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Vieilles histoires du pays breton/En Alger d’Afrique

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Honoré Champion (p. 246-253).

EN ALGER D’AFRIQUE



I


La bûche fusait doucement, comme ayant à épancher de petites confidences vieillotes.

Lui contait de sa voix lente, les pieds au feu, les mains fourrées dans sa ceinture bleue de Léonard…

Il avait, avec les autres du régiment, fait la campagne de Tunisie, au pas de course, histoire de la conquérir, puisque, parait-il, c’était urgent. De ces autres, — parmi lesquels une douzaine de Bretons comme lui, — il en était resté plus d’un couché sur le dos dans les grandes montagnes chauves, le ventre troué par des balles de Kroumirs ; — et il ajoutait d’un ton de plaisanterie funèbre, avec ce rire grave qu’ils ont au pays de San-Thégonnek :

— Voici beau temps que leurs os ont blanchi, car les vautours là-bas, ont vite fait de nettoyer une carcasse.

Une voix dit dans l’assistance :

— Dieu pardonne aux défunts !

Lui, du moins, en était revenu, la peau noircie comme le cuir d’un vieux harnais, mais sans couture… Toutefois, avant de revoir la cheminée de sa maison d’ardoises, dans les courtils du Léonnais, il avait dit finir son temps là-bas, de l’autre côté du monde, « en Alger d’Afrique ».

— Vous ne sauriez croire, reprit-il, après avoir trempé ses lèvres dans l’écuellée de cidre chaud, — vous ne sauriez croire avec quel sentiment d’aise je grimpai les ruelles tortueuses de la Kasbah où nous avions notre caserne. C’était précisément à l’époque de Noël…

— Ah ! oui, prononça le frère aîné qui venait de recevoir les ordres et qui célébrait le lendemain sa première messe, tu m’as parlé de cette Noël-là… Tu sais, entre nous, tu devrais peut-être t’en confesser. Ça n’est pas une chose très orthodoxe.

— Oh ! ma confession est très simple, répondit-il, et, puisque tu m’y provoques, je la vais faire publiquement.

Les gens de la veillée s’écrièrent d’une seule voix :

— C’est cela, Yvik I Nous t’absoudrons, nous autres !

Les filles de la maison versèrent dans les écuelles d’argile peinte une nouvelle ration de cidre fumant. Le soudard commença son récit.


II

Donc, ce vingt-quatre décembre de l’année que vous savez, il montait la garde dans la ville haute, heureux de se retrouver là, vivant et intact, alors que tant de ses camarades… Suffit !

Alger, c’est encore la terre africaine, mais elle sent déjà bon l’odeur de France.

Il allait et venait, la crosse à l’épaule.

À ses pieds, la ville blanche s’écroulait, ainsi qu’une énorme cascade d’écume fouettée par le vent jusqu’au bleu sombre de la mer. Car il ventait à force. C’est là-bas, pour l’hiver, une manière de s’imposer. À chaque saut de la rafale, des houles d’eau s’abattaient, et, dans le ciel, des nuages couraient d’une fuite éperdue.

Il s’était pris à les situer ailleurs, ces nuages, et dans sa pensée s’ébauchait le contour idéal d’une autre terre où leur ombre défilait processionnellement…

De quelle subtile essence est donc faite la Patrie, qu’elle se déplace, qu’elle émigre ainsi avec nous au gré de nos fantaisies voyageuses ou de nos exils forcés ? Si loin que le destin nous entraîne, il semble que toujours un peu d’elle nous accompagne, qui s’épanouit là où nous plantons notre tente et continue d’exhaler autour de nous son immatériel arôme… Un déjà vu’dans le visage d’un étranger qui passe, un bout de chanson dans un souffle de brise, la silhouette d’un arbre, l’émanation fugitive d’un parfum, moins encore, un détail, une insignifiance, un rien, et voilà que retentit en nous un rappel mystérieux, voilà qu’au plus intime de nous-même une combinaison subite s’opère à notre insu, qui élimine tout ce qui contraste, groupe tout ce qui cadre avec l’image aimée du pays lointain, l’âme bretonne se prête plus aisément que toute autre à ce travail mystérieux…

À mesure que tourbillonnaient les coups de vent chargés de grosse pluie, à mesure que s’allongeaient les envergures grises des nuages dans l’air, c’étaient comme des pans de la Bretagne qui se reconstruisaient lentement autour du conscrit léonard, en vedette devant la Kasbah.

Un bruit de cloches, qui, dans une accalmie, montait de la ville basse, du quartier français, tinta dans tout son être, profondément. Il se rappela que c’était Noël, la veillée sainte pour la naissance d’un Dieu.

Et des choses d’enfance lui revinrent en mémoire, si douces qu’elles lui donnaient envie de pleurer. Oh ! le manoir paternel, la flambée d’ajoncs dans l’âtre, et le flip, ce punch d’Arvor, qui bout joyeusement, et les châtaignes dorées dont la pelure craque ! C’était maintenant comme une vision présente. L’horloge de la cuisine sonne onze heures du haut de sa gaine de bois : un remue-ménage secoue la ferme ; tout son monde est vite dehors, si ce n’est les bêtes qui, ce soir-là, dit-on, causent entre elles, en langage humain, du nouveau-né de l’étable galiléenne. Il fait nuit noire, malgré les étoiles ; on cherche sa route, à travers les chemins crottés ; car elle est morte, la tradition des Noëls blancs de neige, et les saisons ont changé d’habitudes, comme les hommes. Au cimetière, on s’oriente parmi les tombes d’ancêtres : les portes de l’église, grand’ouvertes, forment des baies lumineuses par où s’échappe la mélodie voilée du chant des femmes. Et, dans le chœur des voix, domine la voix aimée, celle que le Léonard de la Kasbah reconnaîtrait entre toutes, la vôtre, ô Glaudinaïk du Mezou-brân, qui ne songez guère à l’Afrique sans doute en psalmodiant les versets latins…

Son rêve prenait une intensité de vie actuelle : il s’y plongeait avec une infiniment délicieuse tristesse, quand on le vint relever de sa garde.

