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Vieilles histoires du pays breton/Humble Amour

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 324-344).

HUMBLE AMOUR



I


À Portz-Gwenn de Trégor, en août


J’ai reçu, ce matin, la visite du vieux Laurik. Laurik est un diminutif de Laur, qui est lui-même un diminutif de Laurent. Il y a en Bretagne trois catégories de gens qu’on a l’habitude de désigner par ces diminutifs affectueux : les enfants, les vieillards et les innocents. Laurik Cosquer vient d’entrer, à la Pâque de Pentecôte, dans sa soixante-sixième année. C’est un petit vieillard aux allures graves d’un patriarche, avec une figure mince, toute ridée, qui ressemble à un labour d’automne, mais où des yeux bleus, d’un bleu délicat, ont l’air de deux sources claires et profondes reflétant un ciel matinal.

Il m’est venu voir en voisin, et aussi pour me rappeler les souvenirs qui nous lient l’un à l’autre dans le passé. Il parle d’un ton sentencieux, entrecoupés de longs silences méditatifs.

— Je vous ai connu haut comme cela, dit-il. Vous habitiez alors Penvénan. Que de fois j’ai mangé chez vous la soupe du dimanche !…

Une délicieuse coutume bretonne, cette soupe du dimanche. Nos populations rustiques sont restées fidèles à la grand’messe. Elles s’y rendent et par devoir et par plaisir. C’est une de leurs rares distractions, la plus noble et la plus goûtée Et d’abord, c’est jour de repos, jour de libre flânerie. On se lève le matin, tout heureux, surtout si le temps promet d’être beau ; on procède sans hâte à la toilette hebdomadaire, après avoir soigné les bêtes et lâché les chevaux dans les prés où ils auront droit, eux aussi, de se prélasser jusqu’au soir. On se débarbouille en commun, à l’auge de la cour. Et ce sont des rires, des farces paysannes, une joie d’écoliers en vacances. On revêt ses habits propres, ses « habits de dimanche », diladd ar zûl. Trois sons de cloches espacés de demi-heure en demi-heure annoncent l’office : on se met en route pour le bourg, au premier son. Au printemps, à l’été, même à l’arrière-saison, c’est une joie de s’en aller de compagnie vers le bourg, par les sentiers des champs ou les chemins creux, sous la voûte mobile des branches ensoleillées. Les paysans bretons ont l’âme sensible à la mystérieuse poésie des choses : ils ont pour leurs horizons familiers des tendresses virgiliennes. La terre n’est pas seulement à leurs yeux la rude nourrice qui ne livre l’aliment de vie qu’au prix d’un effort acharné ; elle est aussi la source des contemplations pures et désintéressées ; ils l’aiment pour la variété de sa parure, pour la richesse de ses nuances, pour sa fraîcheur, pour sa beauté changeante et cependant éternelle, pour les fines odeurs émanées de son opulente chevelure, pour tout ce qu’elle porte en elle d’enchantements profonds, d’émotions sacrées. Ils sont restés des êtres primitifs, ils n’ont pas encore rompu le lieu ombilical qui les rattaché à l’antique nature, dont ils sont issus ; ils conversent avec elle, entendent sa voix et jusqu’au battement sourd de ses artères. La souple et ondoyante Viviane les enlace toujours de ses bras divins et fait bruire à leurs oreilles son immortelle chanson…

Les vieux ne sont pas moins assidus à la grand’messe que les jeunes. Ou les voit arriver de leur pas ralenti, la courte pipe de terre entre les dents, dont ils secouent la cendre sur leur pouce avant d’enjamber l’échalier du cimetière. Ils entrent des premiers à l’église, afin d’éviter la grande poussée tumultueuse de fidèles, qui se fait toujours au moment du dernier son. Ils ont leurs places consacrées dans les vieux bancs vermoulus, contre les piliers ou sur les marches qui régnent devant la balustrade du chœur. Et c’est de là qu’agenouillés ou assis ils prennent part à l’office, dans un état de douce somnolence, de vague et délicieuse rêverie, bercés au chant des cantiques, écoutant passer au fond de leur mémoire la longue et pâle procession des souvenirs et roulant dans leurs doigts d’un geste monotone et quasi inconscient les gros grains usés d’un interminable chapelet. Ils goûtent à l’église, dans le jour multicolore des vitraux, parmi les odeurs d’encens et l’eurythmie grave des proses latines, une sorte de bien-être somptueux qu’il ne leur est donné d’éprouver qu’en ce lieu et qui est pour eux quelque chose comme une prélibation des béatitudes prochaines du baradoz, du paradis breton. Ils s’y abandonnent avec volupté, les yeux demi clos ; c’est proprement une sieste d’âme.

