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Vieilles histoires du pays breton/Le Forgeron de Plouzélambre

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Honoré Champion (p. 223-245).

LE FORGERON
DE
PLOUZÉLAMBRE



À Mlle Finette

Lorsque j’avais votre âge, mon amie, j’étais, ne vous en déplaise, un affreux galopin, toujours courant, toujours trottant, en quête d’aventures héroïques qui finissaient le plus souvent de la façon la plus sotte et d’où je sortais penaud, mais impénitent. Vous m’avez demandé de vous en conter une. Écoutez celle-ci qu’une rencontre récente m’a remise en mémoire.


I

C’était aux vacances dernières. Je passais par Plouzélambre. Imaginez une pauvre bourgade, la plus humble et la plus perdue : de vieilles maisons grises aux toits galonnés de lichens jaunes ; quatre ou cinq auberges avec des enseignes d’une orthographe extraordinairement fantaisiste ; un enclos plein de tombes, ombragé par des ifs presque millénaires ; une église lamentable, à demi effondrée, ne tenant debout que par miracle, et, en face de l’église, l’école — une grande bâtisse fort laide, mais où, tout de même, autrefois, nous nous plaisions bien. J’en ai fréquenté d’autres, plus tard, qui, plus somptueuses, ne sont pas demeurées aussi chères à mon souvenir.

J’étais arrivé à Plouzélambre sur le coup des huit heures. Des écoliers, pareils à celui que je fus, entraient en classe, disposés sur une longue file, les mains derrière le dos, le sac de toile en bandoulière, tête nue et chantant. Le fracas sonore de leurs sabots sur les dalles retentissait en moi délicieusement et, parmi leurs voix claires montant à l’unisson, j’écoutais presque si je ne distinguerais pas la mienne. L’homme porte en lui une infinie puissance d’illusion : il avait suffi qu’autour de moi se reconstituât le décor familier de mon enfance, pour que je me crusse redevenu un enfant.

Un moissonneur descendait la rue, en corps de chemise, sa faucille sur l’épaule. Je l’arrêtai pour lui demander :

— L’instituteur, c’est bien M. Loarer, n’est-ce pas ?

Je nommais mon ancien maître. Le paysan me dévisagea, un peu surpris. Puis, au bout d’un instant :

— Si je ne me trompe, nous avons ânonné ensemble sur les mêmes bancs. Tu dois être un tel. Moi, je suis Le Bourdonnec.

Je lui sautai au cou et nous nous embrassâmes longuement.

— C’est singulier, fit-il, qu’après tant d’années on n’ait pas plus de peine à se reconnaître !… Je me suis souvent demandé, quand on causait de toi, chez nous, quel air tu pouvais bien avoir à présent. N’est-il pas étrange que tu sois exactement celui que je me figurais ?

Je confessai en toute sincérité que, pour ma part, j’eusse difficilement mis, de prime abord, sur son visage robuste et hélé le nom du petit Jouan Le Bourdonnec qui fut le premier et le plus aimé de mes compagnons d’étude.

Il eut une de ces réparties profondes dont les paysans de Bretagne sont coutumiers ;

— Nous, vois-tu, la vie des champs nous rend tous pareils… Mais, poursuivit-il, je n’ai pas répondu à ta question. Ne me parlais-tu pas de M. Loarer ? Je vais te conduire à lui : nous n’avons, hélas ! que l’échalier du cimetière à franchir.

Nous fîmes quelques pas dans une étroite allée, sablée de coquillages de mer ; à droite, à gauche, des tertres verdoyants surmontés de croix peintes, racontant des vies obscures et d’humbles trépas ; tout au bout, une tombe moins fruste, presque monumentale, taillée dans un bloc de granit rose.

— C’est ici, fit Jouan.

Et quand nous eûmes donné à la mémoire du vieux maître d’école un souvenir attendri :

— Tu vois que ses élèves lui sont restés fidèles. Les plus pauvres y sont allés de leurs quatre sous, pour qu’il eût une sépulture convenable. « Il faut, disaient-ils, que sa tombe soit aussi belle que celle d’un curé. » Le fait est que nous lui devions bien cela. Te rappelles-tu… ?

