfantent pesamment, et se débrouillent avec peine. —

Ou que je me trouve, je ne sais comment, dans une veine de licence et de libertinage, et que je fais de vains efforts pour en sortir. —

Dans tous ces cas et autres semblables, je ne dispute pas un moment avec ma plume. — Si une prise de tabac, si un tour ou deux par la chambre ne me suffisent pas, — je prends mon rasoir, j’en essaie le tranchant sur la paume de ma main, je me savonne le menton, et sans plus de cérémonie je me fais la barbe ; et si par malheur je laisse un poil, j’ai soin du moins que ce n’en soit pas un blanc. — Cela fait, je passe ma chemise, je change d’habit, je mets ma perruque, je prends ma bague de topaze ; en un mot, je m’habille de la tête aux pieds. —

Or, il faut que le diable s’en mêle, si je n’y gagne rien. — Car considérez, monsieur, que tout le monde voulant être présent quand on le rase, (quoiqu’il n’y ait aucune règle sans exception) et personne ne voulant se raser sans miroir, crainte d’accident, — cette situation, comme toute autre, laisse nécessairement des impressions particulières sur le cerveau. —

Oui, je le maintiens. Les idées d’un homme dont la barbe est forte, deviennent sept fois plus nettes et plus fraîches sous le rasoir ; — et si cet homme pouvoit, sans inconvénient, se raser du matin au soir, ses idées parviendroient au plus haut degré du sublime. — Je ne sais comment Homère a pu si bien écrire avec une barbe de capucin ; — mais comme son talent contredit mon système, je ne veux pas m’y arrêter, et je retourne à ma toilette.

Louis de Sorbonne dit que la toilette n^est qu’une affaire de corps ; mais il se trompe. L’ame et le corps ne sauroient se séparer ; un homme ne sauroit s’habiller, sans que ses idées se portent sur son habillement ; et s’il se met en gentilhomme, ses idées s’ennoblissent ; de sorte qu’il n’a qu’à prendre la plume et se peindre dans son style.

Ainsi, messieurs, quand vous voudrez savoir si ce que j’écris peut se lire, et si rien n’a sali ma plume, voyez le mémoire de ma blanchisseuse ; c’est comme si vous lisiez mon livre. — Il y a un certain mois où je suis en état de prouver que j’ai sali trente et une chemises. On ne sauroit pousser la propreté plus loin. — Eh bien ! j’ai été plus maudit, plus vexé, plus critiqué, pour ce que j’ai écrit dans ce mois-là, que par tout ce que j’ai écrit dans le reste de l’année.

Mais je n’avois pas montré à ces messieurs les mémoires de ma blanchisseuse.



CHAPITRE LXXVIII.

Les Critiques.


Au reste, ne prenez pas ceci pour une digression ; je ne fais encore que m’y préparer, en attendant le soixante-dix-neuvième chapitre ; et je puis employer celui-ci à ce qu’il me plaira. — Voyons ; — j’ai vingt sujets pour un : — je pourrois écrire mon chapitre des boutonnières, — ou mon chapitre des fi, qui doit le suivre immédiatement. —

Ou mon chapitre des nœuds, sous le bon plaisir du clergé ; mais tout cela pourroit mal tourner pour moi. Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de suivre la méthode de quelques savans, et de me faire à moi-même des objections contre ce que j’ai écrit ; quoique je déclare d’avance que je ne sais pas plus que mes pantoufles comment y répondre.

Ô que de critiques vont pleuvoir sur mon livre ! « C’est une satyre enragée, dira quelqu’un, aussi noire que l’encre dont l’auteur se sert, et digne en tout de Thersite. — C’est un libelle atroce, et tous les blanchissages et savonnages du monde n’y font rien. — D’ailleurs, plus le drôle est déguenillé, plus les sarcasmes viennent en foule au bout de sa plume. »

À cela je n’ai qu’une réponse prête, au moins pour le moment. — C’est que l’archevêque de Bénevent composa son indécent roman de Galathée en habit violet, veste et culottes violettes ; ce qui prouve que l’habit ne fait pas tout. —

« Mais, dit le critique, vous ne pouvez pas nier que la recette du rasoir que vous indiquez n’ait un grand défaut, — le manque d’universalité. La loi invariable de la nature rend ce secret inutile à toute une moitié du genre humain. » —

Tout ce que je puis dire là-dessus, c’est que les écrivains femelles, Angloises et Françoises, feront bien d’aller sans barbe. —

Quant aux Espagnoles, elles iront comme elles voudront.



CHAPITRE LXXIX.

Elle est faite.


Le voici enfin arrivé ce soixante-dix-neuvième chapitre ! — que produira t-il ? Rien, — qu’une triste réflexion sur la vitesse avec laquelle nos plaisirs nous échappent en ce monde.

Car, à l’égard de ma digression, — je déclare à la face du ciel qu’elle est faite. —

Revenons à mon oncle Tobie.



CHAPITRE LXXX.

Il frappe à la porte.


Quand mon oncle Tobie et le caporal furent arrivés au bout de l’avenue, ils s’apperçurent qu’ils tournoient le dos à la maison de la veuve ; ils firent volte-face, et marchèrent droit à la porte de Mistriss Wadman. —

« Monsieur peut m’en croire et marcher en assurance, dit le caporal, qui porta la main à son bonnet, en passant devant son maître pour aller frapper à la porte. « Mon oncle Tobie, démentant en ce moment sa manière invariable de traiter son fidèle domestique, ne lui répondit rien. — La vérité étoit qu’il n’avoit pas encore bien rédigé toutes ses idées. Il auroit désiré une autre conférence avec Trim. Et tandis que le caporal montoit les trois marches qui étoient devant la porte, mon oncle Tobie cracha deux fois. — À chaque fois le caporal s’arrêta par une sorte d’instinct ; — il resta une minute le marteau de la porte suspendu dans sa main ; — il hésitoit sans savoir pourquoi. —

Cependant Brigitte, morfondue à force d’attendre, faisoit sentinelle en dedans, le pouce et le premier doigt appuyés sur le loquet.

Mistriss Wadman, assise derrière le rideau de sa fenêtre, retenoit son souffle, et guettoit leur approche. — On lisoit dans ses yeux le présage de sa défaite.

« Trim, dit mon oncle Tobie ! » — Mais comme il ouvroit la bouche, la minute expira, et Trim laissa tomber le marteau.

Mon oncle Tobie, voyant qu’il ne pouvoit plus reculer, se mit à siffler son lilla-burello.


CHAPITRE LXXXI.

On ouvre.


Brigitte avoit, comme nous l’avons dit, le premier doigt et le pouce sur le loquet ; et le caporal ne fut pas obligé de frapper aussi long-temps que votre tailleur, milord, que vous faites peut-être souvent attendre. — Mais je pouvois ne pas aller chercher ma comparaison si loin ; car, je soussigné, reconnois devoir à mon tailleur au moins une guinée ; et je m’étonne souvent de la patience du maraud. — Ceci au reste n’intéresse personne. Mais il faut convenir que c’est une cruelle chose que d’être endetté. Il semble que ce soit une fatalité pour le trésor de quelques pauvres diables, au moins de ceux de notre famille. L’économie ne parvient point à relier leurs coffres avec ses cercles de fer.