À l’issue de la messe, une autre joie attend les plus pauvres ou les plus infirmes d’entre eux. Dans toutes les maisons un peu aisées de la bourgade, leur couvert est mis. On les prie poliment à dîner, à manger la soupe dominicale. Ainsi ils n’auront point à refaire à jeun un trajet souvent considérable. Chaque famille a ses pensionnaires de prédilection.

Laurik Cosquer était régulièrement notre hôte. Non qu’il n’y mit parfois une sorte de discrétion farouche. Il fallait le guetter au sortir du cimetière où il s’attardait longtemps sur les tombes de ses quatre femmes, éparses aux quatre coins de l’enclos. Je me chargeais volontiers de ce soin. Il n’avait pas fini son dernier signe de croix que j’étais à ses côtés :

— Allons, Laurik, venez. La soupe est prête.

Il secouait sa vieille tête, ses mèches brunes qui, par un privilège étrange, n’ont jamais grisonné.

— Pas aujourd’hui, mon enfant ! en vérité, pas aujourd’hui.

Je déployais toutes les ingéniosités d’éloquence dont j’étais capable, et il me suivait enfin, tout en protestant contre cette contrainte, jurant qu’il n’avait faim ni soif, disant que c’était une insolence de sa part d’abuser ainsi de la charité des gens. On le poussait par les épaules dans la cuisine où d’autres, des vieux comme lui, étaient déjà attablés devant les écuelles pleines. Ces humbles commensaux d’alors, Laurik me rappelle leurs noms et, en même temps, je revois leurs figures. C’étaient Baptiste Javré — un habitué de la maison, — Jozon Kerham, et Gabik, l’innocent, qui vivait dans la contemplation attendrie de son ventre, et Kanan, le fameux Kanan, Kanan le sourd-muet, à la bouche tordue dans un perpétuel rictus d’impuissance ; d’autres encore, qu’il serait trop long d’énumérer. Quels braves gens, et comme j’ai plaisir à me les représenter tels qu’ils m’apparaissaient alors, dans notre intérieur, le nez tendu vers la soupe dont l’odorante fumée ennuageait leurs faces tranquilles ! Entre deux cuillerées, ils échangeaient de douces plaisanteries, d’une malice enfantine, qui les faisaient rire aux larmes, Kanan surtout qui, n’entendant rien, n’en comprenait que mieux.

Laurik apportait dans cette assemblée de ses pairs une note spéciale de gravité. Dès qu’il s’était assis, la conversation prenait une allure moins fantaisiste ; les voix devenaient plus calmes et les esprits s’élevaient aux pensées sérieuses. Parmi ce petit monde, Laurik passait pour un philosophe, pour un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup réfléchi. Et puis, quand il se mêlait de dire quelque chose, c’est que cela valait la peine d’être dit. Il vous avait une façon sentencieuse de discourir qui en imposait ; ou plutôt il ne discourait pas : il prêchait. Baptiste Javré le définissait un recteur manqué. Par exemple, il n’aimait pas qu’on l’interrompit hors de propos.

— Parlez donc et je me tairai, prononçait-il. J’ai sur vous cet avantage que le silence ne me coûte rien, tandis que vous ne savez pas encore à quelle foire on l’achète.

… Le bonhomme d’aujourd’hui diffère peu de celui d’autrefois. Ses joues seulement sont plus évidées, ses prunelles plus claires, d’un bleu plus effacé, plus lointain, sous les touffes épaisses des sourcils. Comme je lui fais compliment de ce qu’il n’a point vieilli :

— À mon âge, on n’a plus d’âge, murmure-t-il ; on est comme sorti du temps.

Sa philosophie aussi est restée la même, indulgente à la vie, pleinement rassurée quant à l’au delà de la mort.

— Je sais où j’irai, dit-il, avec autant de certitude que si j’avais déjà fait le chemin. J’attends patiemment l’heure où je serai appelé à me mettre en route, mais je ne serais pas fâché qu’elle sonnât bientôt. J’ai plus de parents et d’amis en l’autre monde qu’en ce monde-ci, et j’avoue que j’ai quelque hâte de les revoir. Voyez-vous, il ne faut pas vivre trop longtemps. Les choses, surtout à notre époque, changent vite et les hommes eux-mêmes changent avec les choses. Je commence à dire dépaysé dans ma propre paroisse. Les nouvelles générations m’apparaissent comme des visages étrangers : elles ne ressemblent on rien à celles que j’ai connues et qui me furent chères ; elles ont d’autres pensées, d’autres préoccupations, d’autres goûts ; à les écouter, elles valent mieux. Cependant elles sont moins gaies. Les plaisirs qui nous enchantaient, dans notre jeunesse, ne leur suffisent plus ; elles en ont inventé d’autres qui les amusent peu et qui leur sont nuisibles. Je les entends sans cesse se plaindre, sans qu’elles sachent au juste de quoi, comme si le pain n’avait plus la même saveur pour leurs lèvres et comme si le soleil béni ne luisait plus du même éclat sur leurs têtes. J’assiste à des transformations qui m’étonnent, qui me font peur. Car, je vous le dis, tout est changé, non seulement le peuple, mais les nobles, mais les prêtres. M’est avis qu’on finira par nous changer Dieu. Il est vrai qu’alors ce sera la fin des fins…