Il avait une heure devant lui, jusqu’à l’appel du soir. Combien volontiers il eût couru à la cathédrale, si elle n’avait été si loin ! Il dut se contenter de promener sa flânerie méditative, à travers les petites rues grouillantes d’Arabes. Le crépuscule était brusquement tombé ; le ciel semblait une immense lave refroidie, piquée de scintillements ; la caravane des nuages avait disparu.

Soudain, comme il longeait une façade haute et morne, vint à son oreille un bruit léger, traînant, une sorte de murmure monotone qui pouvait être une prière et aussi une lamentation. Un porche étroit bâillait dans l’ombre ; il entra.


III


Une enceinte vaste, douteusement éclairée ; d’épais tapis jonchaient le sol et amortissaient les pas.

Autour des piliers, vers le fond, des étendards verts pendaient à des hampes, comme les oriflammes dont on décore en Bretagne les murs des chapelles, le jour du pardon.

De vagues formes accroupies, drapées d’étoffes blanches, grises, bleues, gisaient dans une immobilité silencieuse.

De temps à autre, cependant, un nom s’échappait de leurs lèvres. Cela courait comme un frisson de vent sur une mer calme. On ne percevait qu’un mot, toujours le même :

— Allah !… Allah !…

Alors seulement le soudard de San-Thégonnek comprit qu’il était dans un sanctuaire arabe, dans une mosquée, et que ces gens prosternés adoraient…

Son frère prêtre l’interrompit à cet endroit de son récit :

— Tu aurais dû t’en aller, Yvik ; tu aurais dû t’en aller à ce moment.

— Eh bien ! non, continua-t-il, je restai. J’ajouterai même, pour être franc, que je ne songeai point à m’esquiver.

Tout au contraire. Une envie irrésistible le prit, lui, chrétien, de joindre sa prière à celle de ces mécréants, il s’agenouilla derrière leurs files pressées et, dans la maison de Mohammed, il se mit, au milieu de toutes ces oraisons musulmanes à réciter son oraison catholique, en breton.

La voix du mufti, tout au haut de la nef, égrenait la lente mélopée du Coran.

Naïvement, sans penser à mal il se laissa aller, les yeux mi-clos, à écouter susurrer cette voix grêle, un peu chevrotante, avec de très douces modulations. Et elle lui rappelait, quoi qu’il fit pour repousser cette comparaison sacrilège, oui, elle lui rappelait le vieux curé de sa paroisse, et la messe basse dans l’église bretonne, et les répons étouffés de l’enfant de chœur sur les marches du maître-aulel.

N’était-ce donc pas vraiment à quelque nocturne de Noël qu’il assistait ? N’allait-il point découvrir quelque part, dans un des recoins de la mosquée, cette crèche naïve à laquelle travaillaient naguère ses sœurs, aux approches de la grande fête ? Il s’imaginait presque la voir là-bas, près de la chaire du mufti, avec son toit de branchages verts où des flocons de ouate simulaient la neige, avec son Jésus de cire sur un lit de paille fraîche, et son saint Joseph à figure grave, et sa mignonne Vierge, et les muffles recueillis des bœufs.

Rien ne gênait l’illusion ; même elles semblaient la fortifier encore, toutes ces formes prostrées devant lui, dont il n’apercevait que les dos ; les blanches vous avaient des airs de religieuses encapuchonnées, et, quant à celles de couleur sombre, on les pouvait prendre aisément pour des vieilles du pays de San-Thégonnek, enveloppées des longues mantes à cagoule qui servent dans les deuils et par les grands froids.

Qui sait si elle n’était pas là, au milieu de ce monde exotique, sa Glaudinaïk du Mezou-brân ? Il aurait juré qu’elle allait se lever tout à l’heure, la messe finie, et sortir avec lui, fine et svelte, légèrement rougissante sous sa coiffe de dentelle, la coiffe des filles de Quimerc’h aux ailes éployées. On suivrait ensemble les chemins boueux, enjambant les flaques, avec de bons rires où sonnerait l’amour ; ensemble aussi l’on s’attablerait dans la cuisine de la ferme, pour le réveillon commun, et ce serait une veillée exquise en l’honneur du dieu Jésus qui vint au monde salué par des pâtres…

Mais Glaudinaïk ne se leva pas ; ce furent les Arabes qui franchirent le seuil derrière lui, en le regardant de leurs yeux vifs, pétillants de haine. Dehors, c’était le même ciel immense de lave refroidie, où passaient, non plus les rafales mouillées de tantôt, mais des souffles aigres de bise qui vous coupaient la face.

Et il sentit qu’elle était loin, la tiédeur qui passe sur l’aile des vents de Bretagne, même au cœur de l’hiver.

Il remonta vers la caserne, vers la gouailleuse chambrée, la tête vide et sonnant creux, l’âme tout endolorie…

— Voilà ! dit-il en terminant… Pour parler comme mon frère l’abbé, ce n’est peut-être pas très orthodoxe… mais, de cette messe de minuit, je me souviendrai à tout jamais.

Puis, se tournant vers sa jeune femme assise sur le banc du lit, à gauche de l’âtre, auprès des servantes :

— En aucune circonstance, Glaudinaïk, pas même au pays des Kroumirs, devant la mort, je n’ai pensé à toi avec plus de ferveur.

Il se tut. On n’entendit plus, dans le grand silence, que le tic-tac de l’horloge et la chanson de la bûche qui agonisait.