Nous avions pris à travers le cimetière, pour sortir par l’autre côté. Et sur nos lèvres, tout en marchant, abondaient les évocations du passé. Le paisible champ des morts, baigné par l’éclatante lumière d’août, foisonnait de vie végétale. Des bourdonnements d’abeilles sortaient du calice des fleurs funèbres, et l’on entendait au loin, dans les campagnes ensoleillées, le ronflement d’orgue des machines à battre. De temps à autre, Jouan me prenait par le bras, me désignait une croix sur un tertre :

— Lis ce nom…

Et c’était quelqu’un de nos camarades d’antan, couché dans le grand repos, avant d’avoir accompli le meilleur de sa tâche. Une vague mélancolie me gagnait, et cependant j’eus toutes les peines du monde à retenir un éclat de rire, lorsque, à propos d’un des noms inscrits là, au lugubre registre d’absence, Jouan Le Bourdonnec me dit à brûle-pourpoint :

— Il était de l’histoire du symbole, tu sais ?… Car tu te la rappelles, l’histoire du symbole ?

Oui bien, je me la rappelais… Nous voilà de la reconstruire ensemble, pièce à pièce, en ses moindres détails.

Cela so passait aux àges déjà lointains où, sous prétexte d’apprendre aux petits Bretons le français, dont ils ne possédaient pas un traître mot, on leur interdisait, même aux récréations, de se servir entre eux de la seule langue dans laquelle ils fussent capables de s’exprimer.

Autant les condamner au silence.

Mais l’enfant a l’ingéniosité d’un sauvage.

Nous tournâmes la loi, quant à nous, en donnant à notre vocabulaire celtique, au moyen de désinences appropriées, une couleur vaguement française. Et ce fut alors le plus abracadabrant des jargons. On disait, par exemple : « J’ai torré mon botès ». Traduisez : j’ai cassé mon sabot. J’ai retenu encore ce verbe étonnant : meignater. Cela signifiait : se battre à coup de pierres. Tant de choses en un seul mot !

Le resto était à l’avenant.

Et voilà pourtant le mirifique idiome que j’ai parlé de six à dix ans.

Les inconvénients de la méthode frappèrent nos maîtres eux-mêmes et, pour y obvier, ils adoptèrent le symbole.

Symbole de quoi ? Je ne l’ai jamais su. Il y a, comme cela, des inventions pédagogiques qu’enveloppe un terrifiant mystère.

Il nous était présenté, ce symbole, sous les espèces et apparences d’une rondelle de fer-blanc percée en son milieu d’un trou que traversait une ficelle.

Au premier terme suspect que vous laissiez échapper, le surveillant vous glissait dans la main ce signe d’infamie. À vous maintenant de vous en défaire, en le passant à un condisciple, astucieusement pris par vous en faute. On gagnait à ce genre d’espionnage de devenir assez vite un excellent apprenti policier. Peut-être est-il permis de penser que ce n’est point le but idéal de l’éducation, Le dernier détenteur du symbole, à la fin de la journée scolaire, restait une heure après le départ des autres à ranger les livres, à épousseter les bancs, à faire la toilette de la classe.

Et donc, cette humiliation m’advint.

J’en éprouvai un tel froissement que je résolus de me venger.

Au lieu de déposer le symbole sur la chaire, ainsi qu’il était prescrit, je profitai de l’absence du maître, quand je fus libre, pour emporter la maudite rondelle de fer-blanc, et, sitôt dehors, mon premier soin fut d’assembler autour de moi tous les garnements du bourg.

— Çà, leur dis-je à peu près, il faut en finir avec cet instrument d’oppression. Qui le hait me suive, et faisons-lui les funérailles qu’il mérite.

Ils s’écrièrent d’une seule voix :

— C’est cela, oui ! Qu’on l’enterre ! qu’on l’enterre !

L’instant d’après, nous étions en route pour le Rûn. Le Bourdonnec et moi marchions en tête de la bande. Les autres suivaient, hurlant et vociférant. Nous devions avoir un peu l’air d’une troupe d’Apaches partant en guerre. Les gens, ébaubis, se pressaient sur les seuls pour nous regarder passer.

Le Rûn est une éminence broussailleuse, située à un quart de lieue environ du bourg de Plouzélambre, dont d’anciennes carrières abandonnées ont profondément entaillé les flancs. Où le cadavre de notre ennemi serait-il mieux enfoui que sous cette colline déserte, dans une de ces grottes obstruées par les ronces, hantées seulement des chauves-souris et des crapauds ? Il fut procédé à son inhumation, selon les rites les plus solennels.

En guise de monument, nous érigeâmes au-dessus un tas de pierres semblable à ces cairns qui, chez nos ancêtres, marquaient la sépulture des grands chefs barbares. Puis, sur une « couverture de cahier cartonné » fixée dans un rameau d’ajonc, l’un de nous — celui-là même dont une croix de bois noir venait de me rappeler le nom — écrivit au crayon ces deux vers qu’un symboliste d’aujourd’hui (soit dit sans jeu de mots) ne désavouerait peut-être pas :

Ci-gît le symbole,
On pourra parler breton à l’école.