La pipe de Laurik s’est éteinte : il s’interrompt pour la rallumer, en cueillant à même dans le foyer un morceau de braise qu’il fait rouler dans le creux de sa main, tapissé d’un véritable cuir. Et, après une pause, il reprend :

— Jadis nous n’avions d’autre ambition que de faire ce qu’avaient fait nos pères et de vivre comme ils avaient vécu. Les anciens nous répétaient : « La vie n’est qu’un temps à passer, » et nous ajoutions foi à la parole des anciens. Par suite, les peines nous semblaient moins lourdes, les joies plus savoureuses. Nous allions d’une allure paisible, sans hâte, en gens qui ne demandent au chemin que de les conduire où il mène. Nous n’attachions aux choses de la terre qu’un prix modéré, puisque cependant nous n’étions que de passage au milieu d’elles, L’argent nous touchait peu, nous n’eussions pas fait un pas au devant de lui. Il venait ou ne venait point, partait ou restait, cela le regardait et non pas nous. C’était l’usage, en Bretagne, de dire : L’argent est sourd, l’argent est aveugle : il va où il peut et n’entend pas qui l’appelle. Nos besoins étaient médiocres, notre faim et notre soif se satisfaisaient à bon compte. Pour tout luxe, une pipée de tabac, le dimanche, avec un verre de cidre frais dont les pommiers de ce temsp-là n’étaient point avares. (Avez-vous remarqué que, depuis l’intrusion en notre pays des maléficieuses boissons d’ailleurs, nos braves pommiers bretons semblent dégoûtés de produire ?)

« Nous étions des hommes heureux. La chanson que nous chantions de préférence disait :

Gwell eo karantez leiz au dorn
Eged arc’hant leiz ar forn !

« Mieux vaut de l’amour plein la main que de l’argent plein le four ». — Nous aimions de toutes nos forces. La grâce des jeunes filles, la tendresse de leur délicieux petit cœur nous possédaient tout entiers. Dès le catéchisme, vers l’âge de douze ans, chacun de nous choisissait sa douce. Et plus tard, vous plus grand, elle plus jolie, vous la meniez aux pardons des chapelles d’alentour, en la tenant par le petit doigt. On n’échangeait que de rares propos, bien insignifiants. Vous disiez : « Le vent qui souffle de votre courtil sent bon l’odeur des plantes fines. » ou encore : « Du seuil de ma porte, j’ai plaisir à voir monter en l’air la fumée bleue de votre toit. » Elle répondait : « Il n’est point d’herbe si odorante qui ne se fane », ou : « Fumée qui s’élève, au vent se dissipe. » Et elle vous donnait son parapluie à porter, confessant de la sorte, en fille sage, que si elle vous plaisait, en revanche vous ne lui déplaisiez point. Nos jeunesses d’à présent ont d’autres façons. On se fiançait aux pieds du saint, après avoir allumé devant l’image deux cierges dont on regardait, avec anxiété, brûler la flamme. Feu clair et vif, mariage prompt et prospère… Tenez, je me souviens de ceci, comme si c’était d’hier… »

Laurik s’arrête une fois encore, pour secouer les cendres de sa pipe consumée ; dans sa vieille âme, d’autres cendres remuent, et des étincelles en jaillissent qui éclairent subitement les mélancoliques recoins de sa mémoire.


II


Il me conte l’histoire de son premier amour… En disant premier amour, je suis infidèle à sa pensée. C’est la théorie de Laurik ; c’est la théorie de tous les Bretons « qu’on n’aime qu’une fois ».

— L’amour, ôtrou, est une fleur vite poussée, tôt flétrie, mais dont le parfum embaume à jamais toute l’âme. Fleur rare et délicieuse ! Beaucoup croient l’avoir cueillie qui n’ont cueilli que son ombre. Elle est comme l’herbe d’or, l’aour-iéotem des légendes. Elle ne s’épanouit non plus que la nuit, en des lieux difficiles à connaître. Il la faut chercher patiemment, à l’heure sacrée où elle se révèle par son éclat parmi les autres herbes, la chercher avec une ardeur grave, avec un zèle religieux. Et il faut aussi ne porter sur elle qu’une main délicate et prudente. Sinon elle se dérobe, glisse, ne vous laissant au bout des doigts qu’un peu de sa poussière dorée.