Quant à moi, je suis sûr qu’il n’y a aucun prince, prélat, pape, ni potentat, petit ou grand, qui désire plus que moi dans son cœur de remplir fidélement ses engagemens, ou qui prenne plus de moyens pour y parvenir. — Je ne donne jamais plus d’une demi-guinée ; — je ne me promène point en bottes, de crainte de les user : — je n’achète pas un cure-dent ; — et je ne dépense pas un schelling par an en tabatières ; — et quant au six mois que je passe à la campagne, j’y mène un si petit train, que Jean-Jacques, avec toute sa modération, ne sauroit atteindre à ma parcimonie ; — car je n’ai chez moi ni homme, ni garçon, ni cheval, ni vache, ni chien, ni chat, ni rien qui mange ou qui boive. Je ne me permets qu’une pauvre et chétive vestale, seulement pour entretenir mon feu ; et la pauvre fille est en vérité aussi sobre que je puisse le desirer.

Mais si, d’après cela, vous me croyez philosophe, — je ne donnerois pas, mes bonnes gens, une obole de votre jugement.

La vraie philosophie, messieurs… Mais ce n’est pas ici le moment d’en raisonner. Voilà mon oncle Tobie qui finit de siffler son lilla-burello ; — souffrez que j’entre avec lui chez Mistriss Wadman.


CHAPITRE LXXXII.








CHAPITRE LXXXIII.








CHAPITRE LXXXIV.

Vous l’allez voir.


* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *.....

« Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie. » —

Mistriss Wadman rougit, — regarda vers la porte, — pâlit, — rougit encore légèrement, — puis reprit son teint naturel, et finit par rougir plus fort que jamais. — Ce que je traduis ainsi pour l’amour du lecteur :


Bon Dieu, je n’y regarderai pas !
Que diroit le monde, si j’y regardois !
Je m’évanouirai si j’y regarde.
Je voudrois pouvoir y regarder ;
Il ne sauroit y avoir de péché à y regarder.
— J’y regarderai. —


Tandis que l’imagination de Mistriss Wadman travailloit ainsi, mon oncle Tobie s’étoit levé du sopha, et avoit été ouvrir la porte à l’autre bout de la salle, pour donner ses ordres à Trim dans le passage. —

« * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * — Je crois, dit mon oncle Tobie, qu’elle est dans le grenier, — Je l’y ai vue encore ce matin, répondit Trim. — Eh ! bien, Trim, cours-y promptement, dit mon oncle Tobie, et rapporte-la moi dans la salle. — Bon Dieu, dit le caporal ! »

Le caporal étoit loin d’approuver un tel ordre, et ne le remplit pas moins avec joie. — Il n’étoit pas maître de son approbation, il l’étoit de son obéissance. — Il mit son bonnet sur sa tête, et partit aussi vîte que son genou put le permettre ; mon oncle Tobie rentra dans la salle, et fut se rasseoir sur le sopha.

« Vous mettrez le doigt dessus, dit mon oncle Tobie. — — Sainte Vierge, je n’y toucherai pas, dit en elle-même Mistriss Wadman ! »

Ceci demande une nouvelle traduction ; et nous montre à combien d’erreurs les mots nous induisent. Il faut toujours remonter à leur source pour les entendre.

Or, pour éclaircir le brouillard qui règne sur les trois dernières pages, j’ai besoin d’être moi-même aussi clair qu’il me sera possible. —

Frottez-vous le front par trois fois, mes bons amis ; — toussez, — crachez, — mouchez-vous ; — bon ! — éternuez, mes enfans ; — à merveille, Dieu vous bénisse !

Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.



CHAPITRE LXXXV.

La Revue.


Comme il y a cinquante motifs différens, tant de l’ordre civil que de l’ordre religieux, pour lesquels une femme peut prend un mari, elle commence par les considérer et les peser soigneusement tous ensemble ; ensuite elle les distingue, les sépare, et cherche à démêler dans son esprit lequel de tous ces motifs est le sien. Ensuite, par propos, enquêtes, raisonnemens, inductions, elle cherche à s’assurer si elle a choisi le bon. Enfin, elle essaie, elle éprouve, elle veut voir si elle ne s’est pas trompée. —

L’allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet, au commencement de sa troisième décade, est si originale, et mon respect pour les dames est si profond, que jamais je n’oserai la leur dire ; et c’est dommage, car elles en riroient.

Elle arrête le premier âne, dit Slawkenbergius, et le tient par le licou, de crainte qu’il ne lui échappe ; puis elle plonge sa main jusqu’au fond du panier pour y chercher… et quoi ? — Ma foi, dit Slawkenbergius, ce n’est pas le moyen de l’apprendre que de m’interrompre. —

Je n’ai rien, ma bonne dame, dit l’âne ; je porte des bouteilles vides.

Et moi de vieilles guenilles, dit le second.

Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au troisième, tu portes des pantoufles et de vieilles culottes. —

Elle passe ainsi en revue le quatrième, le cinquième âne, et tout le reste de la file l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé celui qui porte ce qu’elle cherche. — Alors elle renverse le panier, — étale la marchandise, — regarde, — l’examine, — la mesure, — l’étend, — la mouille, — la sèche, — la tourne, — la retourne, —, et puis l’emporte.

— Mais pour l’amour de Dieu, quelle marchandise ?

Toutes les puissances de la terre, répond Slawkenbergius, ne me feroient pas dire mon secret.


CHAPITRE LXXXVI.

Prestige du démon.


Nous vivons dans un monde tout est énigme et mystère ; ainsi, nous y sommes accoutumés. Autrement, il sembleroit étrange que la nature, qui fait chaque chose si conforme à sa destination, — qui ne se trompe jamais ou presque jamais, à moins qu’elle n’ait le projet de s’amuser, — qui dispose si bien les formes et les propriétés de la matière qu’elle emploie, soit qu’elle en veuille faire une charrue, un vilebrequin ou une perruque ; — qui modèle chaque créature, fût-ce un oison, de manière qu’il ne lui manque rien ; — il sembleroit étrange, dis-je, que cette nature, si habile en toute autre chose, ne fît que des balourdises quand il s’agit d’une affaire aussi simple que celle d’assortir un homme et une femme.

Cela viendroit-il du choix de l’argile, qui se gâte souvent au feu ? d’où il résulte qu’un homme a trop d’un côté ce qui lui manque de l’autre, et pèche par trop ou par trop peu de chaleur. — Cette grande ouvrière donneroit-elle trop peu d’attention à ces petits détails platoniques de la moitié de l’espèce pour laquelle elle a fabriqué l’autre ? — Peut-être aussi que souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari on lui demande. Mais laissons ces hypothèses ; nous en raisonnerons après souper. —

Il suffit que l’observation en elle-même, et les raisonnemens auxquels elle donne lieu, loin de rien expliquer, ne servent qu’à tout embrouiller.

