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Vieilles histoires du pays breton/La Noël de Jean Rumengol

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 167-193).

LA NOËL

DE JEAN RUMENGOL



I


Jean Rumengol était de son métier chanteur de chansons.

La race disparaît, hélas ! de ces vagabonds inspirés qui jadis peuplaient les routes de la Basse-Bretagne. Ils s’abattaient sur le pays, au printemps, comme une joyeuse volée d’oiseaux. Ils abondaient surtout aux pardons. Ils y arrivaient la veille, le soleil déjà couché, avec leur havre-sac en peau de veau bourré de chansons, de gwerzes dolentes et de sônes délicieuses. Ils passaient la nuit accroupis sur les bancs de pierre du porche ou allongés dans l’herbe du cimetière, entre les tombes. Et ils dormaient là, paisiblement, le visage tourné vers les étoiles. La lumière du matin faisait étinceler leurs haillons que la rosée avait soupoudrés de diamants. Soudain, ils se levaient de terre, secouaient — comme ils disaient — leur pauvreté, et s’égosillaient à qui mieux mieux, avec des voix allègres d’alouettes. Jeunes gens et jeunes filles, venus pour la messe matinale, faisaient cercle autour d’eux. Entre deux couplets, le chanteur brandissait au-dessus de sa tête une poignée de feuilles volantes, de pages rugueuses, grossièrement imprimées, mais en qui bruissait l’âme enfantine et si charmante des vieilles poésies primitives.

Qui veut la gwerze ? Qui veut la sône ?… Daou guennek ! Deux sous !…

Et des mains se tendaient. Et on se l’arrachait, ce « papier de chandelle ». Et les gros sous pleuvaient dans l’escarcelle de l’homéride bas-breton ! Ils n’y séjournaient pas longtemps. Chanter donne soif. Puis, c’était bien le moins que, en l’honneur du saint du lieu, l’on se permit quelques libations à la mode antique. Avant la fin du jour, les bons aèdes avaient bu autant de chopines qu’ils avaient vendu de chansons.

C’étaient de vrais enfants de Sans-Souci ; ils aimaient à s’en aller les poches vides, comme ils étaient venus. On ne les en blâmait point, dans ce temps-là. Leur facile imprévoyance semblait aux gens toute naturelle. On les regardait un peu comme des êtres à part, qui n’avaient pour fonction dans la vie que de perpétuer parmi les Bretons le culte des vieux chants, d’en composer de nouveaux suivant les formules consacrées, et d’égayer, en les répandant par le pays, la misère si dure à porter des pauvres laboureurs d’Armorique.

Hommes bénis, on les accueillait partout avec une sorte d’empressement superstitieux et comme des hôtes de bon présage. L’hiver, quand ils apparaissaient au seuil des fermes, leur havre-sac dégouttant de neige, leur barbe hérissée de glaçons, vite on se serrait autour de l’âtre pour leur faire place à l’air du feu ; souvent même l’aïeul se levait de son fauteuil de chêne et les contraignait de s’y asseoir. Lisez la ballade de Kerglogor, telle que M. Luzel l’a contée, et vous verrez comme on leur faisait fête ! Crêpes de blé noir, châtaignes bouillies, et le flip délieur de langues ! Ah ! les chanteurs de chansons avaient en ce temps-là toute la Basse-Bretagne pour famille. Pas un vaisselier où ils n’eussent leur écuelle ; pas une maison où leur couchée ne fût toujours prête, dans la chaleur saine de l’étable, auprès des chevaux ou des bœufs… On n’eût pas vu alors un Jean Rumengol, le plus habile ouvrier de vers qui fût jamais, errer trois jours et trois nuits dans la campagne gelée, sans un bouchon de paille où appuyer sa tête et, qui pis est, sans une croûte de pain à se fourrer dans le ventre.

— Malheur de Dieu ! faut-il que tout soit changé, les temps et les âmes !…


II


On l’avait trouvé, petit enfantelet nouveau-né enveloppé de mauvais langes, un matin de la Saint-Jean, au pied du pilier de la Vierge dans l’église de Rumengol. De là ses nom et prénom.

C’est une coutume en Bretagne de vendre aux enchères les cendres qui restent des feux allumés en l’honneur de Monseigneur saint Jean. Ces cendres ont des vertus miraculeuses. Elles assurent à qui les répand sur sa terre des récoltes extraordinaires. C’est dire qu’on se les dispute. Qui les veut avoir y doit mettre le prix. Le produit de la vente a sa destination toute marquée : on l’emploie à faire célébrer des messes expiatoires pour les défunts de la paroisse ; il va grossir le casuel du desservant.

Mais, cette année-là, les gens de Rumengol dérogèrent à l’usage traditionnel, et cela sur la proposition du recteur lui-même. Il fut convenu que pour cette fois « l’argent des cendres » serait consacré à payer la mère-nourrice qui voudrait bien se charger de « l’enfant d’aventure ».

Une femme se présenta, au refus de plusieurs autres que le recteur avait sollicitées d’abord : une pauvresse, une veuve de matelot qui passait pour « innocente ». Elle habitait une misérable chaumière d’argile au haut d’une lande, du côté d’Hanvec. C’est là qu’elle emporta Jean Rumengol roulé dans son tablier. Elle l’y nourrit du lait d’une chèvre qu’elle avait. Pour l’endormir elle lui chantait des bouts de complaintes, des gwerzes d’une inspiration sauvage dont sa mémoire avait retenu des lambeaux.