« Moi, voici comme elle me tomba sous la main. J’avais alors dix-sept ans. Mon père, qui était taupier, m’avait enseigné son état. J’allais offrir mes services de ferme en ferme, mon boyau sur l’épaule, un bissac en bandoulière. J’étais un garçonnet paisible, de mœurs rangées, jovial, du reste, toujours un bout de chanson aux lèvres, et, à cause de cela, partout le bienvenu. Sans cesse par monts et par vaux, j’apprenais au passage les nouvelles, les mariages, les décès, les aventures de jeunes gens, le prix du blé, d’autres choses encore, telles que les oraisons pour guérir, les miracles accomplis par les sources des saints, et aussi les contes qui font rire, les histoires tristes qui font pleurer.

« Dès qu’on me voyait paraître à l’entrée de la cour, le bouvier en train de curer l’étable ou la servante en train de donner à manger aux porcs s’écriaient :

« — Il arrive, le gohéter (taupier) !

« Dans les grandes fermes, je restais quelquefois jusqu’à huit jours de rang ; dans les petites, deux jours, trois jours au plus. Dans toutes j’étais également bien traité. Je partais pour les champs, pour les prés, à la prime blancheur de l’aube. Oh ! les jolis levers du soleil que j’ai contemplés en ces temps-là et qu’ils me semblaient beaux, vus par mes yeux d’adolescent I… Sur les dix heures, un pâtre, souvent aussi la fille même de la maison, me venait apporter à déjeuner : une écuellée de soupe d’oing, une tranche de lard, un morceau de pain de seigle… C’est ainsi qu’un matin d’avril je fis connaissance avec Néa Garandel.

« Un bien modeste domaine, la terre des Garandel sise en la paroisse de Mantallot, sur une des pentes de la vallée du Jaudy. Un logis en chaume, deux ou trois crèches délabrées, un mulon de paille autour d’une perche, une aire où l’on battait au fléau, quatre champs, un ruban de prairies, c’était tout l’avoir de la famille. Mais quel brave monde ! Le père avait été soldat sous Napoléon l’ancien. Il avait retenu des mots de toute espèce de langues dont il émaillait son breton. Il jurait en espagnol, en italien, en hollandais. C’était plaisir de l’entendre conter. Il avait fait la campagne de Russie et avait une façon de l’évoquer qui vous gelait. Tout le froid du pays de l’hiver vous passait dans les moelles, vos cheveux se hérissaient comme des aiguilles de glace, rien qu’au ton dont il disait : « Imaginez-vous de la « neige, de la neige, — ni ciel, ni terre, de la neige… » Selon lui, l’Empereur n’était pas mort ; il courait les mers sur un navire blanc, n’attendant qu’une occasion propice de débarquer en Bretagne ; ce moment venu, les cloches à tous les clochers se mettraient à carillonner d’elles-mêmes… La mère, Fanta, était une femme de quarante ans, douce de figure et de manières, avec une voix suave comme une musique. Des deux gars, l’aîné, après avoir tiré au sort un bon numéro, s’était engagé, pour toucher la prime, en remplacement du fils du notaire ; le cadet était entré en apprentissage chez un bourrelier. En sorte qu’il ne restait d’enfant dans la maison que Néa.

« Quoique le train des Garandel fût des plus médiocres, je ne me trouvai nulle part aussi bien que chez eux. Les patates et la bouillie dont se composait presque exclusivement leur nourriture me paraissaient, servies par les mains de Fanta et assaisonnées par les récits du vieux, le plus exquis, le plus succulent des régals. Et je faisais dans la crèche aux vaches, où j’avais pour lit une mauvaise couette de paille, des rêves merveilleux dont il ne me restait au réveil que de confuses images, mais qui me laissaient dans l’âme, pour toute la journée, un mystérieux enchantement. À quoi cela tenait-il ? Je ne me le demandais même pas, ou bien, s’il m’arrivait d’y songer, je me l’expliquais par cette observation, que j’avais souvent ouï faire à mon père Jean Cosquer, à savoir qu’à respirer l’air d’un logis honnête on en garde en soi un vif contentement et comme la douceur d’un parfum… Il y avait une autre raison, mais qu’avec ma naïveté de garçonnet je mis quelque temps à découvrir.

