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Vieilles histoires du pays breton/À bord de la Jeanne-Augustine

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 194-211).

À BORD
DE LA
« JEANNE-AUGUSTINE »




I

C’était la veille de Noël, à Paimpol, dans le cabaret de la mère Foëson. Un grand feu flambait dans le foyer de la vaste cuisine au plafond bas, allumant çà et là, le long des murs, de petites lueurs claires dans le cuivre des ustensiles et la faïence à fleurs des chopines ou des brocs. Autour des tables, des hommes buvaient, en attendant l’heure de la messe nocturne. C’étaient tous des gens de mer, aux colliers de barbe dure, âpre et grise comme du lichen de roche ; on reconnaissait parmi eux les d’Islandais à leur peau bistre, à leurs yeux brillants et fixes, surtout à leurs voix éraillées, comme voilées de brume. Les autres étaient pour la plupart des goëmonniers de la baie ou des homardiers de Loguivy.

La porte s’ouvrit.

Une bouffée de bise entra et, avec elle, un colosse à barbe brune et frisée, — une tête de dieu assyrien sur des épaules immenses.

— Ohé ! À bâbord ! cria l’un des buveurs. Par ici, Yvon Floury !

Yvon Floury, le capitaine, eut un calme sourire et vint s’asseoir auprès de l’homme qui l’avait hélé. Celui-ci reprit :

— Puisque nous te tenons et que c’est veille de Noël, tu vas nous raconter cela tout au long.

— Quoi ?

— L’histoire de la Jeanne-Augustine,

Yvon Floury demanda une mocque de cidre, passa son énorme pouce dans l’anse de la chopine et trinqua à la ronde avec les compagnons. Il but d’une seule lampée, puis, promenant sur les poils de sa moustache sa langue rouge, vibrante et mince comme celle d’un fauve :

— L’histoire de la Jeanne-Augustine, grommela-t-il. Il n’y a guère que moi, en effet, qui vous la puisse conter. De ceux qui étaient à bord, cette nuit-là, je crois bien que je suis le seul survivant…

— C’est pourtant juste !… Il y avait Alain Perrot, n’est-ce pas ?

— Mon second : perdu « à Islande ».

— Il y avait aussi Ludo Guilcher ?

— De Plounez. Mon matelot : décédé à Singapour.

— Puis ?

— Puis il y avait le mousse… Celui-là, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu.

— Perdu aussi « à Islande », murmura quelqu’un. C’était mon fils.

Il y eut un silence gêné.

Jean Carguet, le maître-voilier, se hâta d’intervenir :

— Dis donc l’histoire, capitaine Floury !

II

Voilà. La Jeanne-Augustine était une goëlette de Paimpol. Contrairement au « petit navir » de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu vieille, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne, — brave, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pèches ; maintenant, on l’utilisait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Dronthem, elle avait eu, à l’aller, mer douce et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n’eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d’araignées entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de la ouate. Air et eau, ça ne faisait qu’un. On flottait dans cette étoupe, à l’aveuglette. Marchait-on ? virait-on sur place ? On n’en savait rien. Nul clapotis à l’avant. Comme temps, un crépuscule ; un entre-deux de lumière et d’ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.

— Combien de lieues, capitaine ? demanda le second.

— Une trentaine environ.

— Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l’année prochaine.

— Ce serait encore de la chance, puisque l’année prochaine s’ouvre dans huit jours.

— Au fait, c’est vrai. C’est nuit de Noël à cette heure… réveillonne-t-on ?

— C’est une idée, cela fera passer le temps…

Yvon Floury appela le mousse :

— Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour « faire le trou », avant la ripaille. Ils s’apprêtaient à boire à la santé du Pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l’ouverture du rouffe.

— C’est comme ça que tu t’occupes de ton andouille, animal !

— Non, mais… capitaine… c’est que… c’est vraiment extraordinaire… On dirait qu’on entend tinter des cloches à l’arrière et à l’avant, à bâbord et à tribord…

— Imbécile !

— Écoutez plutôt !