Elle avait une voix étrangement mélodieuse. On l’invitait souvent aux veillées d’alentour, rien que pour l’entendre chanter. L’enfant grandit, bercé par ces mystérieuses mélopées qui ressemblaient à des incantations. De bonne heure, une âme musicale s’éveilla en lui. Puis, cette croupe de pays où il demeurait avec sa mère-nourrice était comme hantée par les vents, par ces grands bruits d’orgues qui emplissent la Bretagne de leurs mugissantes harmonies. Ils ébranlaient la hutte, réveillaient en sursaut l’adolescent, dans son lit de fougères, lui criaient :

« Viens donc avec nous ! nous sommes les divins nomades, les voix errantes, les bouches sonores de l’air. Nous t’apprendrons les rythmes éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous soufflerons en toi notre esprit. Nous t’enseignerons les seules choses qui vaillent la peine d’être sues, le mépris des vains labeurs où s’immobilisent la pensée des hommes, l’amour des libres espaces, dont vécurent tes ancêtres, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta. Suis-nous Jean Rumengol !

Un soir, il les suivit.

La mère-nourrice lui fit de graves adieux. Elle lui passa au cou une médaille de plomb où se voyait en pied la Vierge de Rumengol, avec ses doigts fins qui se prolongeaient en rayons.

— C’est le portrait de ta marraine, dit-elle, quand on t’a trouvé près de son pilier, à l’église, elle te souriait ineffablement. Puisse son sourire t’accompagner et être dans toute ta vie comme une lumière ! »

Là-dessus, Jean Rumengol s’enfonça dans la nuit.

C’était le temps où la terre bretonne est en fleurs, où des odeurs de paradis lointains semblent se mêler à l’haleine des choses. Le jeune homme marcha devant lui, au hasard, du côté où soufflait le vent, tout étonné de sentir trembler dans son âme le reflet des étoiles qui brillaient là-haut.

Et dès lors il erra, semant à plein gosier les beaux vers, lâchant à travers l’Armorique les vols éperdus de strophes qui se nichaient d’elles-mêmes dans les mémoires. Il eut son heure de popularité. En Cornouailles, en Tréguêr, en Goëlo, on le salua comme le maître des chanteurs. On l’avait surnommé costik ann od, « le rossignol des grèves », parce qu’il voyageait de préférence le long des côtes et se faisait surtout entendre dans les hameaux marins. Non qu’il dédaignât l’intérieur, le pays de l’Argoat [1], où fument, sous le couvert des bois, les cabanes très primitives des sabotiers. Mais la mer l’attirait. Les vents lui avaient raconté sur elle des histoires merveilleuses. Il la savait peuplée de villes profondes, immenses, engourdies et non mortes. D’ailleurs, il l’aimait pour elle-même ; elle était si bleue, si verte, si rose, de nuances si adorables, d’un charme si ondoyant !

Et c’était presque toujours elle qu’il chantait. Il la nommait « sa douce ». Il disait ses rires et ses colères soudaines. Il la célébrait comme l’épouse du ciel et comme la mère du monde. Aussi les tribus grouillantes de pécheurs qui pullulent sur le littoral armoricain se pressaient-elles autour de lui, avides de l’ouïr. D’un bourg à l’autre, on se signalait sa présence. On allumait sur les hauteurs de grands feux, et cela voulait dire :

— Petites voiles brunes, éparses là-bas, au large de la côte, revenez vite !… Jean Rumengol est parmi nous !….. Et vite, vite, les petites voiles brunes rentraient au port…

Oui, ces triomphes-là, Jean Rumengol les connût naguère ! C’étaient les belles années. Depuis, hélas ! tout avait changé, tout, les êtres et même les choses. Si bien que Jean Rumengol n’était plus qu’un étranger dans son propre pays. Des gens venus de Bro C’hall, dans des chariots monstrueux traînés par des bêtes en fer, avaient envahi la contrée, la bouleversant de fond en comble.

Au lieu des petites maisons basses de pécheurs, toutes grises et comme sculptées dans les roches qui les abritaient, ce n’étaient maintenant, au bord des grèves, que bâtisses bizarrement peinturlurées, auberges immenses plus somptueuses que des églises, où folâtrait du matin au soir, et souvent du soir au matin, une population aux allures vives et bruyantes, pour qui le plaisir semblait être l’unique affaire, et qui poussait l’irrévérence jusqu’à badiner avec la mer sacrée. Le solennel silence des côtes bretonnes fut d’abord scandalisé de tout ce tapage. Mais on n’y pouvait rien. Les rochers, ces grandes figures de pierre, ces aïeux du monde, dont aucun profane n’avait encore troublé le rêve, se virent soudain mis en pièces, débités en moellons. Quelques-uns, dit-on, échappèrent cependant au carnage, par l’exil. Des femmes de matelots, des ramasseuses d’épaves, affirmèrent les avoir vus s’éloigner par le chemin des eaux, en une longue procession, puis disparaître du côté de l’Ouest, dans la brume. On considéra cela comme un « intersigne » annonçant la mort de la vieille Bretagne. Bien des cœurs se serrèrent à cette idée. Jean Rumengol en fît une complainte tragique, et, quand il la chantait, il avait des sanglots dans la voix.

Mais son cri d’alarme venait trop tard. Déjà les Bretons s’étaient laissé prendre aux subtiles séductions des gens de France. Peu à peu ils avaient adopté d’abord leurs vices, puis leur accoutrement, et enfin leur langue. De sorte que Jean Rumengol prêchait à des oreilles qui ne voulaient plus entendre. Les lamentations de Jérémie ne trouvèrent pas d’écho. Les vieillards hochaient la tête d’un air résigné, passif. Les jeunes éclataient de rire au nez du barde. Les personnes « sensées » lui disaient sur un ton de pitié méprisante :

— En vérité, nous cherchons vainement à comprendre pourquoi vous geignez ainsi. Ce que vous appelez un mal est le plus grand des biens. Non seulement les hommes de France ne complotent point la mort de la Bretagne, ils la ressuscitent au contraire ; ils lui ont apporté la connaissance des choses utiles, la prospérité, la vie !…

Pécheurs et laboureurs faisaient chorus. Jamais le blé, jamais le poisson, même au temps des disettes les plus fameuses, n’avaient atteint des prix aussi invraisemblables.