En effet, à considérer attentivement mon oncle Tobie, y avoit-il jamais eu quelqu’un mieux taillé pour le mariage ? La nature l’avoit pétri de son argile la plus pure et la plus douce ; — elle avoit rempli ses vaisseaux de lait ; — elle avoit animé ses poumons du souffle le plus épuré ; — tout en lui étoit bon, humain, généreux. — La vérité et la confiance habitoient dans son cœur, dont toutes les avenues étoient une communication toujours ouverte, toujours active des services les plus obligeans, des bienfaits les plus tendres. — Enfin la nature, en le comblant de ses dons, n’avoit point oublié pour quelles fins le

mariage étoit institué. — En conséquence…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— . . . . . . . . —

Et la blessure de mon oncle Toble n’avoit point annullé la donation. —

Cependant ce dernier article avoit je ne sais quoi de louche et d’apocryphe. Or le diable qui, comme on sait, est l’ennemi de la foi, avoit élevé à ce sujet quelques scrupules dans l’esprit de Mistriss Wadman ; et d’un autre côté (en vrai diable qu’il étoit) il avoit changé aux yeux de la veuve les autres vertus de mon oncle Tobie en bouteilles vides, en vieilles guenilles, en pantoufles et en vieilles culottes. —



CHAPITRE LXXXVII.

Ne t’en fie qu’à toi seul.


Mistriss Brigitte avoit engagé tout le petit fonds d’honneur que peut avoir une soubrette, qu’elle sauroit tout le détail de l’affaire avant qu’il fût huit jours ; et elle se fondoit sur une supposition qui étoit en soi très-probable. « Trim, avoit-elle dit, ne manquera pas de me faire sa cour, tandis que le capitaine fera la sienne à madame ; et je le traiterai de sorte qu’il me dira tout. »

L’amitié a deux vêtemens ; l’un de dessus et l’autre de dessous. Brigitte servoit les intérêts de sa maîtresse avec l’un, et faisoit la chose qui lui plaisoit le plus avec l’autre. Le diable lui-même n’auroit pas eu plus beau jeu qu’elle a à s’assurer de la blessure de mon oncle Tobie. —

Pour Mistriss Wadman, elle n’avoit qu’un moyen, mais il étoit sûr. De sorte que (sans rejetter l’offre de Brigitte, ni mépriser ses talens) elle se détermina à jouer son jeu elle-même.

Elle n’avoit pas besoin de tout son talent. Un enfant auroit trompé mon oncle Tobie au jeu. Il connoissoit à peine les cartes, — et laissoit voir son jeu tant qu’on vouloit. — Le pauvre homme vint se livrer lui-même à la veuve en se plaçant sur son sopha, mais tellement sans défense et sans défiance, qu’un cœur généreux auroit rougi d’en abuser.

Mais quittons la métaphore.


CHAPITRE LXXXVIII.

Marie.


Ma foi quittons l’histoire aussi, s’il vous plaît. Car quoique j’aie eu la plus grande hâte d’arriver à cet endroit de mon ouvrage ; quoique je l’aie annoncé et que je le regarde encore comme le morceau le plus exquis que j’aie à donner au public, maintenant que m’y voilà, je voudrois que quelqu’un prît la plume et achevât l’histoire à ma place. Je vois toutes les difficultés qui se présentent, et je sens la foiblesse de mon talent. —

J’ai pourtant une petite ressource C’est que l’on m’a tiré cette semaine vingt-quatre onces de sang, à cause d’une fièvre terrible dont j’ai été attaqué en commençant ce chapitre ; de sorte qu’il me reste quelques espérance que ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes vaisseaux moins tendus..... Dans tous les cas, une invocation ne sauroit nuire. Je m’abandonne donc entièrement à celui que j’invoque ; c’est à lui à m’inspirer ou à m’injecter ce qu’il croira de meilleur.


INVOCATION.


Aimable et doux génie, qui conduisis jadis la plume de mon ami Cervantes ; — toi qui te glissois par sa jalousie, et qui, par ta présence, changeois en un beau jour le crépuscule de sa retraite ; — toi qui versois le nectar des dieux à ce charmant auteur qu’ils avoient animé de leur esprit ; — toi enfin qui le couvris de tes ailes pendant qu’il traçoit le portrait de Sancho et de son aventureux maître, — et qui veillas constamment pour le défendre contre la pauvreté et les autres misères de cette vie ; — écoute-moi, je t’en conjure ! regarde, — vois ces culottes, — ce sont les seules que je possède ; et cette déchirure me fut faite à Lyon par un âne.

Vois mes chemises, — en quel état elles sont ! une partie en est restée en Lombardie ; je n’en ai rapporté que les débris ; je n’en avois que six, et une maudite blanchisseuse de Milan m’en a rogné cinq ; elle croyoit avoir ses raisons, — à la bonne heure. —

Cependant malgré ces accidens, malgré un fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne ; malgré deux œufs que l’on m’a fait payer cinq paules l’un à Raddicossini, et l’autre à Capoue, je ne trouve pas qu’un voyage de France et d’Italie soit une chose aussi effrayante que beaucoup de gens voudroient le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de mal, mais ce n’est pas trop acheter le plaisir de parcourir ces campagnes riantes, que la nature semble étaler devant vous pour le plaisir de vos yeux. — Il est ridicule de penser que l’on vous présentera pour rien des voitures, que l’on expose à être brisées par vous et pour vous. — Ce sont les deux sols que vous donnez à cet homme qui graisse vos roues, qui le mettent en état d’avoir du beurre sur son pain. — Nous sommes en vérité trop exigeans. Eh quoi ! pour trente ou quarante sols que l’on vous demandera de trop pour votre souper et votre lit, votre philosophie sera déconcertée ! Qu’est-ce donc qu’un schelling et quelques sols ! Payez, — pour l’amour de Dieu et pour le vôtre ; payez, — et payez les deux mains ouvertes, plutôt que de laisser le mécontentement s’asseoir sur le front de votre belle hôtesse et de ses demoiselles, qui se tiendront d’un air affligé sur la porte de l’auberge au moment de votre départ. — D’ailleurs, mon cher monsieur, le baiser fraternel que chacune d’elles vous auroit donné, ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols ? — à mon gré du moins. —

Pendant mes voyages j’avois la tête remplie des amours de mon oncle Tobie. C’étoit comme si j’eusse été amoureux moi-même. — J’étois dans un état parfait de bonté et de bienveillance ; à chaque mouvement de ma chaise je sentois en moi la vibration délicieuse de la plus douce harmonie. Il m’étoit indifférent que la route fût unie ou raboteuse ; tout ce que je voyois, tout ce que j’entendois, touchoit toujours quelque ressort secret de sentiment ou de plaisir. —

Un soir ; — c’étoit les plus doux sons que j’eusse jamais entendus. — Je baissai ma glace pour les mieux entendre. « C’est Marie[1], me dit le postillon, observant que j’écoutois. — Pauvre Marie, continua-t-il, en se penchant de côté, parce que son corps m’empêchoit de la voir ! Elle est assise sur un banc, jouant son hymne du soir sur son chalumeau, et sa petite chèvre à côté d’elle.