Les trois hommes tendirent l’oreille… Il avait raison, le morveux !… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, retentissaient, lointaines encore, mais so rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des sons de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du pays de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côte se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l’Enfant-Dieu.

Les gars de l’équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d’une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche : elle semblait se balancer au large rythme des eaux.

C’est une tradition, en Basse-Bretagne, que dans la semaine d’avant Pâques les cloches s’en vont à Rome. Les marins so demandèrent si ce n’étaient pas quelques bourdons sans cervelle qui, s’étant égarés, s’en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du Pape.

Mais en voici bien d’une autre, à mesure que les sons se faisaient plus distincts, il leur sembla les reconnaître.

— Ma parole ! murmura Guilcher, je veux qu’on me coupe le cou si ce n’est pas là le carillon de Plounez !…

— Et ce timbre clair, fit le mousse, dites si ce n’est pas la petite cloche de Notre-Dame de Kerfot !…

C’étaient en vérité toutes les voix chantantes des clochers du Goëlo qui se promenaient là, autour d’eux, dans la tristesse blafarde du septentrion. Et ils se sentaient le cœur serré d’une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe ? À la lueur tremblante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se voyaient pâles comme des morts.

Ils se décidèrent à monter sur le pont voulant savoir.

Le bruit sonore allait toujours grandissant. Mais on ne voyait rien. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.

Les hommes s’étaient accoudés au bordage. Ils échangeaient des propos rapides, à voix basse, comme s’ils eussent été à l’église. Au fait, ils y étaient, à l’église, dans l’église infinie de la mer, toute pleine d’une impénétrable vapeur d’encens.

Le mousse, grimpé dans le hauban, poussa un cri éperdu :

— Des cierges !… J’aperçois des cierges !…

De toutes parts, en effet, presque au ras de l’eau, s’allumaient, ainsi que des lucioles, des flammes pâles qui se mirent à tourner autour du navire : on eût dit une flottille d’étoiles émergée de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les bras qui les tenaient se montrèrent à leur tour ; et, après les bras, des têtes et des épaules surgirent. À ces têtes de longues barbes mouillées pendaient, qu’on eût prises pour des goëmons-épaves. Oh ! les lamentables faces blêmes aux traits figés !… Elles se suivaient comme les gens d’une procession. De leurs lèvres entr’ouvertes un chant s’exhalait ; et subitement les cloches se turent. On n’entendit plus que ce chant, pareil à une plainte, — mélopée lente et triste à fendre l’âme. Si faibles que fussent les paroles, on en percevait le sens. C’était un noël breton, un de ceux que les petits pâtres vont fredonnant de porte en porte durant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne-Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d’épouvante.

Le chant disait :

Une étoile à l’Orient s’est levée ;
Un Dieu nouveau est né pour la terre,
Pour la terre grande et pour la mer profonde…

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans les vergues, et sur le pont les hommes aussi grelottaient, et ce n’était point de froid.

longtemps les têtes défilèrent ; longtemps défilèrent, dans le crépuscule arctique, les petites lueurs pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois elles venaient si près du bord qu’on distinguait à leur clarté les visages de ceux qui les portaient.

Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu’on sût comment tout cela passa, s’effaça, s’évanouit. Il n’y eut plus dans la nuit qu’une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.

Soudain un craquement se fit dans la vieille carcasse du navire, les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme si la respiration du vent, jusque là oppressée par l’attente de ces choses, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. À l’avant de la Jeanne-Augustine l’eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche, et les hommes furent tout heureux de sentir qu’ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions qu’ils avaient à se communiquer leur semblaient inexprimables.

Alain Perrot le premier desserra les lèvres.

— J’ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais avec lui à bord de la Reine-des-Anges, quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre Guiastrennec !

— Moi, j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne en tombant des huniers.

— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !

— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu plus de trente.

Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième le capitaine l’interrompit.

— Assez !… Tais-toi !…

Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes, taillés pour vivre cent ans ! Et voici qu’ils ne surnageaient déjà plus que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves inscriptions des « perdus à Islande » qu’on déchiffre à peine sous les porches des vieilles chapelles, au long des côtes d’Armorique…


III


… Et les trois verres de brandy ? demanda quelqu’un dans l’auditoire.