À ceux qui parlaient de la sorte, Jean Rumengol ne répondait rien. Il se contentait de leur tourner le dos. Il ne les considérait plus comme des Bretons, comme des hommes de sa race. L’amour du lucre était entré dans leurs âmes. Il n’avait plus rien de commun avec eux. Hélas ! jour par jour il dut assister, témoin irrité mais impuissant, à cette agonie de son pays, à cette déchéance de son peuple. Il n’en continua pas moins de promener à travers les hameaux sa haute silhouette, ses longs cheveux grisonnants, sa face rasée, creusée, émaciée, et sa parole amère de Savonarole bas-breton. Il semblait le spectre du passé. On ne tarda pas à le trouver importun. On le traita de fou, de a vieux rêveur ».

— Oui, rêveur ! ripostait-il. Voilà pourtant où vous êtes tombés. Ce nom dont vos pères se faisaient gloire est devenu une insulte sur vos lèvres.

Les seuils se fermèrent à son approche. Les chiens lui montraient les dents et les enfants lui jetaient des pierres. Un jour qu’il cheminait par le Léon, il se présenta dans un manoir où jadis son couvert était toujours mis à la meilleure place. Mais, depuis qu’il n’y avait paru, l’ancien du lieu était mort. Son fils aîné, le maître actuel, dévisagea le poète nomade :

— Que te faut-il, mendiant ?

— Du pain, pour l’amour de Dieu.

— Quand tu l’auras gagné ! fit l’homme.

Et il lui proposa de l’ouvrage, du chanvre à teiller. Pour le coup, Jean Rumengol eut dans les yeux une telle flamme de haine que Léonard recula, épouvanté. Il ne se rassura qu’après avoir vu le vieux vagabond franchir la porte, du pas chancelant d’un homme ivre. Car il chancelait, le pauvre Jean ; sa colère s’était comme fondue subitement en une détresse infinie. Il venait de prendre conscience de son inutilité dans un monde qui prétendait faire des teilleurs de chanvre avec les chanteurs de chansons.

Il marcha désormais au hasard, ou plutôt à l’abandon, comme une chose inerte, comme une barque en dérive, ne chantant plus, marmonnant des paroles sans suite, l’âme jonchée d’un tas d’inspirations mortes. Il traversa Rumengol sans savoir, et nul ne le reconnut, tant il était cassé, flétri. On était en décembre. Il voulut grimper une dernière fois au Ménez-Hom, pour saluer de là-haut la mer grande, embrasser d’un regard suprême l’horizon de la terre d’Armor, et puis rendre aux vents l’esprit chanteur dont il lui avaient confié la garde, les Néo-bretons n’en ayant que plus faire.

Sur le flanc du Ménez est une pyramide de pierres brutes qu’on appelle dans le pays le Bern-Meïn [2]. Un roi, dit-on est enterré sous ce cairn. Jean Rumengol se laissa choir au pied de cette tombe primitive. Depuis trois jours et trois nuits il n’avait mangé. Il ferma les yeux, pour ne plus rien voir, pas même les étoiles. Une torpeur l’envahit. « Dieu merci ! pensa-t-il, c’est la fin ! »

Tout à coup, des bruits éperdus de cloches prirent leur volée dans le vaste silence.

Il sentit leurs ailes battre contre ses tempes. Et les cloches lui crièrent aux oreilles, joyeusement :

— Réveille-toi donc, Jean Rumengol. Oublies-tu que c’est Noël ?…

III

C’était nuit de Noël, en effet. Les cloches joyeuses disaient vrai.

Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire au vieux barde, cette allégresse de la terre pour la naissance de l’Enfant-Dieu ? Est-ce que cela empêchait que la Bretagne fut mourante et qu’il eût lui-même soif de la mort ?

Voici que la chanson éparse des cloches lui apparaissait comme une dernière ironie, comme un défi suprême jeté au grand deuil qu’il portait dans l’âme. Il leur en voulait de carillonner si allègrement, alors qu’elles eussent dû tinter le glas.

Mais les cloches n’en continuaient pas moins leur chanson. Elles y mettaient une sorte d’acharnement, et l’on eût juré, sur ma foi, qu’elles n’en avaient qu’après Jean Rumengol. Elles tournoyaient au-dessus de sa tête, bourdonnaient à ses oreilles, le houspillaient presque, et quand les unes étaient lasses, d’autres survenaient, comme si toutes les cloches de la chrétienté se fussent donné rendez-vous sur le Ménez-Hom.

— Jean Rumengol, réveille-toi ! Lève-toi, Jean Rumengol ! Jean Rumengol, c’est Noël !

Noël ! Noël ! En chantant cela, elles avaient des voix si pénétrantes, si douces, que, malgré lui, Jean Rumengol sentait tout son vieux corps tressaillir d’aise. Comme à l’appel des cloches du dehors, des cloches intérieures s’ébranlaient en lui-même, dans le crépuscule de ses lointains souvenirs. En vain il s’efforçait de ne les entendre pas. Elles remplissaient d’une victorieuse vibration qui retentissait dans tout son être. En vain il tenait ses paupières obstinément closes. Les Noëls anciennes repassaient devant ses yeux, vêtues de leur robe de neige, et derrière elles défilaient de souriantes images.