Ce sont probablement les seules rimes qu’il ait jamais assemblées. Que Dieu les lui pardonne !

Pas n’est besoin, je pense, de vous apprendre que le lendemain le symbole était ressuscité, sinon le même, du moins son frère.

Si j’en crois mon ami Le Bourdonnec, nous fûmes, pour cette escapade, battus de verges.

II

Tout en devisant de la sorte, je m’étais laissé entraîner par Jouan vers sa métairie du Gollod. Il tenait à me présenter à sa femme, « Monna Dizès, voyons, la fille du meunier de Nizilzi, une petite fûtée qui faisait sa première communion l’année où nous faisions, nous, notre troisième ».

Il ajoutait d’un ton philosophe :

— Ah ! elle a quelque peu épaissi, depuis lors.

La « petite fûtée » s’était, en effet, changée en une opulente matrone, mais qui me reçut de la manière la plus accorte, avec une bonne grâce paysanne à laquelle il n’était guère possible de résister. Je dinai donc au Gollod, le matin ; j’y soupai, le soir ; et il fut entendu, malgré mes protestations d’ailleurs assez faibles, que j’y passerais la nuit.

— Nous causerons dans l’aire, au pied des meules de blé, sous les étoiles, disait Jouan.

Et Monna Dizès ajoutait :

— Nos lits valent bien ceux de l’auberge… La couette est de fine balle d’avoine, vannée au vent de mer, et les draps sont en toile de Bretagne parfumée de fleur de lavande… Vous y dormirez, croyez-moi, d’un franc somme et, comme la chambre est au levant, te soleil béni vous bonjourera gaiment au réveil. Restez.

Je restai.

L’après-midi fut consacrée à parcourir le domaine. Nous ne rentrâmes que pour le repas du soir, que nous prîmes à la table commune, dans la grande cuisine, parmi les servantes, les bouviers et les pâtres. Il fut exquis, ce repas assaisonné de propos rustiques, de menues histoires locales que ces braves gens contaient à mots brefs, sans lever le nez de leur écuelle, avec des rires silencieux. C’était le charme de la vie patriarcale retrouvé. Monna présidait, debout, et distribuait les parts, en disant à chacun, selon l’usage antique :

— Grand bien vous fasse !

À quoi l’on répondait :

— Dieu vous le rende !

Le souper fini, Jouan Le Bourdonnec récita le Deo gratias, et nous nous acheminâmes vers l’aire où les tas de gerbe dessinaient en noir sur le couchant de pourpre leurs hautes silhouettes pyramidales. Jouan me convia à m’asseoir auprès de lui sur le timon d’une charrette. Il faisait une de ces belles et calmes soirées où les choses semblent frémir d’une mystérieuse attente. Une nuit violette montait peu à peu ; les premières étoiles s’allumaient ; un reste de clarté diurne agonisait délicieusement.

Nous fumâmes quelques minutes en silence.

— Çà, me demanda Jouan tout à coup, sais-tu à qui je pense ?

Dis voir.

— À quelqu’un dont j’ai oublié tantôt de te montrer la tombe et à qui nous devons cependant, l’un et l’autre, les plus radieuses peut-être de nos anciennes joies d’écoliers… à Miliau, mon cher, à Miliau Arzur.

Vous ne sauriez croire, mon amie, l’effet que produisirent sur moi ces quatre syllabes. Les lointains assombris de l’horizon du Gollod s’illuminèrent à mes yeux d’une flamme soudaine, d’une rouge lueur de forge, et les étoiles m’apparurent comme des étincelles jaillies d’une enclume immense.

— Ah ! oui, m’écriai-je, Miliau Arzur, le terrible batteur de fer !

Je revis l’homme, de taille moyenne, les jambes courtes et comme tassées sous le poids du torse, des épaules quasi trop vastes, presque pas de cou et des bras de géant, des bras velus, avec des biceps en boule qui montaient et qui descendaient. La tête était rude, hirsute, encadrée d’une barbe en collier aussi raide que poil de brosse. Les joues rêches, excoriées comme un vieux cuir, étaient incrustées, damasquinées de limaille de fer qu’on eût prise pour le pointillé bleuâtre de quelque tatouage ancien.

Tout cela ne constituait pas précisément un ensemble très agréable.

Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à donner à la physionomie un aspect farouche et terrifiant, c’était la cavité vide de l’orbite gauche d’où la prunelle avait été arrachée par un éclat incandescent et que recouvrait mal un lambeau de paupière ombragé d’une touffe de sourcils.