— Nous les vidâmes, répondit le capitaine ; nous vidâmes même toute la bouteille… en récitant des De profundis. Nous savions les uns et les autres que c’était la dernière fois que nous trinquions ensemble.

Il ajouta :

— Voilà l’histoire de la Jeanne-Augustine.

Puis, après un silence :

— Vous avez eu tort de me la faire raconter. Je trouve à cette mocque de cidre le goût qu’avait, ce soir-là, le brandy…



LA CHOUETTE



Mathias Kervenno, patriarche mendiant, originaire de la forêt de Goat-an-Noz, entre Plougonver et Belle-lsle, m’a fait ce véridique récit.


I


En ce temps-là — je vous parle du temps du roi Louis-Philippe — j’étais sabotier. Vous connaissez Gurunhuël, dans la montagne ? Notre équipe campait au pied de la côle qui mêne au bourg, sous une majestueuse futaie dont tous les hêtres ont été transformés en sabots depuis lors. Nous composions entre cousins (comme nous avons coutume de nous appeler dans la corporation) un village d’environ cinq ou six huttes. Celle que j’occupais avec ma femme — Dieu lui fasse paix ! — et nos quatre enfants, aujourd’hui dispersés à travers le vaste monde, s’adossait au mur d’une chapelle en ruines dont il ne subsistait guère que ce pan de muraille, un vieil autel disjoint, envahi par les ronces, et, çà et là, quelques soubassements de piliers, ensevelis sous un épais fumier de mousses, de plantes parasites, de feuilles mortes.

Vers l’est, cependant, derrière l’autel, l’architecture de la maîtresse fenêtre, destinée à éclairer le chœur, se dressait encore presque intacte, découpant, sur le fond libre d’une avenue, sa rosace de pierres veuve de ses anciens vitraux. J’aimais beaucoup, le soir, quand on ne voyait plus assez pour le travail, à venir m’installer là sur le rebord de granit sculpté, pour songer en paix et fumer silencieusement ma pipe, loin du bavardage des femmes et des cris des enfants.

Il ne manquait pas de nids de chouettes dans cette vieille bâtisse effondrée.

Un jour, je ne sais comment, en me hissant à ma place de prédilection, j’effarouchai une de ces bêtes qui s’envola de son trou, avec une plainte si étrange que vous eussiez dit un gémissement humain. Le soleil — un soleil d’hiver, à la lumière aiguë et pénétrante, — dardait, au moment de mourir, une flèche de feu rougeâtre parmi les décombres. Éblouie, aveuglée par cette lueur, la chouette vint se jeter dans mes genoux. Je n’en avais jamais vu aucune d’aussi près, si ce n’est sur les portes des granges où les paysans, par peur, ont la cruelle habitude de les crucifier. Celle-ci, étourdie du choc, allait tomber. J’étendis les mains et je la saisis par les ailes.

Je ne crois pas avoir tenu entre mes doigts rien d’aussi doux que ces ailes soyeuses, ouatées, frémissantes et chaudes.

Je tournai la bête à contre-jour, pour lui épargner l’éclat trop vif de l’astre couchant.

Et, alors, je ne vis plus que ses yeux.

Vous est-il arrivé de contempler face à face les yeux d’une chouette ? C’est comme un miroir immense, mais terni ; on y devine, vaguement, une foule de choses mystérieuses ; cela ressemble à des trous ouverts sur d’insondables, d’effrayants abîmes. Tout au fond, tout au fond, comme à des lieues, on entrevoit de larges remuements d’ombres et de clartés. On dirait des pays, des mers, avec des nuages en marches et des processions d’êtres qui vont, viennent, passent et repassent, jamais les mêmes, ainsi que des personnages de rêves, de muets et mélancoliques fantômes…

Tandis que je regardais la chouette, elle me regardait elle aussi, tremblante, dominatrice néanmoins, d’un air à la fois impérieux et triste qui me troubla.

Je me mis à lisser ses plumes, pour la rassurer et peut-être pour me rassurer moi-même.