Il voyait, quoi qu’il fit, les petites routes rustiques poudrées de blanc, la nuit sainte, d’un bleu étrange, d’un bleu surnaturel ; les étoiles en marche dans le ciel, étincelantes et comme ravivées. Puis c’étaient des processions d’humbles gens, des processions de laboureurs, de pâtres, de jeunes servantes et de vieilles filandières, s’acheminant — ainsi qu’au temps de l’Évangile — vers la crèche symbolique, pour y contempler le roi Jésus couché sur la paille entre des bœufs. C’était encore l’église de paroisse, ses piliers courts et trapus, son autel radieux, son peuple de cierges, l’air de bonne humeur qu’avaient les statues des saints sous les caresses inaccoutumées de toute cette lumière qui les allait chercher jusqu’au fond de leurs niches et faisait rayonner leurs durs visages.

Quelle que fût l’église et quel que fût le desservant, Jean Rmengol, cette nuit-là, avait toujours sa stalle réservée dans le chœur. Et, quand le prêtre avait célébré les trois messes, le chanteur pontifiait à son tour. Debout, ses longs cheveux de Celte épandus sur ses épaules, les mains appuyées à son bâton de pèlerin, il entonnait en un breton quasi biblique une hymne de circonstance, improvisée le jour même. Il chantait d’une voix lente, un peu rauque, mais avec un accent si profond qu’il vous prenait l’âme. Il commençait en se comparant au mage nègre, pauvre souverain d’un race dédaignée ; il disait comment une jeune étoile l’était venu réveiller là-bas, dans les solitudes du désert : il n’avait pas de présents à apporter au Dieu nouveau, mais tout de même il s’était mis en route pour le saluer « avec un esprit soumis et un cœur parfait ». Il déposerait à ses pieds sa détresse, la seule chose qui fût à lui… Ici, Jean Rumengol faisait une pause. Puis, en une cantilène naïve, il évoquait la gracieuse apparition de la Vierge-Mère. Il était resté le dévot de « sa marraine ». Il trouvait pour parler d’elle un langage divin et cependant familier. Il la montrait s’avançant par la rue d’un pas alourdi par sa grossesse sacrée [3]. Il décrivait Bethléem, ses maisons de chaume, les fumiers au seuil des portes, des gens attablés dans les auberges, un vrai village breton par une après-midi de dimanche, et Joseph frappant à un cabaret « dont l’hôtelier avait un fils clerc », et le fils clerc intercédant auprès du père avaricieux pour qu’il logeât gratuitement, au moins dans son étable, la douce compagne du charpentier. Venait ensuite quelque merveilleuse histoire, témoignant du pouvoir de Marie, celle par exemple de Berta l’infirme qui n’avait aux épaules que des moignons et à qui des bras poussèrent pour qu’elle pût emmailloter l’enfant Jésus [4].. !

Ah ! ces Noëls d’antan !

Jean Rumengol vous avait une façon à lui de dire les choses. On croyait y être. Il vous transportait par delà les espaces, dans la bourgade galiléenne, en ce grand soir de la Nativité. Ou plutôt, c’était sous vos yeux, là, dans la vieille église bretonne presque aussi nue, presque aussi branlante qu’une crèche, que le Mabik[5] naissait. Son image de cire semblait vivre. On respirait sa délicieuse haleine. Sous les voûtes basses, à l’entour des piliers, malgré les bises de décembre et la silencieuse tombée de la neige au dehors, il courait des souffles tièdes, l’odeur réchauffante du printemps chrétien. Les pâtres, les laboureurs pouvaient se figurer qu’ils assistaient réellement à la venue du Messie, mais d’un Messie breton, en quelque sorte, tant ce Jean Rumengol excellait à tout bretonniser, même Dieu.

Aussi, quand le poète avait terminé son prézec, son sermon chanté, c’était à qui l’hébergerait pour le reste de la « nuitée » ; c’était à qui l’emmènerait par les petites routes poudrées de blanc vers la ferme lointaine, perdue et comme ensevelie dans le mystère de la campagne. Hommes, femmes, enfants lui faisaient cortège. Il semblait que ce fût un prophète, un personnage prestigieux. Et, de fait, il avait en lui l’âme des anciens mages. Il avait approché Dieu, ce misérable, et ses haillons en restaient comme embaumés. Pendant le trajet, on le suppliait de « prêcher » encore, et il se remettait à chanter la gwerze de Jésus, dans le silence solennel de la nuit. Son bras, levé dans un geste grandiose, dans un geste de semeur, répandait autour de lui la « bonne nouvelle ». Sa voix roulait plus vibrante dans l’air glacé. Sur les talus, les chênes penchaient pour l’écouter, leurs torses macabres ; les chiens de garde oubliaient d’aboyer ; les bœufs, dans les étables, meuglaient doucement ; la mer même, ensorcelée, suspendait sa plainte éternelle.

Jean Rumengol chantait tout le long du chemin. À la ferme, la veillée se continuait jusqu’à l’aube. Un tronc d’arbre brûlait dans le foyer, et le noble vagabond, assis dans l’être, était comme enveloppé d’une auréole de feu.

Le Jean Rumengol de ces temps-là se sentait investi d’une mission, d’un sacerdoce. Il ouvrait dans l’imagination des humbles de hautes perspectives. Il les aidait à voir le ciel. Il faisait passer devant eux le mirage des paradis futurs auxquels il croyait ardemment. Il était vraiment apôtre. Il avait le don des grands rêves qui seuls font vivre les âmes, et, après avoir pétri ce pain d’élection, il avait joie à le partager avec la foule.

….. Mais à quoi bon le boulanger désormais, ce pain azyme, puisque les Bretons en étaient las ?

Taisez-vous, taisez-vous, cloches des Noëls anciennes ! Jean Rumengol est de trop parmi le monde d’à présent. Laissez-le mourir de sa belle mort, avec la neige pour linceul et pour oreiller le tombeau d’un roi. Soyez-lui compatissantes, ô cloches. Ne l’obligez pas à déclore ses yeux. Il les rouvrirait sur un pays vide et désenchanté. Pitié pour le vieux barde ! Il a jadis magnifiquement interprété vos voix. Faites comme les vents, ses premiers maîtres. Ne sonnez que pour l’endormir !…


IV


— Lève-toi, Jean Rumengol ! Lève-toi !