En me parlant de Marie, le postillon avoit l’air si touché, le son même de sa voix annonçoit un cœur si compatissant, que je me promis de lui donner une pièce de vingt-quatre sous en arrivant à Moulins. —

« Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je ? » —

« L’amour et la pitié de tous les villages d’alentour, dit le postillon. — Il y a trois ans que le soleil ne luit plus pour cette fille si belle, si aimable, si spirituelle. — Sa raison est égarée. — Pauvre Marie, répéta-t-il, tu méritois un meilleur sort ! Devois-tu voir ainsi tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire de ta paroisse ? »

Il alloit continuer, quand Marie, après un moment de silence, reprit son chalumeau, et recommença son air. — C’étoit les mêmes sons ; pourtant ils étoient dix fois plus doux. — « C’est l’hymne de la Vierge, dit le jeune homme ; c’est celle qu’elle chante tous les soirs. Mais d’où la sait-elle ? Mais qui lui a montré à jouer du chalumeau ? C’est ce que nous ne savons pas ; nous croyons que le ciel qui la protège lui a ménagé cette foible consolation. — Depuis qu’elle n’a plus l’usage de sa raison, c’est la seule qui lui reste. Elle ne quitte jamais son chalumeau ; et jour et nuit elle joue cette prière que vous entendez. »

Le postillon me raconta tout cela d’un air si honnête, avec une éloquence si naturelle, que malgré moi, je crus appercevoir en lui quelque chose au-dessus de son état ; et j’aurois voulu savoir sa propre histoire, si la pauvre Marie ne s’étoit pas entièrement emparée de moi. —

Cependant nous approchions du banc où Marie étoit assise. Elle étoit vêtue de blanc ; ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés sous un réseau de soie, avec quelques feuilles d’olivier placées sur le côté d’une manière assez bizarre. — Elle étoit belle ; et si j’ai jamais éprouvé dans toute sa force la douleur d’un cœur honnête, ce fut en voyant la pauvre Marie.

« Le ciel ait pitié d’elle, dit le postillon ! pauvre fille ! On a fait dire plus de cent messes dans toutes les paroisses et tous les couvens d’alentour ; mais sans effet. — Comme sa raison lui revient par petits intervalles, nous espérons, encore qu’à la fin la sainte Vierge la guérira. Mais ses parens, qui en savent plus que nous, sont tout-à-fait sans espérance, et croient que sa raison est perdue pour toujours. »

Comme le postillon parloit, Marie fit une cadence si mélancolique, si tendre, si plaintive, — que je m’élançai de ma chaise pour courir à elle, je me trouvai assis entre elle et sa chèvre, avant d’être revenu de mon extase.

Marie me fixa attentivement, — puis regarda sa chèvre, — et puis revint à moi, — et puis à sa chèvre, — et continua ainsi pendant quelque temps.

« Eh bien ! Marie, lui dis-je doucement, quelle ressemblance trouvez-vous ? »

Je supplie le candide lecteur de croire que je ne fis cette question, que d’après l’humble conviction où je suis, que l’homme n’est pas si éloigné de l’animal qu’on le pense. — Je le supplie de croire surtout, que, pour tout l’esprit de Rabelais, je n’aurois pas voulu laisser échapper une plaisanterie déplacée en la vénérable présence de la misère. — Et cependant, — mon cœur m’a reproché cette question faite à Marie, quand je me la suis rappelée. — Il me l’a reprochée si vivement, que j’ai juré de ne vivre désormais que pour la sagesse, et de ne prononcer le reste de mes jours que de graves sentences. — Et jamais, jamais, à quelque âge que je parvienne, il ne m’échappera de dire une plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.

— Quant à en écrire ! — oh ! je crois que j’ai fait une réserve exprès ; j’en prends le public pour juge.

« Adieu, Marie, — adieu, pauvre infortunée. — Un temps viendra, mais non pas aujourd’hui, que je pourrai entendre tes malheurs de ta propre bouche… » Je me trompois. — En ce moment même elle prit son chalumeau, et m’apprit une suite de malheurs et de détails si touchans, que je regagnai ma chaise d’un pas incertain et chancelant, sans avoir la force de l’écouter davantage. —

— Il y a, ma foi, à Moulins une excellente auberge. — Arrêtez-vous y cependant le moins que vous pourrez.



CHAPITRE LXXXIX.


Quand nous serons à la fin de ce chapitre, et non pas plutôt, nous reviendrons sur nos pas pour reprendre ces deux chapitres en blanc, qui me font saigner le cœur depuis une demi-heure. — Mais auparavant, souffrez que j’ôte une de mes pantoufles jaunes, et que je la lance de toute ma force à l’autre bout de ma chambre, en déclarant :

Qu’il est très-incertain que ce que je vais écrire ressemble à ce que j’ai déjà écrit. —

C’est à-peu près comme l’écume du cheval de Protogène. Je jette ma pantoufle comme il jeta son éponge. — Il en arrive ce qui peut. — D’ailleurs, messieurs, je regarde avec respect un chapitre en blanc. Je songe qu’il y en a d’infiniment plus mauvais ; — je remarque que la satyre ne peut trouver à y mordre. —

Est-ce pour cela que vous en avez sauté deux sans les remplir ? Non.

Ici, je m’attends à être traité de sot, de fou, d’imbécille, à recevoir les épithètes les plus injurieuses, les plus méprisantes ; mais je les pardonne à mes critiques. Pouvoient-ils prévoir en effet que j’étois dans la nécessité forcée d’écrire mon quatre-vingt-neuvième chapitre avant le quatre-vingt-deuxième ?

Ainsi, je ne me fâche point contre ces messieurs. Tout ce que je désire, c’est que ceci puisse servir de leçon, et qu’à l’avenir on laisse les gens conter leurs histoires à leur mode.


CHAPITRE 82.

Déclaration d’amour.


Le caporal avoit à peine laissé tomber le marteau, que la porte s’ouvrit ; et mon oncle Tobie fit son entrée dans la salle si brusquement, que mistriss Wadman n’eut que le temps de sortir de derrière le rideau, de poser une bible sur la table, et de faire deux ou trois pas au-devant de lui.

Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman, de la manière dont les hommes saluoient les femmes en l’an de notre Seigneur mil sept cent treize. — Ensuite il se releva, et, marchant de front avec elle, il la conduisit jusqu’au sopha ; — et non pas après qu’elle fut assise, ni avant qu’elle s’assît, mais pendant qu’elle s’asseyoit, il lui dit en trois mots, qu’il étoit amoureux. — On ne pouvoit assurément presser davantage une déclaration. —

Mistriss Wadman baissa les yeux sans affectation, et regarda quelque temps une reprise qu’elle venoit de faire à son tablier, en attendant ce qui alloit suivre. — Mais mon oncle Tobie étoit absolument sans talent pour l’amplification ; et, de toutes les matières, l’amour étoit celle où il étoit le moins versé. Quand il eut dit une fois à la veuve Wadman qu’il étoit amoureux, il s’en tint-là, et attendit paisiblement que la chose opérât. —

Mon oncle Tobie n’a jamais compris ce que mon père vouloit dire par-là. Pour moi, je n’en parle que pour combattre une erreur que je sais être extrêmement répandue, — surtout en France, où l’on est presque aussi persuadé que de la présence réelle, que parler d’amour, c’est le faire.