— Va, va, pauvre animal, lui disais-je, je ne suis pas un homme mauvais. Je ne veux point te faire de mal. Les sabotiers vivent dans les bois, dans les solitudes apaisantes, au milieu des silences sacrés de la nature. Ce sont des âmes sereines, pacifiques, quoiqu’ils soient des manieurs de hache et des abatteurs d’arbres. Ils aiment les oiseaux, qui leur tiennent compagnie, qui sont, comme eux, les hôtes de la forêt, et dont la chanson rythme allègrement leur tâche. Toi, tu ne chantes point et tu ne te montres guère. Je le connais néanmoins. Souvent, la nuit, ton « hou ! » lugubre m’a réveillé. Je te sentais perchée sur le haut de la hutte. Et tu inclinais mon esprit vers des pensers graves ; tu me faisais souvenir des ancêtres morts qui, parfois, dit-on, revêtent ta forme, pour rappeler les vivants au respect pieux de ceux qui vécurent. Tu passes pour en savoir très long sur des choses auxquelles les hommes craignent ou diffèrent de réfléchir. Moi, ces choses me sont constamment présentes. Le lendemain de ta vie me préoccupe plus que la vie même… Tes plumes rousses sont frangées de gris : tu es sans doute aussi vieille que les hêtres de cette avenue, tu as vu debout cette chapelle dont les pierres jonchent à présent le sol. Tu en as entendu les cloches convier gaiement les gens d’alentour au pardon du saint… Mais le passé est le passé, n’est-ce pas ?

Ainsi je parlais à la chouette, les yeux fascinés par ses immobiles prunelles où scintillaient des points d’or, semblables à des étoiles dans le velours bleuâtre d’un firmament assombri.

— Or çà ? me dis-je à part moi, réintégrons cette pauvre aveugle dans son domicile.

J’écartai les lierres pendants qui voilaient le nid d’où je l’avais vue s’envoler, et j’allais y déposer l’oiseau, quand les lianes soulevées découvrirent, non point un nid quelconque dans une anfractuosité de muraille, mais bien une de ces armoires à double compartiment que les maçons ménagent dans les églises, à la droite du chœur, pour recevoir les fioles saintes.

Et elles s’y trouvaient encore, les fioles, au nombre de deux, l’une pour le vin, l’autre pour l’eau, encrassées, il est vrai, prises dans les trames superposées d’innombrables toiles d’araignées auxquelles elles avaient probablement dû leur préservation. Et, près d’elles, un livre gisait, un missel énorme, très ancien, garni de lourds fermoirs de métal, avec des moisissures, des lèpres, des plaies d’humidité suppurante, de larges taches de vert-de-gris. La dorure des tranches, toutefois, apparaissait bien conservée, par places.

La vue du livre me fit oublier la chouette qui s’était rencoignée peureusement dans un des angles du réduit.

Il me tenta, ce missel ; et je le pris, avec le sentiment, du reste, que je commettais un affreux larcin, car je le cachai sous ma veste, pour remporter, et m’enfuis à pas de loup, comme un voleur. Je dois ajouter qu’une vilaine pensée m’était venue, — une pensée de lucre. L’ouvrage datait, à coup sûr, de longtemps ; et je savais qu’il y avait, à Belle-Isle, un Anglais, homme excentrique, qui payait au poids de l’or des bouquins de ce genre, les estimant d’autant plus cher qu’ils étaient plus vieux.


II

Noël était proche. La veille de la fête, le chef de notre campement me dit :

— Ça te ferait-il plaisir d’aller, ce soir, à Belle-Isle ?…

Il y a un chargement de sabots à fournir chez Roll Even, le marchand de la Grand’Rue… Tu pourras de la sorte assister à la messe de minuit dans l’église de ville qui sera, dit-on, illuminée comme une cathédrale.

J’acceptai avec empressement, non point à cause de la messe de minuit, quoique j’aie toujours été bon chrétien, mais parce que, par la même occasion, je trouverais probablement à vendre le missel à l’Anglais.