C’était, comme vous voyez, un véritable Cyclope, à l’œil unique. Cet œil, en revanche, était d’une douceur qui rassurait, qui exerçait sur vous, au premier regard, une fascination de bonté. Il était gris, du gris des étangs sous la lune, avec des transparences profondes derrière lesquelles brûlait l’âme du vieux Miliau, hospitalière et chaude comme sa forge.

Cette forge occupait, à l’extrémité du bourg, sur la route de Saint-Michel-en-Grève, les ruines d’un antique sanctuaire de Saint-Efflam détruit, prétend-on, vers 93, par un bataillon de vandales étampois. La statue mutilée du grand anachorète celtique ornait encore un des angles du bâtiment. De temps à autre, des pèlerines l’y venaient prier, car cette image passait pour avoir conservé des vertus spéciales : elle portait chance aux jeunes conscrits, soit avant, soit après le tirage au sort, et guérissait les maris jaloux. C’était, du reste, avec les murs, tout ce qui demeurait de l’édifice primitif. L’autel avait été transformé en foyer. Le feu y couvait tout le jour et même une partie de la nuit. Millau était un travailleur acharné, dur à la besogne, battant et forgeant depuis l’angélus du matin jusqu’à l’heure où tintait Marie-Jeanne la cloche tardive, dite la cloche des polissons. Il ferrait les chevaux, réparait les coutres de charrues, cerclait les roues des tombereaux et des chars à bancs, martelait les faux pour les foins et les faucilles pour les blés, aiguisait les tranche-lard des ménagères, rétamait les bassins de cuivre, et, au besoin, fabriquait les symboles.

Nous l’eussions détesté de ce chef, si nous n’avions en toute espèce d’autres motifs de l’aimer à plein cœur.

Pour sa serviabilité, d’abord. C’était l’homme du monde le plus obligeant, en dépit de ses dehors farouches. Le clou d’une toupie venait-il à sauter, vite on courait chez Miliau Arzur.

— Miliau géz, mon doux Miliau !…

Il bougonnait un peu, commençait par vous envoyer au diable, vous et votre toupie, et tout de même s’interrompait débonnairement dans son travail pour vous la raccommoder de main de maître.

— Combien est-ce. Miliau ?

Il vous prenait le bout dee l’oreille entre ses gros doigts râpeux, faisait mine de pincer légèrement et disait :

— Me voilà payé, mais n’y reviens plus.

Nous revenions sans cesse.

Il y en avait même — et j’étais du nombre — qui, la classe terminée, s’installaient chez lui à demeure, jusqu’à la nuit déjà close.

L’on y était si bien, dans le pêle-mêle des ferrailles appuyées aux murs ou traînant à terre, dans le bruit rythmé des marteaux et l’éparpillement féerique des scories en feu ! Joignez que Miliau avait une voix superbe, une voix de métal, comme il disait, avec des sonorités fortes et graves où le timbre mordant de l’acier se mariait aux retentissantes vibrations du cuivre. De l’aube au crépuscule il chantait. Son répertoire était infini. Sônes d’amour, berceuses enfantines, gwerziou tragiques et cantilènes sacrées, il vous promenait en quelques heures à travers le champ si fécond de l’inspiration populaire bretonne. Je crois même qu’il improvisait parfois et que l’esprit des temps bardiques vivait en lui. C’était, en tout cas, plaisir de l’entendre, et nous nous en privions le moins possible.

Puis, à l’instar des lesches grecques, la forge était un lieu de réunion, de causeries, de racontars de toute nature. Les mendiants, les colporteurs, la race vagabonde des chemineurs de pays y entraient, au passage, pour allumer leur pipe ou réchauffer leurs doigts transis, et, le plus souvent, s’y attardaient à débiter les nouvelles, assis sur quelque enclume hors d’usage. On apprenait là les crimes, les incendies, les accidents, les baptêmes, les mariages, les décès, tous les faits divers de la contrée à plusieurs lieues à la ronde. J’y ai vu des types étonnants, des figures inoubliables, une entre autres, celle d’un ancien forçat qui s’était laissé condamner pour son frère. On ignorait son nom ; on l’appelait communément Ar Galéour, le Galérien. Il était maigre, chétif, ratatiné, avec un air navré de bête errante, de pauvre chien battu. Il portail une coiffure étrange, une espèce de sac en bure jadis bleue dont le fond lui tombait derrière la tête, sur le dos, son bonnet de bagne, parait-il.

Miliau lui témoignait une grande compassion, le retenait quelquefois à coucher et ne le laissait jamais repartir sans avoir bourré son bissac de pain bis et de lard fumé.