« Je fis cette découverte le 12 avril, exactement. C’est une de ces dates qui persistent à jamais dans l’esprit, même quand la mémoire a sombré. Après cinquante ans ou peu s’en faut, je revois toute nette la figure qu’avaient ce jour-là les choses. D’abord les prés, d’un vert printanier, chatoyant comme un velours, piqué çà et là de taches brunes qui étaient les taupinières ; la rivière, sinueuse, grossie par les pluies récentes, tantôt courante, et clapotante, et chantant la claire chanson de l’eau, tantôt endormie en nappes tranquilles et mirant les fins rameaux des aulnes à peine feuillus ; puis, les collines voilées d’une brume légère, et les mézou, les terres hautes où montaient de calmes fumées émanées de toits invisibles ; enfin, le ciel, un grand ciel pur, très élevé, très vaste, enveloppant tout d’une lumière bleue, d’une clarté de paradis qui vous faisait joie…

« J’avais jeté bas ma veste et je travaillais ferme, en corps de chemise, sous le soleil béni… Je n’étais pourtant pas comme à mes jours ordinaires. Une allégresse étrange m’exaltait, mêlée de je ne sais quel attendrissement. Jamais je n’avais été ainsi. J’étais heureux et troublé. Dans ma poitrine mon cœur battait à coups sonores, comme une cloche d’église la veille du pardon, et mes yeux étaient brouillés de larmes. C’était un état délicieux et inquiétant. Je me pensais :

« — Qu’est-ce donc qui va m’arriver ?

« Sentant que la tête me tournait, je me couchai à plat ventre sur un tronc d’aulne surplombant la rivière et me plongeai la face dans l’eau, qui était d’une fraîcheur glacée.

« Soudain, derrière moi, dans la pente, une voix cria :

« — Laurik, hé ! Laurik Cosquer ! Où donc êtes-vous ?

« J’eus le bondissement d’un poisson que le pécheur, d’un brusque coup de ligne, fait sauter sur la berge. La voix, une fois encore, répéta :

« — Laurik, hé !

« Oh ! ce cri, si jeune, si vibrant, d’un timbre si harmonieux, dusse-je vivre cent ans, je l’entendrai toujours, toujours !

« Celle qui m’appelait se tenait droite dans le sentier, au flanc du coteau, entre deux touffes de prunellier qui l’encadraient de part et d’autre. Sa jupe de laine bleue à raies rouges lui tombait à peine à mi-jambe. Sa taille svelte s’échappait de l’étroit corsage comme une fleur de sa gaine. Son visage était une lumière, et ses cheveux blonds, ébouriffés tout autour, semblaient une couronne de rayons. Et elle était si jolie, elle avait une grâce si étrange, si fluide et surnaturelle, qu’on eût dit une apparition. Je restai là, tout saisi, à la contempler. Les pâtres et pastoures de Lourdes ou de la Salette n’éprouvèrent assurément pas devant l’image vivante de la Vierge un trouble plus religieux. Je n’osais faire un mouvement ni prononcer une parole de peur de la voir ouvrir ses ailes et s’envoler.

« Et c’était Néa, certes, mais une Néa que je ne soupçonnais point, une Néa transfigurée. Je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque, quand elle fut près de moi, dans l’herbe du pré.

« — Qu’avez-vous aujourd’hui de changé, Néa ? Vous êtes telle que je ne vous ai jamais vue.

« Elle prit une mine étonnée, me dévisagea, puis partit d’un bel éclat de rire, disant :

« — Il faut croire, Laurik Cosquer, que vous me regardez ce matin pour la première fois !

« Et c’était peut-être vrai pourtant. Jusqu’alors je n’avais vu en elle qu’une gamine, une merc’hodennic, une petite poupée des champs que mes souvenirs de l’année précédente me représentaient sagement assise sur le seuil des Garandel, à apprendre son catéchisme. Et voici qu’elle était à présent presque une jeune fille, ayant passé l’âge de la troisième communion, toute menue encore et un peu grêle, mais assez mûrie déjà pour faire rêver d’amour les jeunes hommes. Je n’en pouvais croire mes yeux… Elle avait posé à terre le panier qui contenait mon repas. Elle dit, de sa jolie voix rythmée comme un chant :

« — N’avez-vous donc pas faim, Laurik, que vous demeurez là, bouche bée, comme notre recteur en chaire, quand il a perdu la suite de son sermon ?… Je vous apporte une soupe aux fèves et des crêpes de froment du pardon de sainte Brigitte, de Ploézal, où nous avons des cousins.

« Après un silence, tandis que je me mettais à manger, elle demanda :

« — Où sont les taupes que vous avez tuées ?