Elles sont obsédantes, ces cloches. Même sur le Menez-Hom, il est dit qu’on ne peut mourir en paix.

Combien vaste pourtant est la solitude, et combien sauvage ! C’est à peine si en avril les bergers osent y faire paître leurs moutons récalcitrants. L’herbe y est amère, rase et rousse. En décembre, il est morne, ce promontoire, avec ses deux croupes jumelles, également chauves. Entre les deux se tapit une chapelle sous le vocable de Sainte Marie, un de ces sanctuaires bretons qui sont comme des guérites bâties par la piété populaire le long des côtes.

Du haut de ces oratoires, les vieux saints d’Armor veillèrent longtemps sur le pays, montèrent autour de là Bretagne une sorte de garde sacrée. Saints marins, pour la plupart, ayant encore dans quelque coin de leur chapelle l’auge de pierre où jadis ils naviguèrent, leurs sanctuaires étaient comme des sémaphores épars sur les hauts lieux. Et, de ces sémaphores mystiques, les Maudez, les Guévrok, les Kirek, les Guennolé, les Kadok, les Beuzek et tant d’autres étaient les guetteurs éternels. Ils rassuraient les hameaux de pêcheurs dont les masures inquiètes aimaient à se blottir à leur pied.

Mais leur vigilance protectrice s’étendait bien au delà. Elle rayonnait sur la mer même, jusqu’aux extrêmes confins de l’horizon des eaux. Elle enveloppait d’une atmosphère de calme et de sécurité les vaillantes petites barques vouées à l’aventure quotidienne. Dès qu’il y avait menace de gros temps, la cloche de la chapelle se mettait d’elle-même à tinter. Et ce signal si menu, si grêle, semblait se prolonger à l’infini ; il dominait la sauvage chanson du vent, la chanson plus sauvage de la houle ; il se propageait, sonore, au sein de la brume la plus épaisse. Et les barques lointaines faisaient force de voiles vers la terre. Tel un troupeau que la trompe du berger rassemble. Elles rentraient dans les anses de la côte, comme des vaches à l’étable. Les équipages, pour remercier le saint, entonnaient son cantique. Ces rudes voix d’hommes étaient douces à entendre, le soir, dans les étroits chemins caillouteux, rythmées par la cadence lourde des sabots. Debout sur les seuils, les femmes les écoutaient venir, en tricotant, et dans leur âme aussi s’élevait un chant ineffable, une reconnaissante action de grâces…

Que de fois Jean Rumengol avait été témoin de ces retours !

Plus encore que les saints « patriotes », comme les appelle Albert le Grand, la Vierge était chère aux Bretons du littoral. Sur tous les caps ils dressaient son image ; ils lui bâtissaient des maisons [6] de pierre sculptée, avec des clochers élégants qu’on prendrait de loin pour de fines robes de dentelles en granit suspendues entre terre et ciel. Ils l’invoquaient sous de multiples noms, les plus poétiques, les plus tendres. Ils la nommaient « Madame Marie la douce », « Vierge de Bonne-Nouvelle », « Fleur blanche de la mer ». Pendant les tourmentes, ils la voyaient marcher, vêtue de lumière, sur les flots. Elle ouvrait devant les bateaux des routes d’argent clair. Le seul frôlement de sa longue jupe apaisait la colère des vagues ; la tempête lui obéissait avec une docilité bêlante de mouton.

C’est du moins ce que croyaient fermement les Bretons d’autrefois.

Ils croyaient encore que sainte Marie du Ménez-Hom avait été préposée par Dieu à la garde des mystérieuses cités qui dorment, enfouies sous les eaux, au bord des plages armoricaines. Aux temps anciens, avant la disparition d’Is, elle fut la patronne de cette merveilleuse capitale. Quand la ville eût été submergée par les flots, Gralon, qui s’était enfui sur son cheval gris pommelé, avec saint Guennolé en croupe, vint prendre terre au pied du Ménez-Hom. Sur les conseils du moine, il fît élever au sommet du mont une église expiatoire, de proportions modestes, mais qui reproduisait néanmoins en ses lignes essentielles la cathédrale d’Is. Il s’apprêtait même à faire sculpter une sainte Marie en granit bleu, toute pareille à celle que la mer avait engloutie avec tout le reste. Guennolé lui enjoignit d’attendre, et momentanément la niche destinée à la Vierge resta vide.

Mais, un soir, les pécheurs de Cast, de Penn-Trèz et de Plomordiern ne furent pas peu surpris de voir une grande silhouette rigide de femme, que le couchant auréolait d’un nimbe d’or, glisser majestueusement sur la face des ondes. Elle marchait du pas étrange et silencieux d’une statue. Parvenue à la grève, elle s’engagea dans le sentier de la montagne, et, le lendemain — qui était un dimanche — la Vierge d’Is se dressait en pied dans l’église neuve du Ménez-Hom. On crut remarquer que dans sa main droite elle tenait une grosse clef de fer artistement ouvré. On en conclut que c’était la clef de la ville noyée. Depuis, un proverbe eut cours, qui disait :

— Si jamais sainte Marie descend du Ménez-Hom, ce sera pour rouvrir les portes de Ker-Is.

Comme le gland engendre le chêne, ainsi le proverbe engendre souvent la légende.

Plus tard on raconta dans le pays que la Vierge du mont quittait soit piédestal tous les cent ans, durant la nuit de Noël, pour aller montrer le Mabik aux cités qui dorment sous les eaux. Bienheureux le vivant qui se trouvait, cette nuit-là, sur son chemin. La Vierge le priait de porter l’Enfant-Dieu et l’emmenait à sa suite dans les villes mystérieuses. Il y assistait à de merveilleux spectacles ; il y voyait des choses si belles que ses yeux en demeuraient éblouis pour l’éternité.