— Savez-vous que c’est un maître artisan, nous disait-il… Seulement, il ne peut plus travailler. Il a le tremblement, il est incapable de rester en place ; il fuit devant sa honte, la honte imméritée qui est sur lui ; et il faut qu’il marche sans repos ni trêve, comme fait le Boudédéo[1]… Plaignez-le et tirez-lui vos bérets…

Le samedi était le jour de la semaine où la forge présentait le spectacle le plus animé. Les cultivateurs de Plouzélambre s’y donnaient rendez-vous : ils arrivaient montés sur leurs chevaux de labour, les jambes ballantes du même côté, le chapeau rejeté en arrière, le brûle-gueule aux dents. Et c’étaient des cris, des appels, des remontrances aux bêtes pour les faire tenir tranquilles. Les étalons hennissaient, se dressaient debout contre la muraille, balayant le sol du crin de leurs queues ; les juments ruaient ou renillaient avec force ; les hommes juraient, tempêtaient, claquaient du fouet et tout à coup éclataient en gros rires, quand Miliau leur jetait une facétie ou les bousculait d’une bourrade amicale. Il fallait le voir se démener, le rude forgeron, brandissant au bout d’une pince le fer empourpré. Il connaissait par leur nom tous les chevaux du pays et savait l’art de les calmer d’un mot. Une odeur âcre de corne brûlée s’épandait dans l’air. Nous aimions ce parfum sauvage, nous le respirions avec délices.


Ah ! ces soirs du samedi !… La cloche de quatre heures n’avait pas fini de sonner que déjà, nos sabots aux mains pour courir plus vite, nous galopions dans la direction de la forge. Ces jours-là, Miliau, affairé, ne dédaignait pas notre aide. C’était à qui s’offrirait le premier pour « tirer sur le soufflet ». Tirer sur le soufflet, c’est-à-dire sur la corde qui le faisait mouvoir, quelle fonction enviée ! On se la disputait généralement à coups de poings. Des générations de gamins se sont suspendues à cette pauvre corde, toute noire de suie et terminée par une cheville de bois dur que des milliers de mains avaient polie comme un vieil ivoire.

J’apportais, quant à moi, à ce métier de souffleur, la même gravité que si j’eusse accompli un sacerdoce.

J’éprouvais une satisfaction singulière à sentir au dessus de mon front le branle du levier, à écouter le halètement sourd de l’appareil, à regarder fuser la flamme multicolore dans les crépitements du charbon.

— Hardi ! Hardi ! criait Miliau.

Et je m’évertuais, les bras tendus, la face inondée de sueur.

C’est là un genre de plaisirs qui vous paraîtront d’une qualité bien médiocre, mon amie ; moi, ils m’enchantaient.

Le nom de Miliau Arzur, prononcé par Jouan, suffit à me faire revivre, comme dans un éclair, toute la magie éteinte de mon passé d’enfant. Je demandai :

— Est-ce qu’il y a longtemps qu’il est mort, le « maréchal borgne », le « forgeron de Saint-Efflam » ?

— On célébrera son anniversaire à la Noël prochaine, me répondit Le Bourdonnec.

Il secoua la cendre de sa pipe, baissa la tête et demeura un moment sans parler.

— Oui, et il n’est pas mort comme tout le monde, reprit-il. Ce qu’il y a de pis, c’est que j’ai été, très involontairement, la cause de son trépas.

— Allons donc ! Comment cela ?

— Je veux te le dire. Ça me soulagera…

Et moi, mon amie, je veux vous redire à mon tour cette extraordinaire aventure, telle que je la tiens des lèvres de Jouan Le Bourdonnec. Elle vous prouvera qu’au pays de mon enfance l’âme triste de la légende n’a pas cessé de fleurir.


III


L’hiver précédent avait été rude, surtout vers la fin de décembre, aux approches de Noël. Il faisait un temps de chien ou plutôt un temps de loups. Ce sol, depuis huit jours, était couvert d’un pied de neige sur laquelle il avait plu du verglas.

Un mercredi, veille de la Nativité, Jouan Le Bourdonnec se rendit chez Miliau Arzur.

— Vieux père, lui dit-il, j’ai vendu, voici près de deux semaines, une charge de fagots au notaire de Plufur. J’attendais pour les charroyer que les routes fussent redevenues praticables. Mais il parait qu’on meurt de froid chez le tabellion. Il m’envoie prévenir par son clerc qu’il faut que la commande soit livrée pour après-demain. Donc, Miliau, tape ferme et dur, car j’ai besoin pour mon harnais de trois chevaux d’une belle douzaine de fer à glace.

Le forgeron le dévisagea d’un air furieux : — Ah ! çà, par la barbe du roi Arzur, mon ancêtre, vous vous êtes donc tous donné le mot, dans votre satané quartier du Gollod ?