Je profitai d’un moment où j’étais seul dans la hutte pour tirer le livre de la cachette, l’envelopper d’un morceau de toile et le glisser dans la poche intérieure de ma veste.

Après souper, la charrette attelée et chargée, je fis claquer mon fouet, et me voilà en route.

Il faisait un petit froid vif, qui piquait : je m’entortillai dans ma limousine, les rênes serrées entre les genoux, les mains enfoncées dans les manches de ma veste. Le cheval était la bête la plus douce et la plus intelligente qui se pût imaginer. Il entendait le breton, comme vous et moi, et il suffisait d’un mot pour accélérer son allure ou la ralentir. La nuit était claire, une fine couche dégivré commençait à saupoudrer au loin la campagne.

Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.

Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l’esprit perdu dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel, cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec cet argent. J’évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à Noël, les enfants des riches ; et toutefois, plus je roulais vers Belle-lsle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me travaillait, un malaise étrange, le trouble qu’on éprouve quand on va commettre une mauvaise action.

Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de la nuit, un « hou ! » prolongé, plaintif, triste à fendre l’âme, venait de s’élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus plaintif, plus triste.

J’écartais ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le cheval qui partit à fond de train.

Nous traversions maintenant le cœur de la forêt. Des arbres vénérables bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures dépouillées. Des deux côtés c’était une double rangée interminable de troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s’en pressait d’autres, confusément, par milliers.

Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à moi qu’elle nourrissait, en vérité, de sa chair même et de son noble sang. Oui, j’eus peur de ces grands arbres familiers : je leur trouvai un air menaçant que je ne leur connaissais point ; je crus les voir se pencher, abaisser lentement leurs branches, pour m’arrêter au passage ; ils m’apparurent comme un fourmillement muet de grands spectres, et je sentis peser sur moi la fixité effrayante de leurs yeux.

Oui, de leurs yeux. Car ils avaient des yeux, tous ces arbres. Dans chaque fût, à la hauteur de la maîtresse branche, deux prunelles luisaient, larges, rondes, affreusement immobiles, dardant un éclat pâle et comme décoloré.

Le cheval, non moins épouvanté que moi-même, suspendit net son élan, tes jambes raidies, le crin hérissé. J’entendis son cœur battre dans ses flancs, à grands coups ; et le mien aussi battait à se rompre.

Je tremblais si fort que j’avais laissé tomber les guides et l’idée ne me venait pas de mettre pied à terre pour les ramasser… Il y eut quelques minutes d’une attente indicible. Dieu m’épargne de revivre jamais ces minutes-là. L’angoisse me serrait à la gorge, m’étouffait presque ; une sueur glacée me ruisselait par tout le corps.

Qu’allait-il se passer ?

J’avais une hâte fébrile de le savoir, persuadé, d’ailleurs, que ce serait terrible et que j’en mourrais…

Or, voici que de l’un des arbres se détacha une grande forme sombre qui se balança, un instant, au dessus de la route, dans l’espace, puis vint se poser sur le rebord de charrette sans bruit. Un flocon de neige ne serait pas descendu plus doucement.

Je me retournerai sur mon siège et je vis près de moi les deux prunelles luisantes que j’avais prises pour les yeux de l’arbre.

Je me rappelai, je ne sais comment, une antique formule de conjuration, retenue d’un vieux conteur de légendes à demi sorcier.

— Blanche ou noire ? Faste ou néfaste ? De la part de Dieu ou de la part du diable ? demandai-je.

Une voix faible et dolente me répondit :

— Je suis la chouette des ruines de Saint-Mélar, ô Mathias Kervenno. Regarde, reconnais-moi, et, puisque tu me fus secourable naguère, laisse-moi te sauver aujourd’hui… Tu es sur le chemin de ta damnation éternelle, Mathias Kervenno.

— Je te reconnais, dis-je à l’oiseau de ténèbres. Parle : que veux-tu de moi ?

— Tu crois rouler vers Belle-lsle et tu es en marche pour l’enfer.

— Je n’ai pas fait de mal, que je sache.

— Tu as un poids sous l’aisselle, Mathias Kervenno.