« Je les lui montrai du doigt, suspendues par les pattes de derrière à une grosse branche de chêne au dessus du talus. Elle s’en approcha, resta un moment à les regarder se balancer au vent, puis, revenant vers moi, murmura :

« — C’est tout de même un singulier métier que le vôtre, Laurik Cosquer ?

« Je pris la chose pour un compliment.

« — Oui, répondis-je, c’est un métier où il faut un talent spécial, beaucoup de patience, de perspicacité, d’adresse. Ne devient pas bon taupier qui veut. Mon père a formé bien des élèves, mais il prétend qu’aucun d’eux ne me vaut. J’ai hérité de la finesse de son œil et de la sûreté de sa main. Quand mon boyau s’abat, la taupe est à moi… Il y a des professions plus considérées, il y en a peu qui soient d’un meilleur rapport. À deux sous la bête, comme c’est le prix, je fais aisément mes vingt-quatre sous par jour. Cela n’est point à dédaigner.

« J’avais parlé tout d’une haleine, le feu aux joues, avec un secret désir de passer pour quelqu’un aux yeux de Néa. Des journées de vingt-quatre sous en ce temps-là étaient des raretés. Les tailleurs n’en gagnaient que dix. La fillette, songeuse, roulait entre ses doigts le rebord de son tablier. Je m’imaginai que mes paroles avaient fait impression sur elle, qu’elles lui donnaient à réfléchir. Et j’en eus une joie orgueilleuse, mais qui ne dura qu’un instant.

« — Oui… peut-être… soupira-t-elle. N’importe, Laurik ! À votre place, moi, j’aimerais mieux laisser à d’autres le soin de détruire ces pauvres petites bêtes.

« Je demandai, déconcerté, un peu dépité aussi :

« — Ah !… Et quel état auriez-vous donc choisi, Néa Garandel ?

« — Moi ?… Oh ! un seul, Laurik, le plus beau, le plus vaillant ! J’aurais été marin sur la mer.

« Sa figure avait subitement pâli, ses prunelles brillaient d’un éclat sombre, d’une flamme mystérieuse et presque sauvage…

« Sans rien ajouter, elle s’envola. Il n’y a pas d’autre mot pour marquer combien vite elle gravit la pente, traversa le fourré, disparut derrière la colline.

« L’après-midi me sembla long. Je n’avais plus la tête ni le cœur au travail. Mon sang dans mes veines courait comme un fou, et, dans ma poitrine, ce n’était plus une mais vingt cloches qui sonnaient le tocsin. Je compris que j’avais la grande fièvre, la fièvre à la fois si douce et si terrible à trembler. J’aimais Néa. Néa m’avait versé le philtre d’amour. Et je sentis que si elle ne consentait point à devenir un jour ma femme, j’en mourrais. « Que la même main qui a allumé le feu l’éteigne, » dit la sagesse des Bretons. Un brasier flambait en moi, allumé par une main d’enfant. De tout le reste de la journée, je ne tuai point un seul animal. Il m’était venu un soudain dégoût de mon métier, du métier de mon père. J’étais malade et triste. Je n’attendis pas que les premières ombres du soir se fussent allongées sur les prairies. Jetant mon boyau sur l’épaule, je m’acheminai, les jambes faibles et vacillantes, vers le toit des Garandel. Dans les haies de prunelliers les oiseaux s’égosillaient, saluant la mort du soleil. Je me rappelai une vieille chanson du pays trégorrois :

Petits oiseaux, vous fredonnez, joyeux,
Et vous ne savez point ma peine…

« Il n’y avait dans la maison, quand j’entrai, que la ménagère, Fanta. Elle fut toute surprise de me revoir tôt : « — Tu as fini de bonne heure ! dit-elle sans qu’il y eut toutefois le moindre reproche dans son accent… Tu auras un bon moment à t’ennuyer, mon fils, avant que le souper ne soit prêt.

« — Faites excuse, Fanta, répondis-je. Avec votre permission, je ne resterai point souper.

« — Hein ?

« — Non, j’ai désir de m’en retourner chez nous. Je ne suis pas à mon aise.

« — Tu auras attrapé chaud et froid, imprudent !

« — Peut-être bien.

« — Et tu veux faire trois lieues, de nuit, mal portant comme tu es ?… Je ne me le permettrai pas… Tu vas te coucher dans notre lit qui est clos et suffisamment moelleux. Garandel et moi nous saurons bien trouver place dans celui de Néa, et la fillette sera enchantée de coucher à l’étable.