— Quoi ? quoi ? Miliau de mon âme, qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Il y a que ton voisin Merrer sort d’ici et qu’avant lui il en est venu dix autres, également de tes environs tous criant et clamant : « Une douzaine de fers à glace, Miliau, pour l’amour de Dieu ! »… J’aurais les cent bras du géant Gawr, ma parole, qu’on ne me traiterait pas différemment… J’ai promis de servir les premiers arrivés. Les autres, eh bien ! je leur ai indiqué l’adresse du diable dont la forge ne chôme jamais et dont les feux brûlent nuit et jour… Fais comme les camarades, mon garçon, si le cœur te dit.

Jouan Le Bourdonnec ne se démonte pas vite. Il s’assit sur l’escabeau de chêne luisant, près du foyer, et repartit d’un ton tranquille :

— Tu ne me feras pas cet affront, Miliau. Tu as travaillé pour mon père et même, je crois, pour mon grand-père. Tu ne voudras point que j’attrape peut être ma mort à m’en aller à cette heure, à pied, dans la neige, acheter des fers tout faits — et mal faits — chez. le maréchal expert de la rue des Juifs, à Lannion.

— Non, mais tu consens a ce que j’attrape la mienne à forger pour toi et pour tes compagnons, toute la nuit.

— Oh ! toute la nuit !… Pour quelques douzaines de fer !… Ce n’est pas, je pense Miliau Arzur, ancien forgeron breveté des lanciers de la Garde, qui parle de la sort ! Ah bien ! si ce maladroit de Tinévez, le maréchal expert, savait ça !.. Il s’en ferait des gorges chaudes, et, du coup, il aurait raison de prétendre que tu vieillis.

— Te voilà encore avec ta langue de vipère, Jouan.

— Oh ! il ne l’a jamais dit devant moi. Si grande qu’il ait la bouche, j’ai la paume assez large pour la lui fermer.

— Tu ne ferais que ton devoir. Les Bourdonnec peuvent, mieux que personne, attester ce que je vaux.

L’instant d’après, Miliau suivait Jouan à l’auberge d’en face, trinquait avec lui, debout, devant le comptoir, et, le verre bu, disait en s’essuyant les lèvres du revers de sa manche :

— Les fers seront prêts pour demain matin.

L’énorme soufflet de cuir ronfla furieusement, ce soir-là, dans la forge de Saint-Efllam. Sur les onze heures, Brun, le petit apprenti, demanda :

— Sauf votre respect, maître, y a-t-il encore beaucoup, d’ouvrage ?

— Ça diminue, répondit Miliau. Tes bras commencent à réclamer un peu d’huile de repos, hein, garçonnet ?

— C’est à cause de la messe de minuit. Si ça ne vous faisait rien, j’aimerais bien y aller.

— La messe de minuit… répéta le forgeron stupéfait… Faut-il qu’ils m’aient fait perdre la tête, tous ces kouers (paysans) !… J’avais, par ma foi, oublie que ce fût Noël. Dire que Christ va naître et que je suis là, comme un mécréant, à battre le fer !… Ah ! si je n’avais pas donné ma parole à cet enjôleur de Bourdonnec !… Mais je ne peux pas… non, vraiment, je ne peux pas. Je suis lié par ma promesse. Toi, petit, tu es libre. Va, mon bonhomme, va. Seulement souviens-toi de réciter un Pater à mon intention, quand tu feras tes dévotions devant la « Crèche ».

En un tour de main, l’apprenti eut jeté bas son tablier en peau de mouton et débarbouillé sa figure dans le baquet d’eau tiédie où l’on mettait à tremper les fers rouges.

Quand il fut dehors, Miliau demeura un moment tout triste et comme sans courage. Les cloches carillonnaient allègrement dans le grand silence de la nuit. Puis des pas retentirent, un fracas de sabots cloutés sonnant clair sur le chemin durci… Le front collé à la vitre d’une lucarne, Miliau vit défiler des groupes de gens, hommes et femmes, gars et fillettes, qui tous se dirigeaient du même côté, vers l’église. Ils marchaient vite, en balançant leurs fanaux dont la menue flamme jaune vacillait au vent d’hiver. On entendait les voix, les rires. D’aucuns, en passant devant la forge, criaient :

— Ohé ! Miliau… viens-tu ?

D’autres disaient :

Bennoz Nédélek (bénédiction de Noël) au forgeron de Saint-Efflam !

Il les regarda disparaître les uns après les autres par l’échalier du cimetière, derrière le rideau noir des ifs. Et il se murmurait à lui-même :

— Je devrais les suivre. Ma place est parmi eux, là-bas, près des balustres du chœur.