Je compris qu’il faisait allusion au missel ; la rougeur de la honte me monta au visage. Je balbutiai :

— Je n’ai dépouillé personne. Un vieux livre trouvé dans un vieux mur, est-ce donc un si gros péché ?

— Écoule, Mathias, reprit l’oiseau. Il y a cent ans, jour pour jour, Saint-Mélar étant alors paroisse, un prêtre y célébrait la messe de minuit. Déjà l’office était terminé, et le prêtre était ses ornements, tout heureux de penser qu’un bon feu l’attendait au presbytère (car il faisait un froid de loup), lorsqu’une pauvresse, arrivée sans doute en retard, se présenta à la porte de la sacristie, demandant à être entendue en confession et à communier.

« — Revenez demain, Brigida, lui dit le prêtre, contrarié. Je serai dès neuf heures au confessionnal et vous communierez à la grand’messe. »

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de la vieille, mais elle n’osa point insister, fit une humble révérence et sortit.

Le lendemain, à l’aube, un cantonnier la trouva couchée dans la douve, morte, enveloppée d’un linceul de neige.

Par la faute du prêtre, elle n’avait point trépassé en état de grâce. Or ce prêtre comparut, à son tour, au tribunal de Dieu, et Dieu lui dit :

« — Pour avoir péché de la sorte, tant qu’il restera deux pierres de la chapelle de Saint-Mélar, ton expiation sera d’y donner la communion, la nuit de Noël, à toutes les âmes errantes !… »

Voici Noël, Mathias Kervenno. Les cloches de minuit vont carillonner. Le prêtre est à son poste, les âmes errantes se sont rassemblées, les fioles saintes vont être remplies, mais le « livre », Mathias, le livre n’est plus à sa place… S’il ne se retrouve pas, le prêtre ne pourra célébrer l’office. Il sera quitte pour recommencer cent autres années de pénitence, peut-être… Mais c’est celui qui a emporté le missel que je plains : ce qui appartient aux défunts devient un instrument de damnation entre les mains des vivants. J’ai dit, Mathias Kervenno.

Je sortis le livre de ma poche.

— Le voilà, murmurai-je. Est-ce à toi qu’il faut que je le restitue ?

— Je ne suis qu’une chouette, répondit l’oiseau. Rapporte-le où tu l’as pris.

— Je ne sais ce que vous auriez fait. Moi je n’hésitai point. Je tirai sur la bride du cheval qui, lui non plus, ne se fit pas prier, et nous rebroussâmes chemin.

Les figures des arbres, aussitôt, me redevinrent amies. Ce n’étaient plus des spectres terrifiants, mais des ormes, des hêtres, des châtaigniers, des chênes aux attitudes majestueuses et protectrices. La nuit avait repris le calme divin qui sied à un soir de Noël, et, dans mon cœur aussi, une paix douce était rentrée.

Arrivé près du campement, j’attachai ma bête au montant d’une barrière et je pénétrai dans les ruines.

Alors, seulement, je m’aperçus qu’un vol immense de chouettes me suivait. Elles se perchèrent sur les branches d’alentour, fixant sur moi leurs prunelles blafardes qui ne me faisaient plus peur. Je remis le missel à son ancienne place, ébauchai un signe de croix en passant devant l’autel et m’en retournai vers la charrette. Je m’étais à peine éloigné d’une cinquantaine de pas que des chants s’élevèrent de la chapelle détruite, à la louange de l’Enfant-Dieu. En me retournant, je ne vis plus les chouettes ; mais, parmi les décombres du sanctuaire, une foule agenouillée entonnait l’hymne de la Nativité et un prêtre à cheveux blancs se tenait, les bras étendus, en face du missel ouvert que lui présentait un acolyte.

…Hue ! Dia !… Le cheval rassuré repartit au galop dans la direction de Belle-Isle. Les carillons de Gurunhuël, de Plougonver, de Loquenvel, de vingt autres paroisses encore se répondaient à travers la clarté laiteuse de la nuit, sous les scintillement avivé des étoiles.

Et j’arrivai à Belle-lsle à temps pour entendre la messe.