V


Mère-nourrice, aux veillées d’antan, se faisait l’écho de ces naïves histoires, et Jean Rumengol les apprit, tout enfant, de ses lèvres. Longtemps il en fut hanté. Mais, vieilli maintenant et désabusé, il n’y ajoutait plus grande foi. Il savait, hélas ! désormais l’inanité des légendes. Il les savait mourantes, comme l’âme délicieuse des ancêtres qui les enfanta. Et il les regrettait d’ailleurs assez, pour se résoudre à ne leur point survivre.

Il voulait mourir, d’abord parce que les rêves auxquels il tenait le plus lui avaient fait banqueroute dans la vie ; puis, parce qu’il gardait l’espoir — ou l’illusion — qu’ils pouvaient se reconstruire dans l’au-delà de la mort.

Dans ce dessein, il avait choisi ce Menez, le plus farouche sommet de la sierra bretonne. Il comptait y trépasser solitaire. La mer tout proche eût célébré sa messe funèbre, et la nuit, la triste nuit d’hiver, l’eût cousu dans un linceul de neige blanche, de ses doigts glacés et silencieux. Les grands fauves ont, dit-on, de ces pudeurs : ils se cachent pour mourir. Jean Rumengol avait dans les veines du sang d’animal sauvage.

Or, voici que cette nuit se trouva être celle de Noël ; voici que toutes les cloches se mettaient en branle ; voici que, par un fait exprès, semblait-il, elles accouraient de tous les points de l’horizon à ce morne promontoire, comme s’attroupent les sorcières au lieu du sabbat. Sorcières pieuses ! Sabbat divin !

Jean Rumengol souleva ses paupières qui déjà s’appesantissaient.

Ce qu’il vit alors, je vais tâcher de vous le dire.

Les cloches tourbillonnaient dans l’air sveltes, légères, lumineuses. On eût dit un essaim de fées. Leurs robes de bronze qui faisaient un grand bruit sonore étaient saupoudrées de neige étincelante, comme d’une poussière de diamants. Les battants se balançaient, furtifs et doux, ainsi que des pieds de femmes qui dansent. Chose plus étrange encore, elles avaient des figures, de jeunes visages d’un rose de séraphins, avec des regards limpides couleur de ciel. Leurs chevelures éparses baignaient leurs épaules. D’aucunes étaient blondes, du blond des peupliers en automne ; d’autres avaient le ton roux des feuilles qui s’amoncellent au pied des chênes ; d’autres étaient brunes, au point de se confondre avec la nuit.

Jamais il n’avait été donné à Jean Rumengol de contempler des formes de cloches aussi surnaturelles. Il se demandait si ce n’était pas le rêve de la mort qui commençait à se dérouler devant ses yeux. Et, comme ces chanteuses aériennes continuaient de lui répéter : « Lève-toi ! », il se leva…

La vieille église du Ménez-Hom était illuminée splendidement. Toutes les étoiles du firmament y brûlaient comme autant de cierges. Dans la baie du portail apparut la Vierge en granit bleu, marchant de son pas de statue vivante. Jean Rumengol la regarda venir. Les étoiles la suivaient, rangées en longues files, comme pour une procession. Dans ses bras était le Mabik, le Dieu nouveau-né, enveloppé de langes qui avaient été taillés sans doute dans les morceaux d’une toile très ancienne.

Elle s’en vint droit au barde. Elle souriait de ce même sourire qu’elle avait aux lèvres le matin où Jean Rumengol, l’enfant d’aventure, fut trouvé près de son pilier.

— Te voilà bien vieux et bien las, mon pauvre Jean ! dit-elle, de sa voix mélodieuse.

Il s’était jeté à genoux, et ne sut que balbutier :

— Ah ! ma marraine !… ma bonne marraine !  !  !…

Elle reprit :

— Pour vieux que tu sois, et si lourde que y’ait été la vie, je désire, filleul, que tu m’aides à porter mon fils.

— C’est un honneur dont je suis indigne, marraine, mais je ferai ce qu’il vous plaira et, où vous voudrez que j’aille, j’irai.

Avec des précautions infinies il reçut l’enfantelet divin. Et aussitôt il sentit courir dans ses veines une flamme étrange de jeunesse. Il lui sembla que tout son être reverdissait comme au souffle d’un printemps surnaturel.

— Viens ! dit la Vierge.

Jean vit qu’elle tenait à la main une clef de fer. Ils se mirent à descendre la montagne, dans la direction de la mer. Les cloches sonnaient, agitant leurs grandes robes de bronze. Le ciel entier retentissait d’une vibration immense. Les flocons de neige planaient, comme de légers oiseaux blancs, comme de toutes petites choses ailées, vaguement chuchotantes, puis s’abattaient sans bruit, ainsi que les pétales de fleurs, pour faire un tapis de ouate fine sous les pas de la Vierge et de Jean Rumengol.

On chemina longtemps en silence.

Le cœur du vieux chanteur de chansons battait à se rompre. Il éprouvait un sentiment d’allégresse mêlé d’angoisse. Il avait conscience qu’il allait au devant de quelque magique révélation.

Il les avait souvent parcourues, de nuit comme de jour, et par des hivers tout semblables à celui-ci, ces campagnes de Cast, de Plomodiern et de Plonévez-Porzay qui dévalent en pente douce, avec leurs menues pièces de terre et leurs bouquets de bois, vers la baie de Douarnenez. Jamais il ne leur avait trouvé ce je ne sais quel air qu’elles avaient ce soir. On les eût dites attentives à quelque chose d’insolite qui se préparait dans l’ombre. Elles étaient troublées, elles aussi, d’une émotion mystérieuse. Cela se voyait à l’attitude des arbres, des talus, et à une sorte de frisson qui agitait le sol même.