— Je demandois un jour à un certain marquis, comment il s’y prendroit pour faire du pouding avec la même recette ? —

Mais poursuivons. — Mistriss Wadman s’assit, en attendant que mon oncle Tobie continuât ; et resta ainsi quelques minutes, jusqu’à ce qu’enfin le silence de part et d’autre, devenant en quelque sorte indécent, elle se rapprocha un peu de lui, leva les yeux en rougissant à demi, et ramassa le gant, — ou, si vous l’aimez mieux, elle reprit le discours, et répondit ainsi à mon oncle Tobie.

« Les soins et les inquiétudes de l’état du mariage, dit mistriss Wadman, — sont souvent extrêmes. — Je les suppose tels, dit mon oncle Tobie. — Et quand on est aussi à son aise que vous, continua mistriss Wadman, — aussi heureux, capitaine Shandy, et par vous-même, et par vos amis, et par vos amusemens, — je ne conçois pas en vérité quelles raisons peuvent vous engager à changer d’état. » —

« Ces raisons, dit mon oncle Tobie, se trouvent tout au long dans un livre de prières. »

Jusques-là mon oncle Tobie s’avançoit avec ordre, tenant la pleine mer, et laissant mistriss Wadman louvoyer sur le golphe. —

« Quant aux enfans, dit mistriss Wadman, quoique ce soit peut-être la fin principale du sacrement, et sans doute le désir naturel de tous les parens, — cependant il faut convenir que les peines qu’ils nous causent sont assurées, et les consolations qu’ils nous promettent incertaines. — Eh ! comment, mon cher monsieur, nous paient-ils de tous les maux d’une grossesse ? Quelle compensation à ses vives et tendres alarmes, peut espérer la mère souffrante et foible qui les met au monde ? — Je déclare, dit mon oncle Tobie, ému de pitié, je déclare que je n’en connois aucune, si ce n’est le plaisir de faire une chose agréable à Dieu. » —

« Babiole, dit la veuve Wadman ! » —



CHAPITRE 83.

Proposition de mariage.


Or, il y a une infinité de notes, de tons, de dialectes, de chants, d’airs, de mines et d’accens, dans lesquels le mot babiole peut être prononcé, — toujours sur un sujet du genre de celui-ci, et toujours avec des sens aussi différens l’un de l’autre que le jour l’est de la nuit ; — il y a, dis-je, tant de variétés dans la prononciation de ce mot, que les casuistes (car ils en font une affaire de conscience) n’en comptent pas moins de vingt mille, qui peuvent être ou innocentes ou criminelles.

La manière dont mistriss Wadman prononça babiole, fit monter le feu aux joues modestes de mon oncle Tobie. Il sentit qu’il avoit dit une sottise, quoiqu’il ne sût pas trop laquelle. Il s’arrêta tout court, et sans discuter davantage les peines et les plaisirs du mariage, il posa la main sur son cœur, et offrit à la veuve de les prendre tels qu’ils étoient, et de les partager avec elle. —

Quand mon oncle Tobie eut fait sa proposition, il crut en avoir assez dit ; il jeta les yeux sur la bible que mistriss Wadman avoit posée sur sa table ; il l’ouvrit machinalement, et tombant (le cher homme) sur le passage, qui, de tous les passages de l’écriture, pouvoit l’intéresser davantage, — sur le siège de Jéricho ; — il se mit à le lire d’un bout à l’autre, laissant opérer sa proposition de mariage, comme il avoit fait sa déclaration d’amour. —

— Or, sa proposition n’opéra ni comme astringent, ni comme l’opium, ou le quinquina, ou le mercure, ou la manne, ou toute autre drogue dont la nature a fait présent à l’homme. — Elle n’opéra pas du tout ; — et cela par la raison que quelqu’autre chose avoit déjà opéré.

Babillard que je suis ! je cours toujours au-devant de mon sujet ; — j’anticipe tous les événemens ; — mais me voici dans la chaleur de l’action, il faut aller.


CHAPITRE XC.

Au fait.


Il est très-naturel à un étranger qui va de Londres à Édimbourg, de s’informer avant de partir à quelle distance est York, qui fait à-peu-près la moitié du chemin. On ne s’étonnera même pas s’il pousse ses questions plus loin, et s’il demande des détails sur la force, la grandeur, la population, et les ressources de cette ville, par laquelle il doit nécessairement passer.

De même il étoit naturel à la veuve Wadman, dont le premier mari étoit affligé d’une sciatique continuelle, de désirer connoître à quelle distance l’aîne se trouve de la hanche, et si elle avoit plus à gagner qu’à perdre entre la blessure de mon oncle Tobie et la sciatique de son premier mari. —

En conséquence elle avoit lu l’anatomie de Drake d’un bout à l’autre ; elle avoit parcouru le traité de Warton sur la moelle alongée ; et avoit même emprunté l’ouvrage de Graaf sur les os et sur les muscles ; mais tout cela sans fruit.

Elle avoit fait des raisonnemens à perte de vue, — posé des principes, — tiré des conséquences, — elle avoit toujours échoué à la conclusion.

Pour mieux s’éclaircir, elle avoit demandé deux fois au docteur Slop si le pauvre capitaine Shandy avoit quelque espérance de guérison.

« Il est guéri, disoit le docteur Slop. » —

« Quoi ! tout-à-fait ? —

« Tout-à-fait, madame. » —

« Mais qu’entendez-vous par guéri, disoit la veuve Wadman ? »

Le docteur Slop étoit le plus pauvre homme du monde pour les définitions ; ainsi elle ne put tirer de lui aucune connoissance certaine. — Il ne lui restoit plus qu’une ressource, c’étoit de s’adresser à mon oncle Tobie lui-même.