Le carillon des cloches, dont les sons se précipitaient avant de s’éteindre, semblait l’appeler, le presser d’accourir :

— Dépêche-toi, Miliau… Dépêche-toi… Bim, baon !… bim, baon, baon !

Elles l’obsédaient, ces cloches. Pour ne les entendre plus et aussi pour changer le cours de ses idées qui tournaient au noir, il reprit sa grosse masse, se remit à coups redoublés à battre le fer. Il ne s’arrêtait de battre que pour tirer sur le soufflet et de tirer sur le soufflet que pour battre. Il battait, il battait. Mais, chose étrange ! la masse, si docile d’ordinaire, déviait à tout moment sur l’enclume, et le fer chaud, le beau fer souple couleur de feu, au lieu de chanter sous le marteau, exhalait un bruit strident comme une plainte.

Miliau en éprouva une sorte d’angoisse.

Des pressentiments sinistres voletaient autour de lui.

Pour se redonner du cœur, il entonna une sône alerte, la sône des filles de Plouzélambre, dont il était l’auteur.

Mais il n’avait pas achevé le premier couplet qu’il s’interrompit. On venait de heurter à la porte.

— Voilà quelqu’un qui arrive à point, pensa-t-il. La solitude est une marâtre. Je commençais a avoir peur de je ne sais quoi.

Ce fut d’une voix joyeuse qu’il cria :

— Entrez !

Il s’attendait à voir paraître la figure connue d’une de ses pratiques habituelles ou encore d’un de ces nomades que, dans la saison des grands froids, il avait coutume d’hospitaliser… Justement le vieux forçat ne s’était pas montré depuis plusieurs mois.

— Gageons que c’est lui ! s’exclama Miliau.

Mais non. Ce n’était pas Ar Galéour, l’homme qui passa le seuil était de haute taille, le buste court, les jambes d’une longueur démesurée. Son corps efflanqué flottait dans des vêtements trop larges. Ses os craquaient en marchant, comme prêts a se disjoindre, à s’effondrer on tas.

— Quel est ce particulier bizarre ? se demanda le forgeron.

L’homme souleva son feutre, découvrit un visage étrangement maigre, aux yeux caves, au nez camard qu’on eût dit rongé par une lèpre, aux mèches rares et grisonnantes, souillées de boue. Il prononça :

— J’ai entendu que vous travailliez, malgré l’heure tardive et quoique ce soit nuit de Noël. Alors j’ai frappé.

— C’est bien, répondit Miliau. Avancez au feu, si vous désirez vous chauffer. Mais fermez la porte, car il gèle terriblement.

Et, en parlant ainsi, il n’eût su dire si c’était l’air du dehors ou la présence de ce singulier visiteur qui lui avait donné subitement si froid. Ce qui est sûr, c’est qu’il se sentait transi.

L’autre repartit avec calme :

— Je ne me chauffe jamais.

— Qu’y a-t-il donc pour votre service ? fit Miliau, agacé. Expliquez-vous promptement, car je n’ai pas de temps à perdre.

— Alors, c’est comme moi.

Ce disant, l’homme tendit à Miliau Arzur une grande faux de tous points identique a celles dont on se sert dans le pays breton pour la coupe des foins.

— Voici, poursuivit-il avec un flegme grave ; il s’agirait de me rajuster cette faux ; comme vous pouvez juger, la lame branle un peu dans le manche.

Le forgeron regarda un peu son interlocuteur, se demandant s’il n’avait pas affaire à un fou.

— Bah ! se dit-il, le moyen le plus rapide de me débarrasser du personnage, c’est de réparer en un tour de main son instrument. Un rivet et trois coups de marteau subiront.

Il prit la faux et la coucha sur l’enclume. Tout en besognant, il questionnait l’homme.

— C’est drôle tout de même ! Quelle idée avez-vous de vous promener avec cet outil, un vingt-quatre décembre, quand il y a sur la terre un pied de neige ?

Chacun son métier, maître Miliau.

— Oui, mais encore… vous ne me direz pas que le métier de faucheur soit un métier d’hiver ?

— C’est pourtant la période de l’année où j’ai le plus à faire.

— Je ne voudrais pas vous désobliger, mais un autre que moi vous prendrait pour un farceur… Vous fauchez peut-être les ajoncs des landes ou les roseaux des marais ? … Ça ne doit pas être lucratif !

Miliau riait maintenant, très amusé.

L’autre gardait son attitude immobile, son air mystérieux et figé. Il répondit :

— Il y a faucheur et faucheur, il faut croire. Moi, je fauche en tout temps.