« Les larmes me montaient aux yeux. J’avais grande envie de tout avouer à la vénérable Fanta, si affectueuse, si douce. Mais la honte me retint. Malgré les objurgations de la vieille, je me mis en route. Dans une lande au loin, je distinguai la gracieuse silhouette de Néa qui ramenait les vaches. J’agitai mon chapeau en l’air, je criai :

« — À Dieu vat !

« C’est le cri des marins qui s’embarquent, ôtrou. Moins de trois semaines après, j’étais engagé, inscrit, embarqué. Ni les menaces de mon père, ni les supplications de ma mère ne m’avaient pu fléchir. Je leur avais dit, dès le lendemain de ma rencontre avec Néa dans le pré des Garandel :

« — Si vous ne donnez votre consentement à mon départ, vous le donnerez donc à ma mort.

« Et ils avaient dû se résigner à me laisser partir.

« Mon premier voyage dura trois ans. C’était le temps des frégates à voiles. Je parcourus des mers immenses. Je vis les atmosphères embrasées et les glaces mystérieuses. Devant moi se déroulèrent les spectacles d’une création inconnue et qui ne semblait pas sortie des mains du même Dieu que le nôtre. Et cela ne m’intéressa point, tout cela me fut indifférent. Une chose seule hantait mon esprit, et c’était l’image de Néa. Sur les ciels de feu et sur les ciels de ténèbres, sous l’Équateur comme au Cap Horn, elle emplissait pour moi l’horizon. Je rêvais d’elle dans mon hamac, je m’enivrais de son souvenir, en haut des vergues, au bercement des alizés comme aux brusques sursauts des tourmentes. Parfois, je tremblais à la pensée qu’elle serait peut-être mariée à mon retour. Je me disais pour me rassurer : « Il y a un sort pour « l’amour : ce qui doit être sera… »

« J’abrège, ôtrou, car je vous vole votre loisir.

« La campagne terminée, je pris à Brest la diligence, qui me déposa à Belle-Isle-en-Terre, sur les six heures du soir, un 22 mai. J’avais mon diplôme de gabier en poche, cinq mois de congé, et des économies qui se montaient à près de sept vingts écus, presque une richesse. Je me restaurai à l’auberge pour me donner du tempérament. J’avais résolu de ne me rendre chez mes parents qu’après avoir fait un crochet par Mantallot. Tout en cheminant au clair de la lune je songeais :

« — Laurik Cosquer, gabier de misaine, tu vas à ton destin. Vas-tu à la vie ? Vas-tu à la mort ? Tu le sauras à la maison des Garandel. Si la réponse est mauvaise, souviens-toi du pré vert où se balançaient les petites taupes noires à la grosse branche du chêne et que le Jaudy est tout près !

« La crainte et l’espérance se partageaient mon pauvre cœur.

« Il faisait une belle nuit d’étoiles, une nuit transparente et tiède, qui sentait bon une odeur d’herbes déjà mûres pour la fenaison. La route filait toute blanche sous la lune, entre les hauts talus où les feuilles des arbres nains bruissaient doucement comme des voix, se demandant les unes aux autres sans doute quel était ce passant si pressé. Un silence vaste était sur les choses. Pour me tenir compagnie et me distraire un peu de mes préoccupations, j’entonnai une chanson de bord apprise en mer d’un marin de France et qu’on eût dite faite à mon sujet :

Pour l’amour d’une blonde.
Je me suis-t-engagé
Marin sur l’eau profonde.
Jour et nuit en danger…
· · · · · · · · · ·
J’ai fait le tour du monde,
Me voilà-t-en congé
Vais savoir chez ma blonde
Si son cœur a changé.
· · · · · · · · · ·
Je lui dirai : Ma blonde.
Si ton cœur a changé,
Vais me périr dans l’onde,
Quoique sachant nager !…

« J’en étais à ce couplet, quand tout à coup, sur mes talons, quelqu’un s’exclama :

« — Par les saints de Bretagne, gohêter, que le cœur de ta douce ait changé ou non, la voix, à toi, est du moins resté la même. J’ai eu tôt fait de la reconnaître.

« Je me retournai interloqué… c’était un homme de Minihy ma paroisse natale. Il cheminait pieds nus, et c’est pourquoi je ne l’avais pas entendu venir. Pour marcher plus vite il avait tiré ses souliers.

« — D’où arrives-tu à cette heure et en cet équipage ? lui demandai-je.

« — J’arrive de Bégard, répondit-il. On enterre demain 20. Prigent, de Keranbesk ; j’ai été, de la part de la famille, annoncer sa mort à des parents qu’ils ont là-bas.