Il y a pour les questions de cette nature un accent d’humanité qui endort le soupçon ; et je suis presque sûr que ce fut cet accent que le serpent employa dans sa conversation avec Ève. Car la propension qu’a le sexe à se laisser tromper, ne sauroit être si grande, que notre bonne mère eût eu l’effronterie de caqueter avec le diable, si le diable n’y eût pas mis de l’adresse. —

Mais il y a un accent d’humanité, — comment le décrirai-je ? C’est un accent qui couvre tout d’un voile, et qui donne le droit de faire des questions, avec autant de détails et de particularités qu’un chirurgien. —

N’y avoit-il point de relâche ? — En souffroit-il moins au lit ? — Se couchoit-il également sur les deux côtés ? — Pouvoit-il monter à cheval ? — Le mouvement lui étoit-il contraire ? — etc. —

Tout cela étoit dit si tendrement, tout cela étoit si bien dirigé vers le cœur de mon oncle Tobie, que chacune de ces remarques y pénétroit dix fois plus avant que sa blessure elle-même n’avoit jamais fait. — Mais quand Mistriss Wadman prit la route de Namur pour arriver à l’aîne de mon oncle Tobie ; — quand elle le conduisit à l’attaque de la pointe de la contrescarpe avancée, — et bientôt l’épée à la main, pêle-mêle avec les Hollandois, s’emparant de la contre-garde du bastion de Saint-Roch ; — lorsqu’enfin, avec le son de voix le plus tendre, elle le sortit tout sanglant de la tranchée, le tenant par la main, et s’essuyant les yeux tandis qu’on le ramenoit dans sa tente… — ciel ! terre ! mer ! tout s’anima en lui, — les sources de la nature s’élevèrent au-dessus de leur niveau, — l’ange de la pitié s’assit à côté de lui sur le sopha, son cœur étoit embrâsé, — il regrettoit de n’en avoir pas mille, pour les mettre tous aux pieds de Mistriss Wadman. —

Il y a des explications qui veulent être précises ; et Mistriss Wadman ne pouvoit souffrir les réponses vagues. —

« Et en quel endroit, mon cher monsieur, dit-elle, reçûtes-vous cette maudite blessure ? »

En faisant cette question, ses yeux se portèrent sur les culottes de pluche rouge de mon oncle Tobie, et à la hauteur de la ceinture, — à-peu-près vers la région de l’aîne ; s’attendant, avec assez de vraisemblance ; que mon oncle Tobie, pour être plus précis dans sa réponse, alloit lui désigner la place avec son doigt.

Il en arriva autrement ; car mon oncle Tobie, qui avoit reçu sa blessure devant la porte Saint-Nicolas, dans une des traverses de la tranchée, vis-à-vis l’angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch, — et qui pendant trois ans, avoit étudié cette position sur la grande carte de Namur, — étoit parvenu à pouvoir à volonté ficher une épingle sur la motte même de terre où il avoit reçu l’éclat de pierre. Ce fut là ce qui frappa sur le champ le sensorium de mon oncle Tobie. Il se rappela en même-temps sa grande carte de la ville et citadelle de Namur et de ses environs, qu’il avoit acheté et collée sur toile à l’aide du caporal pendant sa longue maladie. — Il se ressouvint que depuis sa convalescence il l’avoit placée dans son grenier avec quelques autres meubles militaires.......

« Je vais vous le montrer, madame, dit mon oncle Tobie. »

— Il dépêcha le caporal pour aller chercher sa carte.

Mon oncle Tobie, avec les ciseaux de Mistriss Wadman, mesura trente toises depuis le retour de l’angle devant la porte Saint-Nicolas, et posa le doigt de la veuve sur l’endroit fatal, avec une modestie si virginale, que la déesse de la décence (si elle se trouva là, sinon ce fut son image) que la déesse, dis-je, de la décence admira tant de retenue, et passant son doigt sur ses yeux, fit signe à la veuve de ne pas relever la méprise de mon oncle Tobie.

Malheureuse ! trois fois malheureuse madame Wadman ! —

Il n’y avoit qu’une apostrophe qui pût sauver la langueur de la fin de ce chapitre. — Mais une apostrophe dans un moment si critique, ne seroit-elle pas une insulte déguisée ? — Ciel ! plutôt que de faire la plus légère insulte à une femme dans la détresse, je donnerois ce chapitre et tout l’ouvrage au diable, — pourvu que mes damnés de critiques, qui montent la garde à sa porte, n’allassent pas s’en emparer.



CHAPITRE XCI.

Qu’on l’emporte.


La carte de mon oncle Tobie fut reportée dans la cuisine.



CHAPITRE XCII.

Aye, aye, aye Brigitte.


« Et voilà la Meuse, et ceci est la Sambre, dit le caporal, en montrant de la main droite, et appuyant sa main gauche sur l’épaule de Brigitte, mais non pas sur l’épaule qui étoit de son côté. — Et cela, dit-il, c’est la ville de Namur, et ceci la citadelle. — Là étoient les François, et ici j’étois avec monsieur ; — et c’est dans cette maudite tranchée, mademoiselle Brigitte, dit le caporal en prenant sa main, qu’il reçut la blessure qui lui fracassa la partie que voici. » En disant ces mots, il appuya légèrement sur la partie qu’il désignoit, le dos de la main de Brigitte, qu’il laissa aussitôt retomber. —

« Nous pensions, monsieur Trim, dit Brigitte, que le coup avoit porté plus au milieu. » —

« Mon Dieu, dit le caporal ! nous aurions été perdus sans ressource. » —

« Et ma pauvre maîtresse aussi, dit Brigitte. »

Le caporal l’embrassa pour toute réponse.

« Allons, allons, dit Brigitte, nous savons ce que nous savons. » En même-temps, étendant sa main gauche horisontalement, elle fit passer et repasser dessus à plusieurs reprises les doigts de sa main droite, ce qui ne pouvoit se faire que sur un corps absolument plat et sans la moindre protubérance.

— « Cela est faux, entièrement faux, s’écria le caporal, sans lui donner le temps d’achever. » —

« C’est un fait, dit Brigitte ; et nous avons avons sur cela des témoignages sûrs. » —

« Sur mon honneur, dit le caporal, posant sa main sur sa poitrine, et rougissant par l’effet d’un juste ressentiment, — c’est une histoire, mademoiselle Brigitte, aussi fausse que l’enfer. — Ce n’est pas, dit Brigitte, en l’interrompant, que ma maîtresse ou moi y mettions la moindre importance ; mais comme chacun le sien n’est pas trop, on est bien aise, quand on se marie, de trouver quelqu’un à qui il ne manque rien. »

Le caporal crut sans doute qu’une partie du reproche tomboit sur lui ; car il s’en justifia aussitôt, et vengea en même-temps son maître de la manière la plus complette. — Mais aussi pourquoi mademoiselle Brigitte avoit-elle commencé par un jeu de main.


CHAPITRE XCIII.

Il n’est point d’éternelles douleurs.


De même que dans une matinée d’avril on ne sait souvent s’il faut attendre la pluie ou le soleil, — de même Brigitte ne sut si elle devoit rire ou pleurer. —

Elle prit un gros rouleau qu’elle trouva sous sa main. — La disproportion de cette arme la fit rire.

Elle posa le rouleau, et se mit à pleurer. Et si une seule de ses larmes eût été mêlée d’amertume, le cœur honnête du caporal la lui auroit vivement reprochée. Mais le caporal connoissoit les femmes trois fois mieux que son maître, et il s’étoit conduit suivant ses principes.