— Et dans quel pays, s’il vous plait ?

— Dans tous les pays où l’on me donne de l’ouvrage.

— Ne comptez pas en trouver ici, mon brave. Si vous avez envie qu’on vous occupe, vous ferez bien de repasser dans six mois.

— Je suis cependant demandé chez Gonéry Lezveur.

Le forgeron eut un haut-le-corps.

— Citez Gonéry Lezveur, du Poulru ? Vous plaisantez ?

— Je ne plaisante jamais.

— Vous êtes prié d’aller faucher au Poulru, chez Gonéry Lezveur ? insista Miliau qui n’en revenait pas et que l’assurance impassible de l’inconnu décontenançait.

— Parfaitement.

— Et Gonéry vous attend ?

— Il faut que je sois à sa porte avant le chant du coq.

— C’est donc que ce pauvre Gonéry a complètement perdu la tête. Au reste, voilà déjà quelques jours, parait-il, qu’il n’est pas bien.

— Il est possible, fit l’homme du même ton tranquille.

Miliau avait fini d’emmancher solidement la faux, Quand il voulut la remettre à son propriétaire, il eut peine à la soulever, tant elle était devenue lourde.

— Hein ? quoi ? balbutia-t-il… Qu’est-ce que cela signifie ?

L’inconnu, lui, la souleva aussi légèrement qu’il eût fait d’une plume, et, posa sa main sur l’épaule du forgeron :

— Service pour service, Miliau Arztir… Il est écrit : Malheur à celui qui reste sourd à la voix de l’Ange et qui ne se met pas en route pour la Crèche sainte, avec les Mages et les bergers !… Tu as enfreint le précepte : tu dois expier. Mais, parce que tu l’es montré charitable à mon égard, je veux en user de même envers toi. Je ne repasserai par ici qu’après avoir terminé ma tournée du Poulru. Ainsi tu auras le temps de te confesser et de te repentir. À bientôt.

Le sinistre personnage était déjà dehors quand le pauvre Miliau comprit enfin qu’il venait de travailler pour l’Ankou. À la place où s’était posée la main du faucheur d’hommes, son épaule était glacée, et le froid terrible, le froid mortel commençait à se répandre de proche en proche.

L’apprenti qui rentrait de la messe ne put retenir un cri de stupeur devant la face livide de son maître.

— Retourne à l’église, lui dit Miliau, et prie le recteur de venir… Cela presse.

Un quart d’heure plus tard, les gens du bourg, en train de réveillonner dans les petites maisons closes, entendirent tinter dans la rue la clochette de l’Extrême-Onction.

Et tous se demandèrent troublés dans leur gai repas de Noël :

— Quel est donc le chrétien qui meurt au moment où Jésus vient de naître ?

Certes, ils étaient loin de penser que ce fût le forgeron de Saint-Efflam.

Miliau raconta son histoire au prêtre, fit son acte de contrition, reçut les derniers sacrements et ferma les yeux. Des voisines accoururent pour le veiller. Vers le jour, comme une aube triste commençait à blêmir au dehors, sur le vaste pays neigeux, il entr’ouvrit les paupières, fit signe à Brun l’apprenti et lui murmura dans l’oreille

— Tu diras à Jouan Le Bourdonnec que, sur les douze fers, je n’ai pu en parachever que dix. Il voudra bien m’excuser, quand il saura qu’il n’y a point de ma faute.

Dans les fermes d’alentour, des coqs chantèrent.

À partir de ce moment il ne bougea plus. Une des femmes, ayant imaginé de lui passer un chapelet dans les doigts, s’aperçut qu’ils étaient rigides. On n’avait cependant pas vu son âme s’en aller.

La fête de Noël à Plouzélambre fut annoncée, ce matin-là, par un double glas, et le fossoyeur eut à creuser deux tombes, l’une pour Miliau Arzur, l’autre pour Gonéry Lezveur.



— J’ai tenu à payer la croix de fer qui abrite le vieux forgeron dans la paix du repos final, me dit en terminant Jouan Le Bourdonnec. J’aurais dû t’y conduire. J’y récite un De profundis tous tes dimanches.

Il reprit après un silence :

— C’est égal, vois-tu, je ne songe pas à tout cela sans remords.

— Et le saint qui ornait la vénérable forge ? m’informai-je.

Ah ! oui, j’oubliais… Je l’ai recueilli. Il est précisément dans cette chambre de la tourelle où tu vas coucher.

Vous l’avouerai-je, mon amie ? Je trouvai au bon saint une physionomie toute changée et comme dolente encore de la disparition de Miliau.



  1. Le Juif-Errant