« Je ne pus me défendre d’un frisson. Ouïr parler de funérailles, en rentrant au pays, n’est pas d’un bon présage… Mon compagnon était un tailleur, par conséquent un bavard. Nous causâmes des maisons où, bien souvent, nous avions travaillé ensemble, lui, de son aiguille, moi, de mon boyau. Et insensiblement j’amenai la conversation sur les Garandel… Une joie vive m’inonda le cœur : Néa n’était point mariée !

« À Confort, nous nous séparâmes. Le tailleur avait à se rendre à Quemperven, toujours en qualité de messager funèbre. Je lui serrai la main avec une effusion dont il ne devait comprendre que plus tard le vrai motif, et, quand il eut disparu dans sa direction, je m’élançai à toutes jambes vers Mantallot… La vieille chaumine des Garandel, blottie dans son courtil, fleurait une fine senteur de sureau. Chez nous, les portes des étables ne sont jamais fermées à clef. Je pénétrai sans bruit dans la crèche aux vaches et m’allongeai sur la couette de paille où m’avaient visité naguère tant de beaux rêves. Les bêtes dormaient accroupies dans la litière. J’étais harassé, mais je n’eusse su clore l’œil : j’avais trop hâte de voir Néa. À la pointe de l’aube, les coqs chantèrent. J’entendis à travers le mur des allées et des venues dans la maison. Alors je me levai et je sortis pour gagner le seuil de la demeure où respirait ma douce. Et je la vis, cette douce, je la vis debout près de l’âtre, en chemisette et en jupon du matin, peignant devant un morceau de miroir cloué au manteau de la cheminée sa longue chevelure blonde qui pendait. Je dis, du ton le plus calme qu’il me fut possible :

« — Bonjour, Néa Garandel !

« Elle tressaillit, devint toute blanche, et, rassemblant ses cheveux d’un geste rapide :

« — C’est donc vous, Laurik Cosquer ! fit-elle.

« Nous n’échangeâmes point d’autres paroles. Le vieux Jozon, l’ancien soldat de l’Empereur, me hélait joyeusement du fond de son lit clos.

« — Çà, matelot, viens que je le donne l’accolade !

« Et, derrière lui, contre la muraille, se montra la figure accueillante et vénérable de Fanta, soulevée sur son séant et murmurant de sa voix musicale :

« — Dieu te garde, Laurik !

« Avec un sourire, elle ajouta :

« — Nous sommes dans tes dettes, mon fils. Les taupes tuées le jour où tu nous quittas si brusquement ne t’ont jamais été payées. Il y en avait quatre ; ce qui fait que nous te devons huit sous.

« Le mois d’après, on affichait aux mairies de Mantallot et du Minihy les bans de mariage de Renée Garandel, filandière, avec Laurent Cosquer, gabier de l’État, domicilié à bord du Redoutable, présentement en congé et dûment autorisé par ses supérieurs.

« Je vous le disais en commençant, ôtrou, je le redis en finissant ; Voilà comme les choses se passaient de mon temps, au temps ancien dont les jeunes d’aujourd’hui se moquent. Pour moi, je loue l’Éternel de m’avoir fait vivre en cet âge si lointain de la candeur et de là simplicité bretonnes… Néa Garandel a été l’herbe d’or du jardin de ma jeunesse. Elle a embaumé et illuminé mes jours. J’ai eu trois autres femmes. Toutes, je les ai pleurées avec des larmes sincères. Mais, Néa, je n’eus même pas la force de la pleurer. Quand elle fut morte, je demeurai comme absent de moi-même. Et depuis je ne me suis pas retrouvé. C’est bizarre, mais c’est comme ça. Et tenez, ce tailleur du Minihy, l’homme qui me rejoignit si étrangement sur la route de Belle-Isle à Confort, je le rencontre quelquefois, car il est encore de ce monde, mais je ne fais pas semblant de le reconnaitre et je passe outre : je ne puis pas prendre sur moi de lui pardonner. S’il ne m’avait frôlé de son aile d’oiseau de mauvaise augure, Néa, j’en suis sûr, eût vieilli heureuse à mes côtés et, après avoir dormi jusqu’au bout dans le même lit, nous nous fussions couchés l’un près de l’autre dans la même tombe. Cette grâce qui ne nous a pas été accordée, je vous la souhaite à vous et à votre femme, ôtrou !… »

Son histoire terminée de la sorte en fin de sermon, conformément, du reste, à la tradition des vieux conteurs de Basse-Bretagne, Laurik s’en est allé, appuyé sur son béton de houx, en marmonnant une vague prière. Je l’ai suivi longtemps des yeux, et longtemps après son départ je suis demeuré triste. Je ne sais rien qui dise mieux, avec une ironie plus puissante, l’inanité des rêves de l’homme qu’un mélancolique récit d’amour entendu des lèvres d’un vieillard.