« Je sais, mademoiselle Brigitte, dit le caporal, en lui donnant le baiser le plus respectueux, je sais que tu es naturellement bonne et modeste, et tu as d’ailleurs tant de noblesse et de générosité, que si je te connois bien, tu ne voudrois pas blesser un insecte, et encore moins l’honneur d’un si digne et si galant homme que mon maître, quand tu serois sûre d’être comtesse. — Mais, ma chère Brigitte, on t’aura conseillée, et tu auras été trompée, — comme il arrive souvent aux femmes de l’être, quand elles se sacrifient pour d’autres. » —

La réflexion du caporal fit verser quelques larmes à Brigitte.

« Dis-moi donc, ma chère Brigitte, continua le caporal en prenant sa main, qui pendoit à son côté sans mouvement, et en lui donnant un second baiser, — qui t’a pu donner un soupçon aussi faux ? »

Brigitte sanglotta encore un moment ; — et puis elle ouvrit ses yeux, que le caporal essuya avec le bas de son tablier. — Enfin elle lui ouvrit son cœur, et lui raconta tout. —


CHAPITRE XCIV.

Discrétion de Trim.


Mon oncle Tobie et le caporal avoient poussé leurs opérations ; chacun de leur côté, pendant presque toute la campagne, avec aussi peu de communication entre eux, et avec une parfaite ignorance de leurs marches respectives, que s’ils eussent été séparés par la Meuse ou la Sambre.

Mon oncle Tobie se présentoit tous les jours chez Mistriss Wadman, tantôt avec son habit rouge et argent, tantôt avec son habit bleu et or ; et dans cet équipage il soutenoit des attaques sans fin de la part de la veuve, sans s’appercevoir seulement que ce fussent des attaques ; ainsi il n’avoit rien à communiquer.

Mais Trim avoit pris la place d’assaut ; ce qui lui donnoit un avantage infini, et il auroit eu beaucoup à dire ; mais la nature de ses avantages, et la manière dont il les avoit remportés, demandoient un historien plus précis que Trim n’auroit osé l’être. — Et quelque épris qu’il fût de la gloire, il auroit mieux aimé rester toute sa vie la tête nue et dépouillée de lauriers, que de blesser un seul moment la modestie de son maître. —

Ô le meilleur et le plus honnête des serviteurs ! mais je crois l’avoir déjà apostrophé. — Il ne me reste plus que ton apothéose à faire, et je la ferois à l’instant même, si je ne craignois de faire souffrir ta modestie.



CHAPITRE XCV.

Tout se découvre.


Un soir mon oncle Tobie, après avoir posé sa pipe sur la table, comptoit en lui-même, et sur le bout de ses doigts, en commençant par le pouce, toutes les perfections de Mistriss Wadman une par une. — Mais soit qu’il en omît toujours quelqu’une, soit qu’il en comptât d’autres deux fois, il s’embrouilloit tellement dans son calcul, qu’il ne pouvoit aller au-delà du troisième doigt ; ce qui le mettoit dans un embarras extrême. « Trim, dit-il, en reprenant sa pipe, apporte-moi, je te prie, une plume et de l’encre. » Trim apporta aussi du papier. —

« Prends-en une grande feuille, Trim, dit mon oncle Tobie, » lui faisant signe en même-temps avec sa pipe d’avancer une chaise, et de s’asseoir près de la table. — Le caporal obéit, plaça le papier devant lui, — prit une plume et la trempa dans le cornet. —

« Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« Monsieur veut-il que je les écrive toutes, dit le caporal ? —

« Mais il faut les prendre par ordre, répliqua mon oncle Tobie. — De toutes ces vertus, Trim, celle qui me touche davantage, et qui me garantit toutes les autres, c’est la tournure compatissante et l’humanité singulière de son caractère. — Je proteste, ajouta mon oncle Tobie, levant les yeux, et fixant la corniche de son appartement, je proteste, Trim, que quand je serois mille fois son frère, elle ne m’auroit pas fait des questions plus touchantes et plus répétées sur ma blessure ; quoique à la vérité depuis quelque temps elle ne m’en parle plus. » —

Le caporal laissa passer la protestation de son maître, et se contenta de tousser une fois ou deux. Il trempa une seconde fois sa plume dans le cornet ; et mon oncle Tobie lui montrant du bout de sa pipe l’extrémité supérieure du coin gauche de sa feuille de papier, _ le caporal écrivit en gros caractères :

HUMANITÉ.

Dès qu’il eut tracé ce mot, « caporal, dit mon oncle Tobie, combien de fois, je te prie, Brigitte s’est-elle informée de la blessure que tu as reçue au genou à la bataille de Landen ? » —

« Pas une fois, dit le caporal. » —

« Caporal, dit mon oncle Tobie, d’un ton aussi triomphant que la bonté de son naturel pouvoit le permettre, — cela seul te montre la différence du caractère de la maîtresse et de la suivante. — Si les hasards de la guerre m’avoient valu une blessure pareille à la tienne, Mistriss Wadman m’en auroit déjà demandé chaque circonstance plus de cent fois. — En ce cas, dit Trim, il faut qu’elle ait fait répéter plus de mille fois à monsieur les détails de sa blessure à l’aîne. — Pourquoi, Trim, dit mon oncle Tobie, la douleur étant la même aux deux endroits, la compassion doit être égale. » —

« Bonté du ciel ! dit le caporal, qu’est-ce que la compassion d’une femme peut avoir à démêler avec une blessure au genou ? Celui de monsieur s’en seroit allé en mille esquilles à la bataille de Landen, que Mistriss Wadman ne s’en seroit non plus inquiétée, que mademoiselle Brigitte ne s’est inquiétée du mien. »

« Et la raison, dit mon oncle Tobie, se levant à moitié de sa chaise, et s’appuyant sur la table avec ses deux poignets ? — C’est, monsieur dit le caporal, en baissant la voix, (mais articulant très-distinctement) que le genou est à une grande distance du corps de la place ; au lieu que l’aîne, comme monsieur le sait très-bien, est placée exactement sur la courtine. »

Mon oncle Tobie se rassit en poussant un long soupir, — mais si bas, qu’à peine pouvoit-il s’entendre à travers la table.

Le caporal s’étoit avancé trop loin pour reculer ; il dit le reste à son maître en trois mots.

Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table, aussi doucement que s’il eût été filé d’une toile d’araignée.

« Allons trouver mon frère Shandy, dit mon oncle Tobie. »


CHAPITRE XCVI.

Mon Père est indigné.


Tandis que mon oncle Tobie et le caporal sont sur le chemin du château de Shandy, il convient d’apprendre au lecteur que Mistriss Wadman, quelque temps auparavant, avoit fait sa confidence à ma mère, et que Brigitte, qui avoit à porter le double fardeau du secret de sa maîtresse et du sien, s’étoit heureusement débarrassée de l’un et de l’autre en faveur de Suzanne derrière le mur du jardin.