Un grand silence d’attente, une oppression infinie…

Ce qui plus que tout le reste étonnait Jean Rumengol, c’était de n’entendre point la chanson coutumière des eaux de la mer qu’il savait toutes proches. Vainement il les cherchait, ces eaux, entre la presqu’île basse de Crozon et les hautes falaises du Cap dont la courbe majestueuse se dessinait énergiquement sur le fond clair de la nuit.

La baie apparaissait comme un immense entonnoir vide. L’Océan s’était enfui. Il devait avoir été refoulé là-bas, à des lieues et à des lieues. On respirait encore son haleine salée, son odeur de saumure saine, si persistante. Mais, de lui, tout s’était effacé, à moins que ce ne fut lui, ce nuage d’un gris sombre qui se distinguait à peine dans les lointains et qui avait une forme de bête cabrée, comme sont représentés les chevaux dans certains groupes équestres. Du moins, son hennissement sauvage s’était-il évanoui. La plage, d’ordinaire bruissante, traversée par des galops de vagues, s’étendait nue, plate, dans sa maigreur de solitude stérile.

Et c’est de ce côté que la Vierge s’avançait.

On marchait maintenant dans les sables. Le Mabik faisait mine de dormir dans les bras du vieux barde. Mais de ses yeux clos des gouttes de lumière coulaient.


… Dans cette partie de la grève est un éboulis de roches, un pan de falaise, sans doute, tombé là et que les flots n’ont pu émietter. Des lambeaux d’argile y sont restés suspendus avec leurs herbes. Cela ressemble au dernier débris survivant d’une ruine. Ce sont des blocs de schiste aux assises régulières rappelant les constructions primitives, les maçonneries cyclopéennes. Un bloc plus massif et comme appuyé aux autres figure assez bien la porte ou mieux la poterne de cette espèce de rempart préhistorique.

Sainte Marie du Ménez-Hom introduisit dans la pierre la clef qu’elle portait. La pierre roula sur d’invisibles gonds et exhala, en s’ouvrant, un soupir si doux, si long, si puissant que toute la terre bretonne en dut tressaillir dans ses entrailles les plus profondes.

— Te voici dans le pays de tes jeunes rêves ! dit la Vierge à son filleul, le chanteur nomade.

Jean Rumengol s’était déjà ressouvenu de la légende. Il avait compris avant même que sa marraine eût parlé.


VI


— Donne-moi l’enfantelet, reprit-elle, et suis-nous.

Elle s’engagea la première dans l’étroit corridor creusé à travers la roche. Jean y pénétra sur ses pas. De la voûte, des eaux amères s’égouttaient, et les parois étaient luisantes comme des joues où ont ruisselé des larmes. Ce trajet souterrain fut de courte durée. Quand on se retrouva à l’air libre, Jean ne fut pas médiocrement désappointé de voir qu’il faisait dans le ciel la même nuit et que la grève était tout aussi nue, tout aussi plate.

Elle mentait donc comme les autres, la belle légende de la Vierge du Ménez-Hom, puisque le miracle tardait tant à s’accomplir ! Dame Marie devina-t-elle le doute qui assombrissait l’âme de son filleul ? Elle eut un sourire étrange, un plissement malicieux des lèvres.

— Allons, vieux barde, ouvre grand les yeux !

Ce disant, le visage tourné vers la baie, elle élevait en ses bras le Mabik. Maintenant il semblait tout en or, ce Mabik. Il agita ses petites mains, et, de chacun de ses doigts, des jets de feu s’élancèrent, rayant l’espace comme des fusées. Puis il s’écria d’un ton enfantin, quoique un peu triste :

— En l’honneur de ma naissance, je veux que toute chose morte renaisse !

Il n’eut pas plus tût achevé que, dans la plage déserte, il se fit comme un vaste remuement. Où il n’y avait tout à l’heure que sable, monotonie, stérilité, solitude, des maisons surgirent ; et plus haut que les maisons montèrent des palais, et plus haut que les palais so dressèrent des clochers d’églises. À la place de la mer disparue, une mer nouvelle s’épandait, un océan de toits, une houle d’ardoises bleuissantes, où les cathédrales avaient une majestueuse immobilité de vaisseaux à l’ancre, où les flèches de pierre pointaient comme des mâts.

Une ville, non ! Mais un peuple de villes. Elles étaient toutes là, pressées les unes contre les autres, les cités dont la tradition bretonne a perpétué jusqu’en notre temps les noms et le souvenir : Tolente qui fut, dit-on, où est Plouguerneau ; Occismor qui fut où est Saint-Pol ; Loxobie qui fut où est le Coz-Ieodet ; Ker-ls, enfin, Ker-Is la somptueuse, dont le spectre domine encore tout le pays de Cornouailles,

La Bretagne des jours fabuleux ressuscitait, sous la forme d’une Jérusalem messianique, à l’appel du Messie. L’âge d’or des vieilles tribus armoricaines revivait.

Jésus fit un signe.

Et voilà les cloches de Noël de s’abattre de-ci de-là sur les clochers de ces villes de rêve ; les voilà de se nicher dans les hautes chambres, avec leurs longues chevelures blondes ou brunes pendant jusqu’à terre, pareilles à des cordes tressées. Et les étoiles errantes de se disperser dans les maisons, d’allumer une flamme dans les âtres, de brûler derrière les vitres, sur les tables, comme les chandelles joyeuses d’un réveillon. Dans les rues sinueuses, baignées d’une lumière élyséenne qui les faisait ressembler à des sillages de barques, tant elle les argentait doucement, des ombres commencèrent à se mouvoir. Silhouettes encore indistinctes, mais qui allaient se précisant.