Ma mère ne vit rien dans tout cela qui méritât de faire tant de bruit. — Mais Suzanne avoit toutes les qualités requises pour divulguer un secret de famille. Elle fit entendre celui-ci par signe à Jonathan ; et Jonathan trouva aussi le moyen de le faire comprendre à la cuisinière, pendant que celle-ci préparoit des queues de mouton ; la cuisinière le vendit au postillon avec quelques rogatons du souper, moyennant quatre patards ; et celui-ci le troqua contre la fille de journée, pour la même valeur à-peu-près. — Et quoique le marché se fût conclu dans le grenier à foin, la renommée s’en étoit saisie, et l’avoit fait retentir sur le toit de sa maison avec la trompette d’airain. En un mot, il n’y eut pas de commère dans tout le village de Shandy, ni à cinq milles à la ronde, qui ne sût les difficultés du siège qu’avoit entrepris mon oncle Tobie, et les articles secrets qui retardoient la capitulation. Il ne se passoit aucun événement dans le monde, qui ne fournît à mon père le sujet d’une hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la vérité comme lui. — On venoit justement de lui apprendre tous les détails qu’il avoit ignorés jusques-là, au moment que mon oncle Tobie se mit en marche pour l’aller trouver.

Au récit de l’affront fait à son frère, il prit feu ; et, sans égard pour ma mère qui étoit-là présente, il s’efforça de démontrer à Yorick, que non-seulement les femmes avoient le diable au corps, et étoient toutes libertines au fond de l’ame ; — mais encore que, depuis la première chute d’Adam jusqu’à celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous les maux et tous les désordres arrivés en ce monde, de quelque genre ou nature qu’ils pussent être, avoient toujours pour principe, avoué ou caché, ce même appétit déréglé d’un sexe pour l’autre.

Yorick s’efforçoit d’adoucir l’hypothèse rigoureuse de mon père, quand mon oncle Tobie fit son entrée dans la chambre. — La bienveillance et le pardon étoient écrits sur son visage. — Cette vue ne fit que rallumer la bile de mon père ; et comme il n’étoit pas délicat sur le choix de ses expressions quand il étoit en colère, aussitôt que mon oncle Tobie se fut assis près du feu, et qu’il eut rempli sa pipe, mon père éclata en ces termes.



CHAPITRE XCVII et dernier.

La Femme et la Vache.


« Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire pour continuer l’espèce d’une créature aussi grande, aussi sublime, aussi divine que l’homme ! Je le sais, — j’en conviens, — je suis loin de le nier ; — mais un philosophe dit hardiment sa pensée ; quant à moi, je persiste à croire et à soutenir que c’est une pitié qu’il faille que notre race se perpétue par les moyens d’une passion qui ravale toutes nos facultés, fait échouer notre sagesse, et anéantit toutes les opérations et les combinaisons de notre ame. — D’une passion, ma chère, continua mon père en s’adressant à ma mère, qui réunit et assimile les sages avec les fous ; et qui nous fait sortir de nos cavernes et de nos retraites plutôt comme des satyres et des animaux, que comme des hommes.

» Je sais que l’on me dira, continua mon père, employant la prolepsie, qu’en lui-même et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est comme la faim, la soif, le sommeil, et ne peut être regardé comme bon ni comme mauvais, comme honteux ni autrement. — Mais pourquoi donc la délicatesse de Diogène et de Platon s’en est-elle si fort révoltée ? Pourquoi n’osons-nous nous y livrer que dans les ténèbres ? Pourquoi ses mystères, ses préparations, ses instrumens, enfin tout ce qui y a rapport, ne peut-il être décemment exprimé par aucun langage, aucune traduction, aucune périphrase quelconque ?

» L’action de tuer un homme et de le détruire, continua mon père, en haussant la voix et s’adressant à mon oncle Tobie, — cette action, vous le savez, passe pour glorieuse. Les armes que nous y employons sont honorables ; nous les portons fièrement sur l’épaule ; nous les laissons pendre orgueilleusement à notre côté ; nous les dorons ; nous les gravons ; nous les cizelons ; nous les enrichissons. — Eh quoi ! nous prodiguons des ornemens à la culasse même d’un coquin de canon. »

Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher d’obtenir une meilleure épithète ; et Yorick se levoit pour battre en ruine toute l’hypothèse de mon père. —

Quand Obadiah entra brusquement dans la salle, se plaignant amèrement, et demandant à grands cris qu’on voulût bien l’entendre sur-le-champ.

Voici l’aventure.

Mon père, soit par les anciennes coutumes de l’endroit, soit comme possesseur de dixmes considérables, étoit obligé d’entretenir un taureau pour le service de la paroisse ; or Obadiah avoit mené sa vache rendre une visite audit taureau, je ne sais quel jour de l’été précédent. —

Je dis, je ne sais quel jour ; mais le hasard avoit voulu que ce fût le même où il avoit épousé la servante de mon père ; ainsi une époque servoit à rappeler l’autre.

Donc quand la femme d’Obadiah accoucha, Obadiah rendit grâces à Dieu. —

— « À présent, dit Obadiah, j’aurai bientôt un veau. » Et tous les jours Obadiah rendoit visite à sa vache. —

« Elle fera veau lundi ou mardi, — ou mercredi au plus tard. »

La vache ne fit point de veau.

« Ce sera donc pour la semaine prochaine ; ma vache tarde furieusement long-temps ! »

— Jusqu’à la fin de la sixième semaine les soupçons d’Obadiah, qui étoit bon homme, tombèrent sur le taureau.

À dire la vérité, comme la paroisse étoit fort étendue, la vigueur du taureau de mon père n’étoit pas proportionnée à son département. Il avoit cependant, je ne sais comment, obtenu la confiance publique ; et comme il s’acquittoit de son devoir avec beaucoup de gravité, mon père en avoit la plus haute opinion.

« Sauf le respect que je dois à monsieur, dit Obadiah, tout le monde dit ici que c’est la faute de son taureau. » —

« La vache ne seroit-elle pas stérile, dit mon père, en se tournant vers le docteur Slop ? » —

«   » Cela seroit sans exemple, dit le docteur Slop. — Mais il seroit possible que sa femme fût accouchée avant terme. — Dis-moi, l’ami, ajouta le docteur Slop, ton enfant a-t-il des cheveux sur la tête ? » —

« Comme moi, dit Obadiah. » — Il y avoit trois semaines que le coquin n’avoit été rasé. — « Ouais, dit le docteur Slop ! »

Eh bien ! ne voilà-t-il pas, s’écria mon père, mon taureau, frère Tobie, mon pauvre taureau, qui est aussi bon taureau qu’il y en ait jamais eu, et qui au temps jadis eût été le fait de la belle Europe ? — Mon taureau, qui, s’il eût eu deux jambes de moins, auroit pu être reçu docteur, ce maraud-là, plutôt que de s’en prendre à sa femme… » —

« Mon Dieu, dit ma mère ! qu’est-ce donc que toute cette histoire ? » —

« Celle d’une femme qui accouche trop-tôt, dit Yorick, et d’une vache qui accouche trop tard ; et une des meilleures en ce genre que j’aie jamais entendues. »


Fin du Tome quatrième.



  1. Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé le nom de Marie en celui de Juliette ; il a transporté la scène de Moulins à Amboise. On a conservé à la pauvre Marie son nom et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, la plus douce partie de la France. (Note de l’éditeur).