Ainsi que le lui avait narquoisement recommandé sa marraine, Jean Rumengol avait ouvert tout grand ses yeux. Il n’osait les en croire. Au fond, il avait peur. Cette réalisation imprévue du plus tenace et du plus impossible de ses vœux le terrifiait. Il aurait voulu fuir, se retrouver dans le Menez, la tête appuyée au Berm-Meïn, échapper n’importe comment à cette vision tant souhaitée des choses d’autrefois, redevenues actuelles, présentes, vivantes, trop vivantes ! Mais ses pieds s’étaient comme enracinés dans le sable. Il était prisonnier de son propre songe. Peut-être qu’en implorant sainte Marie ?… Il joignit les mains, entrouvrit la bouche, pour la supplier. Elle avait disparu. Disparu aussi le Mabik.

Il ne restait d’eux que cette grande clarté enveloppant quatre villes mortes qui se mettaient à revivre.

Le barde, en regardant du côté de la terre, constata qu’un mur immense la lui fermait, un mur noir, impénétrable, une cloison sans issue. Devant lui, en revanche, s’élargissait un éventail de rues aux perspectives indéfinies. Il entendait geindre, en s’ouvrant, les volets ankylosés des boutiques. Des marchands très anciens, aux figures jeunettes, paraient les façades de leurs maisons de défroques historiques. Les justaucorps en peau d’aurochs se balançaient accrochés à des clous. Des bijoux barbares flambaient aux vitrines des orfèvres. Une odeur de sanglier rôti s’exhalait des cheminées et flottait en fumée odorante sur les toits. Des groupes de gens de tout âge et de l’un et de l’autre sexo s’acheminaient vers les églises, au bruit des cloches bourdonnantes.

Sur une place, un vieillard inspiré chantait. Il avait la barbe drue et sa chevelure se mêlait à sa barbe. Autour de lui faisaient cercle des gars énormes, des filles d’une beauté souveraine. Il chantait dans une langue rude et cependant très musicale, dans une langue aux sons gutturaux que tempérait, que voilait une sorte de nasillement triste. Et il s’accompagnait d’un instrument bizarre, d’une lyre à deux nerfs, l’un grave, l’autre mordant. Mélopée lamentable travorsée d’un filet d’ironie.

Ce que cet homme disait à cette foule, Jean Rumongol voulut le savoir.

Il oublia tout le reste, sa peur même, et s’élança, tête baissée, au cœur des villes englouties, par la première voee qui s’offrait à lui.


VII


Arriva-t-il jusqu’au chanteur, son lointain ancêtre ? Sut-il comme il se nommait ? si c’était Taliésinn, Marzinn ou Gwenc’hlan ?… Apprit-il de lui le poème à la fois religieux et sceptique qui dut, à l’origine, bercer notre race ? S’endormit-il, après l’avoir écouté, sur une pensée de confiance ou dans la torpeur résignée du désespoir ? C’est ce que l’histoire de Jean Rumengol ne révéla jamais.


La vieille femme qui me l’a contée demeure à Port-Blanc, dans les Côtes-du-Nord. Elle connut en sa jeunesse le barde cornouaillais, déjà vieux. En guise d’épilogue, elle ajoutait ceci :

— J’imagine que Jean Rumengol prit son rêve pour une réalité. Il avait le culte de la Bretagne ancienne. Je l’ai vu pleurer, parce qu’il entendait les petits garçons de l’école primaire converser entre eux en français. Il n’aimait pas les nouveautés. Et c’est pourquoi les générations nouvelles ne l’aimaient point. Si vraiment la Vierge l’a fait vivre, durant la nuit de Noël, dans Ker-Is, elle a rempli son vœu. Peut-être y choqua-t-il son verre contre celui d’Ahès. Il s’en réjouit, j’en suis sûre, et ce fut sa dernière joie. Ahès, vous le savez, c’est le symbole de la Bretagne qu’on jette à la mer comme un bagage encombrant. Ainsi les Français, les Galls, se sont débarrassés de nous.

Le lendemain de cette nuit-là, le cadavre du chanteur de chansons fut repêché au bout d’une gaffe par des hommes de Douarnenez. Faut-il croire que l’Océan, la grande bête cabrée, s’était vengée sur lui ? On le dit. Mais, en dépit de l’Océan, la Bretagne que Jean Rumengol aima se survit au sein de l’Océan même. La mer a beau faire, elle est grosse de nos villes, comme le monde est plein de notre âme. Cela nous suffit !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Ainsi concluait la vieille conteuse. Je revois, en reproduisant son récit, la chaumière basse où elle le narrait, tout en filant. Le rouet faisait un bruit très doux, un ronronnement mélancolique comme une chanson du passé. La mer poussait jusqu’aux marches du seuil sa plainte inassouvie.

Et je me représentais le cadavre de Jean Rumengol flottant sur les eaux du large, promenant sur les côtes de l’Armorique, en ses yeux clos de noyé, le mystère de nos légendes.



  1. On appelle ainsi, plus particulièrement, toute la Cornouaille des monts d’Arrée dont les pentes sont encore couvertes de bois.
  2. Le « tas de pierres ». Cf. La légende de la mort chez les bretons armoricains, « l’Âme dans un tas de pierres ».
  3. Un Noël breton dit : Ile c’hof ganthi beteg hi daoulagad « son ventre montant jusqu’ses yeux » cf. Soniou Breiz-Izel, t. II.
  4. Cf. plus haut Nédélek.
  5. L’enfantelet. Les Bas-Bretons désignant ainsi l’Enfant-Jésus, des Italiens l’appellent de même le bambino.
  6. Ty ar Werc’hès, la maison de la Vierge. C’est ainsi que le langage populaire désigne la plupart des chapelles qui ont la Vierge pour patronne.